Mémoires chapitre VII

Chapitre VII

Expériences et contacts humains

Echapper à la monotonie de la recherche

La vie au laboratoire n’expose pas aux aventures et peut être qualifiée de désespérément monotone. Il y a bien le jour auquel vous faites une grande découverte : alors vous revenez chez vous bien fier. Mais ce jour est toujours demain, et en attendant vous devez vous contenter du menu fretin. Si vous parvenez à vous persuader qu’il vaut la peine qu’il vous a donnée, tout est pour le mieux. Se sentir utile est un sentiment enivrant, le difficile étant de faire partager cette ivresse aux autres.

La monotonie est donc la règle. Le hasard a fait que j’ai pu lui échapper en grande partie. J’ai dû en effet, pour des raisons de fin de mois, pratiquer une douzaine de métiers dans des milieux différents et c’est pourquoi ce chapitre est intitulé contacts humains. J’ai acquis par cette voie expérimentale, parfois ardue, quelque connaissance de l’homme et de ses réactions. De la femme aussi mais cela ne vous regarde pas. Je ne me donne pas comme un connaisseur mais j’en sais plus qu’un psychiatre, et bien assez pour ne jamais donner de conseils.

Tout cela étant dû au hasard, il n’y a dans ce qui suit aucun souci de chronologie ni aucun ordre. Les personnages sont très divers et vont du gangster au prix Nobel. J’ai même eu comme voisin de table à Bruxelles un très aimable jeune homme qui, quelques années plus tard, est devenu roi. Il ne manque à mon tableau qu’un président de la République et un pape ; mais je suis très réservé pour les relations.

C’est un hasard qui me fit rencontrer dans un train aux environs de Rome un authentique homme de génie. Au cours de notre conversation je fus frappé par l’originalité de sa pensée et l’aisance avec laquelle il traitait les sujets les plus divers, sans aucune concession à un conformisme. Je n’ai pas eu souvent l’occasion de parler familièrement avec un interlocuteur de ce niveau : je citerai comme exemple le chirurgien René Leriche et Paul Valéry. Ce n’est pas gai de penser que des hommes de cette trempe sont peut-être plus nombreux que nous ne l’imaginons mais que nous n’en tirons aucun parti. Quelle chance avons-nous de les mettre en lumière ?

Une autre rencontre m’ouvrit un petit coin de l’horizon dans une direction tout opposée, car elle concerne le corps et non l’esprit. Partant par le train à Argentan pour une période d’instruction militaire, je me trouvai dans le compartiment avec quatre beaux jeunes hommes qui paraissaient débordants de santé et avec qui je fus heureux d’entrer en conversation. « Nous sommes dockers, me dirent-ils, et nous déchargeons les bateaux sur le port de Paris. Nous sommes connus comme capables de vider un bateau ou de le remplir deux fois plus vite que nos concurrents et, comme l’entretien d’un bateau coûte cher, nous sommes très recherchés. Comment travaillons – nous ? En ne perdant pas une minute ni un effort. Pas question de fatigue ou d’horaire : les cales doivent être vidées en tant d’heures et elles le seront, dussions nous tirer la langue. Nous nous faisons bien payer mais chacun y trouve son compte. Et quand nous avons l’argent en poche, nous le dépensons gaiement, avec le concours gracieux des belles. »

A moitié chemin l’un des quatre suggéra qu’il était temps de casser la croûte et il fut approuvé à l’unanimité. Des paquets furent ouverts et il en sortit des pains de quatre livres, avec de nombreux accessoires parmi lesquels des litres auxquels la guerre fut aussitôt déclarée : tout disparut sans laisser de traces. Comme je complimentais les quatre pour leur appétit, ils protestèrent : ce n’est rien. Si vous pouviez nous voir quand nous sommes au travail ! Et mon cœur fut serré par la jalousie. Elle ne me travaille jamais autant que lorsque je vois des terrassiers établis à la devanture d’un marchand de vins, en été, devant une salade verte, une entrecôte et un ou plusieurs litres de rouge.

Comme contraste avec mes gaillards d’Argentan, je citerai une autre rencontre. Un maçon était chargé d’une réparation dans le laboratoire et transportait les matériaux, plâtre et briques, avec une lenteur telle qu’un témoin apitoyé lui demanda s’il souffrait d’une blessure à la jambe. Mais non, répondit-il, c’est le pas syndical.

Expériences industrielles

 

La manufacture des gobelins

 

La Manufacture royale des Gobelins, ainsi nommée du nom de ses premiers artisans, a été fondée en 1662 par Colbert pour introduire en France un art réservé jusqu’alors aux Flandres. Il l’avait installée sur les bords de la Bièvre, charmante petite rivière à l’onde claire, qui descendait des riantes campagnes de Fresnes et de Bagneux et avait été, disait-on, peuplée de castors. La pureté de ses eaux était favorable à la teinture en 1662. En 1920 ce n’était plus qu’un souvenir. Mais la Manufacture n’avait pas bougé ; elle avait seulement changé d’eau, en s’adressant à un affluent de la Bièvre, la Seine.

Il restait encore bien des traces de son passé. Les bâtiments en façade sur l’avenue des Gobelins sont relativement modernes. C’est surtout quand on les traverse qu’on note un changement. En 1920 on arrivait à une petite rue parfaitement déserte qui partait de nulle part et aboutissait de même. La rue Berbier de Metz longe la Manufacture des Gobelins. Celui qui la traversait en 1920 pouvait bien se croire revenu au temps de Colbert, car elle bordait un immense potager attribué aux artistes des Gobelins, dont chacun avait son petit lot ; il y disposait aussi à sa convenance d’une horde de chats abandonnés par les riverains. A l’occasion ces chats savaient se rendre utiles : chaque fois qu’une chatte donnait des signes d’agitation, ses responsables partaient dans le potager à la recherche d’un matou : la race n’était pas garantie, mais je peux témoigner que le résultat était satisfaisant.

Les tapissiers travaillaient dans de grands ateliers sur des métiers dont beaucoup dataient sans doute de 1662 ; il n’y avait pas de raison pour les moderniser. La tapisserie se déroulait verticalement en face d’eux en leur montrant son envers, mais ils voyaient l’endroit dans un petit miroir. Ce qui faisait le mérite des Gobelins, c’était la qualité inégalée du travail. Le prix de revient n’importait pas. Le personnel ne comprenait que des artistes : bien souvent l’un d’eux, mécontent de son œuvre, la détruisait pour la recommencer. Ils organisaient tous les ans une exposition publique et ils y montraient des chefs d’œuvre. Je me souviens encore d’une pièce qui représentait des nénuphars sur un étang : le modelé, les reflets de l’eau étaient rendus de manière à rendre jaloux n’importe quel peintre.

Le triomphe était le fondu, qui n’existait pas dans les tapisseries de moindre niveau. Là les transitions étaient brusques, du clair au foncé, et cette brutalité déplaisait à un œil sensible. Pour l’éviter, il fallait intercaler entre le foncé et le clair des intermédiaires qui, dans le langage du métier, étaient appelés des entres. Combien ? Le chiffre dépendait de la sensibilité de l’oeil : vingt était un nombre raisonnable. C’est ici qu’intervient l’atelier de peinture dont j’étais le chef.

L’élément de la tapisserie est un fil de laine teint en diverses couleurs : exceptionnellement un fil de soie pour obtenir en certaines places des effets particuliers, par exemple des taches brillantes.

La Manufacture ne composait pas elle-même ses sujets. Elle reproduisait en tapisserie, sur commande, les tableaux qui lui étaient montrés comme modèle, en respectant le mieux possible les couleurs et nous verrons tout à l’heure que cette exigence était à l’origine de sérieuses difficultés. Le matériel de teinture consistait en quelques cuves de cent litres environ pleines d’eau presque bouillante chauffée par un courant de vapeur, dans lesquelles le teinturier plongeait les écheveaux soutenus par des bâtons de bois. Tout son art consistait dans le choix et le dosage des matières colorantes nécessaires à l’obtention des teintes voulues. Les compagnons faisaient preuve d’une habileté professionnelle magnifique : jamais d’accident, et la teinte désirée était fournie sans que l’œil le plus délicat pût apercevoir de différence. Notez que la collection des bobines teintes et conservées en magasin en comportait 22 000, toutes différentes. Cependant il arrivait souvent que ce nombre fût insuffisant et que l’on nous demande une nuance intermédiaire, un entre : nous fournissions l’entre sans rechigner. Pourtant il y eut un jour un accrochage. Un client exigeant nous demanda non pas un entre, mais trois, gradués progressivement d’une nuance à une autre qui en différait à peine. Les trois compagnons se réunirent et déclarèrent que cela n’avait pas de sens. La mémoire visuelle des couleurs atteignait une perfection incroyable. Quand l’artiste devait reproduire une nuance, il montait au magasin sans emporter aucun échantillon, se fiant à sa mémoire.

Le service de teinturerie comprenait aussi un petit laboratoire, dans lequel j’avais l’honneur de succéder au chimiste Chevreul qui l’avait dirigé un siècle auparavant. Il avait été un brillant chimiste et nous lui devons la bougie stéarique qui a remplacé l’antique chandelle. Il signala son passage aux Gobelins par des recherches sur les contrastes des couleurs et mourut à 103 ans. L’un des ses enfants ayant disparu avant lui, à près de 80 ans, la légende courait selon laquelle il aurait dit en l’apprenant : « j’avais toujours pensé que je n’élèverai pas cet enfant » . (1)

Quelle était l’utilité de ce laboratoire ? Naturellement je ne me mêlais en rien aux opérations de teinture : les trois compagnons connaissaient leur métier à fond. Mais un point essentiel dépassait leur compétence et demandait un chimiste : le choix des matières colorantes. Les catalogues des fabricants nous les offraient par centaines : pourquoi l’une plutôt que l’autre ?

Le mode de travail des Gobelins et l’usage qui était fait de sa production exigeaient avant tout la solidité des couleurs. Un tapissier tissait un mètre carré par an ; certaines pièces avaient plusieurs mètres, aussi bien en largeur qu’en longueur. Il pouvait donc s’écouler plusieurs années entre la mise en chantier et la fin. On racontait – mais je ne l’ai jamais vu moi-même – qu’une grande tapisserie était restée si longtemps sur le métier que ses couleurs s’étaient à moitié effacées et qu’il avait fallu la recommencer.

Si elle subissait avec succès ce premier examen, elle n’était pas pour cela tirée d’affaire. Son sort était d’aller orner un mur historique, devant lequel devaient défiler des rois ou l’équivalent ; et comme elle avait coûté fort cher, il était nécessaire qu’elle dure beaucoup plus longtemps que ses admirateurs ; c’est-à-dire que ses couleurs ne s’effacent pas, non pas en quelques mois mais durant des centaines d’années. Il est courant de voir exposer aujourd’hui des tapisseries des Flandres qui datent du seizième siècle.

Il est donc nécessaire de n’employer que les colorants les plus solides. Ce problème n’a jamais été complètement résolu et ne pouvait pas l’être puisque l’industrie chimique proposait sans cesse des produits nouveaux, de mieux en mieux élaborés. Les temps anciens n’avaient légué qu’un très petit nombre de couleurs utilisables. En tête venait l’indigo, fourni par une plante indienne. Il était tellement estimé et tellement indispensable que les chimistes allemands avaient fait des efforts réellement gigantesques pour l’obtenir artificiellement par la voie synthétique, à partir du goudron de houille, avec l’espoir de se rendre indépendants du monopole indien. Ils y avaient réussi parce que lorsque les chimistes se sont mis quelque chose en tête, il est difficile de l’en déloger. Pour la teinture l’indigo tenait la vedette dans le monde entier et réalisait un chiffre d’affaire énorme. L’armée française en était cliente pour les capotes bleues et les mauvaises langues affirmaient qu’en pleine guerre de 1914 elle continuait ses achats en Allemagne, par l’intermédiaire de la Suisse.

Un autre produit, très connu aussi, était la garance qui chez nous provenait d’une plante cultivée sur les bords du Rhône. Convenablement traitée elle donnait des rouges brillants remarquablement solides. Il était courant à cette époque de voir les devantures de teinturerie signalées par un rideau d’étoffe colorée, étalé en plein soleil : c’était ce qu’on appelait le rouge d’Andrinople. Son mode de préparation était souvent tenu secret, se léguant par transmission orale : il pouvait comporter une douzaine d’opérations qui faisaient intervenir des ingrédients imprévus tels que le crottin de mouton et la bouse de vache. La couleur était solide et l’armée l’employait pour les pantalons rouges qui en voyaient de dures. On n’a jamais vu un soldat mettre sa culotte à l’ombre pour l’abriter des rayons du soleil.

Un troisième produit était la cochenille : petit insecte qui vit au Mexique sur un cactus. Il donne un rouge aussi résistant que la garance auquel les gens de métier accordent plus de feu. Par respect de la hiérarchie, la cochenille était réservée aux culottes réglementaires des officiers, qu’elles aidaient dans leurs conquêtes. Pour les jaunes le choix était plus large mais aucun produit n’était aussi satisfaisant. Aux Gobelins on s’était longtemps servi de la gaude qui est aussi une plante méridionale. Dans le langage actuel on peut dire que nous étions colonisés par le midi. Le jaune de la gaude était d’une résistance moyenne mais se faisait pardonner en évoluant vers une nuance dorée agréable à l’œil, ce qui est très perceptible sur les vieilles tapisseries. Nous voici donc en possession d’un embryon de palette dont il a bien fallu se contenter pendant des siècles. Mais nous sommes devenus plus exigeants. L’indigo donne des bleus ternes, rabattus selon le terme du métier. Il est très voisin chimiquement de la pourpre antique qui, malgré sa gloire, est une vilaine couleur dont personne ne voudrait plus. Mélangé à la gaude l’indigo donne des verts mais nous pourrions dire des verts conventionnels, car ils n’ont rien de commun avec les celui des feuilles du printemps. La garance et l’indigo refusent de se marier pour engendrer des violets acceptables. C’est la misère ! Il ne faudrait pas penser à reproduire un arc en ciel.

Les Gobelins avaient renoncé aux couleurs naturelles, n’en déplaise à Rousseau qui ne voit dans l’œuvre humaine que décadence et perdition. Nous ne connaissions que les produits chimiques, le plus souvent fournis par l’industrie allemande, alors au faîte de sa gloire. Nous nous tirions d’affaire, dans la plupart des cas avec trois couleurs principales qui portaient des noms poétiques ou évocateurs :

le rubinol pour les rouges

le saphirol pour les bleus

l’irisol pour les violets

et pour les jaunes, le jaune solide qui était sans prétention littéraire.

Avec ces quatre ingrédients convenablement dosés nous parvenions à satisfaire toutes les demandes. Mais il se présentait des exceptions, qui nous mettaient en conflit avec la Direction.

Le Directeur de la Manufacture était Gustave Geffroy, bien connu comme critique d’art. Il n’était pas surchargé de travail, car à cette époque la Manufacture était une mer d’huile. Chacun faisait son petit boulot de son mieux et s’y intéressait. A vrai dire il y avait des ombres. Quand le temps était gris les tapissiers disaient que le travail aux ateliers était impossible et revenaient chez eux  ; ils y trouvaient un petit métier qui leur appartenait en propre et la lumière devenait suffisante. Le directeur ayant des loisirs, la logique administrative avait exigé la nomination d’un directeur en second, chargé de les partager, et celle d’un chef du service intérieur qui, lui, avait réellement une fonction active.

C’était apparemment le Directeur qui décidait du choix des sujets à reproduire. Il était bien entendu que la Manufacture était un établissement commercial et que tout amateur pouvait lui faire commande, comme aux Galeries La Fayette, et afficher dans ses salons la signature des Gobelins. Mais il fallait d’abord qu’il eût les reins solides car la signature n’était pas donnée. Il fallait en plus qu’il ne fût pas pointilleux sur les délais de livraison et ce second obstacle écartait plus de clients que le premier. Aussi le premier d’entre eux était-il l’Etat, c’est-à-dire le Ministère qui, peut-être, n’était pas uniquement guidé par des considérations esthétiques.

Dans notre petit atelier nous n’en avions cure. Pourtant nous aurions souhaité pouvoir jouer un rôle de conseil quand il s’agissait de questions que nous connaissions mieux que personne.

La Direction avait un faible pour les nuances éthérées : des roses ou des violets très pâles et diaphanes, à tomber en syncope. Assurément nous pouvions les reproduire mais nous le faisions la mort dans l’âme. Ils nous obligeaient d’abord à blanchir la laine à l’eau oxygénée. C’est une opération facile mais il est bien connu que la laine blanchie redevient jaune en vieillissant. Ensuite, les seuls colorants capables de réaliser ces nuances étaient des crocéines, les plus fugitives de toutes et les plus opposées à l’esprit Gobelins. Nous bâtissions des palais avec des briques de sable.

En arrivant, j’avais trouvé solidement installés, comme je l’ai dit, le rubis, le saphir et l’iris, messagère des Dieux. Mais je ne savais pas si ce choix était le meilleur que l’on pût faire ou s’il reposait seulement sur une tradition ; et personne ne le savait mieux que moi. Le laboratoire pouvait se rendre utile en répondant à la question. Pour le travail journalier il ne servait absolument à rien et, comme il arrive dans plus d’un organisme de l’Etat, cette situation paraissait parfaitement normale. Le budget de l’établissement comportait un laboratoire avec un directeur et était reconduit tous les ans : tout ce que l’on demandait était qu’il ne donne pas d’ennuis. Pour le reste, voyez Courteline.

Un impardonnable mouvement d’humeur, qui fut puni comme on le verra, me fit sortir de la ligne droite. J’essayai de remplir le dossier que j’avais trouvé vide. 102 colorants furent mis à l’essai, formant 250 petits écheveaux enroulés sur autant de cartons. La collection fut exposée à la lumière du jour pendant deux mois pour une première série, quatre mois pour une seconde, sur un toit exposé au midi en été, et la quantité de lumière reçue fut à peu près équivalente au total reçu pendant un siècle dans un musée éclairé normalement : les couleurs qui avaient résisté pouvaient être dites, selon l’expression consacrée : de grand teint. Il s’en trouva fort peu.

Celles qui n’avaient pas résisté pouvaient être divisées en deux classes. Les unes disparaissaient purement et simplement ; les autres changeaient de gamme, ce qui était à peu près aussi fâcheux. Je n’entrerai dans aucun détail mais je dois dire que la chimie fut nettement battue. Parmi les couleurs les plus résistantes se trouvaient l’indigo, la garance et la cochenille. Ce qui me consola un peu c’est que nos colorants usuels étaient parmi les meilleurs, quoiqu’au second rang. Cependant un colorant chimique, le violet thioindigo, s’était montré un peu supérieur à notre irisol.

Ce travail me prit beaucoup de temps. Quand il fut terminé, je rédigeai un rapport que je portai au Directeur. Il le prit, ne l’ouvrit pas et le rangea immédiatement derrière lui dans un carton vert. Je compris qu’il y était pour longtemps : c’était une manière polie de me mettre à la porte et notre conversation fut brève. Je sortis réellement blessé. Dans ma naïveté j’avais pensé qu’une question aussi importante que la durée d’une tapisserie devait intéresser un directeur responsable et je ne trouvai que dédain. La recherche ne fut pas poursuivie et si un acheteur constate que sa tapisserie devient brouillard, ils saura à qui s’en prendre.

Pour finir, je mentionnerai un autre problème, d’ordre esthétique, qui est peu connu et mérite d’être signalé car il met l’impression artistique en rapport avec le travail de laboratoire. L’art du teinturier consiste à reproduire aussi exactement que possible la nuance de l’échantillon qui lui est donné comme modèle. Souvent il peut y parvenir de plusieurs manières qui font intervenir des colorants différents. L’ennui c’est que si pour certains éclairages (la lumière de midi, par exemple) l’identité semble parfaite, aucune différence n’étant perceptible à l’œil le plus exercé, il peut se faire qu’elle soit manifeste avec un autre éclairage, la lumière du crépuscule par exemple, ou celle de l’ampoule électrique. Il a été déjà question plus haut des fondus ; si le fonds est commencé avec un fil teint d’un certain colorant, il faut qu’il soit fini avec le même, sinon il pourra apparaître une marche au beau milieu. Certaines des 22 000 bobines du magasin ne sont plus jeunes et personne ne sait comment elles ont été faites : les artistes ne les aiment pas parce qu’ils les soupçonnent de vouloir leur jouer des tours.

 

Ainsi le vieux fil est-il mal vu. Que peut-on faire ? Il serait possible de le vendre à des artisans travaillant pour leur propre compte et pouvant tirer parti de quelques mètres. Mais nous parlons des années 1928 et alors la loi était formelle : les bobines étaient la propriété de l’Etat et ne pouvaient être vendues que par l’Administration des domaines. Celle-ci se serait volontiers dérangée s’il s’était agi de vendre le dôme du Panthéon, mais nos bouts de fil ne la passionnaient pas. Aussi étaient-ils portés dans un grenier et pris en charge par l’Administration des mites, qui a les dents longues.

La soie artificielle : Tubize

 

Une amitié personnelle me valut d’être choisi comme directeur du laboratoire de recherche de la Société de soie artificielle de Tubize, petite ville de la banlieue Sud de Bruxelles qui marque la limite entre le pays flamand et le pays de langue française : elle est Tubize pour les uns et Tweebeek pour les autres. Le terme « soie artificielle » a disparu de notre langage et comme les chimistes ont créé un grand nombre de textiles de nature diverse, chacun a son nom à lui : nylon, perlon, tergal et bien d’autres.

 

Ma soie était l’aînée de toutes : elle avait été inventée par le comte Hilaire de Chardonnet en 1884. Le mode de fabrication était décrit dans un pli cacheté déposé à l’Académie des Sciences, qui ne fut ouvert qu’en novembre 1887. Ce pli est l’acte de naissance de l’une des plus puissantes industries du monde. Le comte de Chardonnet a eu pour obligés des milliards d’hommes qui ne semblent pas lui en avoir une grande gratitude, car on chercherait en vain une rue de Chardonnet ou une fondation portant son nom.

 

Il est possible que la politique en soit cause. J’ai été pendant quelques semaines en relations suivies avec de Chardonnet pour une expertise et j’ai vu fonctionner le petit laboratoire très sommaire dans une pièce de son appartement. Notre conversation n’abordait aucun sujet politique mais il fut amené à me dire qu’il était légitimiste. Je n’en fus pas autrement ému car je ne savais pas par quoi se caractérisait un légitimiste : un dictionnaire m’apprit qu’il n’acceptait pas l’usurpation de la Royauté par la branche des Orléans et s’en tenait aux Bourbons. Cette fidélité ne pouvait pas être bien vue par un gouvernement républicain, bien qu’il fut enclin à penser que ni les uns ni les autres n’avaient beaucoup de chances et que, avant de disputer à qui ira l’os, il faut d’abord qu’il y ait un os.

 

 

La soie artificielle avait ainsi un père royaliste et ce caractère s’est encore accentué dans la suite. La société de Tubize comptait parmi ses dirigeants le marquis de Baudry d’Asson qui appartenait à une grande famille vendéenne et avait été député, beaucoup plus proche des blancs que des rouges. Quand ma candidature fut posée, il me convoqua et nous eûmes une agréable conversation. Il ne se préoccupa nullement de mes opinions et croyances, et voulut seulement s’assurer que je paraissais sérieux et compétent. Rassuré sur ces points il m’accorda un contrat qui me parut très avantageux : je devais être à Tubize une semaine sur trois et pendant le reste du temps j’étais parisien. Peu de sociétés se sont montrées aussi libérales et je me sentais devenir légitimiste.

 

Pour réaliser ce programme j’ai fait 87 fois le voyage de Bruxelles à Paris et je me suis aperçu un jour que j’étais connu à la gare du Nord. Pas du chef mais du préposé à la location des places. J’avais coutume de retenir la mienne plusieurs jours à l’avance, mais il arriva que je tardai jusqu’à la veille. Le préposé me regarda au travers de son grillage et observa : aujourd’hui vous êtes en retard ! Quelle mémoire ! Je me sentis plein de tendresse pour le réseau du Nord.

 

Cette tendresse augmenta encore un jour d’hiver. Le train que je prenais, l’ Étoile du Nord, était à l’époque l’un des plus rapides : il couvrait la distance de 313 kilomètres en trois heures et quart, à une vitesse moyenne de 96 kilomètres à l’heure : chiffre inusité vers 1920. Sur le parcours belge la vitesse était un peu moindre en raison de nombreux aiguillages dans la région de Mons ; mais sur certains points du parcours français, la locomotive se déchaînait et la traversée à toute vitesse de la gare de Compiègne faisait peur. Peu de créations humaines donnent, à mon sens, une impression de puissance et de domination comparable à celle que fournit un train lourd lancé à toute allure.

 

Nous partîmes un jour de Bruxelles sous un brouillard épais : on ne voyait rien à la distance de cinquante mètres, que le train parcourait en deux secondes. Ce brouillard nous accompagna jusqu’à Paris où nous arrivâmes à l’heure exacte. Pendant trois heures le train avait foncé dans l’invisible, confiant dans la discipline de la Compagnie qui lui garantissait à chaque instant la voie libre.

 

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais à cette époque le service sur le réseau du Nord approchait la perfection. Sur les quais de départ, une grande horloge donnait les secondes ; quand l’aiguille arrivait à 60 le train partait. Cette régularité ne régnait pas partout dans le monde. Aux Etats-Unis les trains avaient une solide réputation de fantaisie. Un voyageur arrive à une petite gare perdue et demande au chef : je prends le trains d’aujourd’hui, ai-je le temps d’aller au village ? – Bien sûr ! Le voyageur s’éloigne et quand il est à deux cents mètres il voit un train s’arrêter et repartir. Furieux il sort son revolver et le braque sur le chef. Fils du diable, lui dit-il, vous m’aviez dit que j’avais le temps. Mais bien sûr, Monsieur, vous demandiez le train d’aujourd’hui ; celui que vous venez de manquer est celui d’hier.

Si le Nord tenait la tête, d’autres régions étaient moins favorisées. Cinq compagnies indépendantes veillaient sur elles : Nord, Est, P.L.M., Orléans, Ouest – État. Ce dernier était célèbre comme modèle du désordre ou de l’incurie et ne trouvait guère de défenseurs. Il m’est arrivé souvent d’avoir recours à lui pour me rendre à Trouville. Du voisinage de certaine station qui s’appelait, sauf erreur, St Mard de France, la voie suivait une pente descendante et le train prenait de la vitesse. Malheureusement il perdait en même temps son équilibre. Les voyageurs étaient violemment jetés de droite à gauche et de gauche à droite et plus d’un pensait sa dernière heure arrivée. Tous les usagers de la ligne le savaient, les journaux en avaient parlé maintes fois, mais l’Ouest- Etat restait impavide. Jusqu’au jour où le train dérailla, comme il était facile de le prévoir depuis des années.

La grande vitesse de l’Etoile du Nord était plaisante, car le trajet de Paris à Bruxelles manque de variété et de piquant : il est bien orné d’un tunnel mais tout le monde sait qu’il est là pour une opération de prestige. Une longue voie sans travail d’art fait pauvre. Un grand pont aurait fait l’affaire, mais il n’y avait pas de rivière acceptable à proximité. Tout bien pesé, le tunnel était plus rentable.

 

Tubize produisait donc de la soie artificielle ; si j’ai bonne mémoire, 6 000 kilos par jour. Elle était appelée soie de Chardonnet ; nous étions en rapport avec deux autres fabriques qui travaillaient suivant les mêmes méthodes, l’une à Servar en Hongrie et l’autre à Tomaschof en Pologne.

 Mes contemporains se souviennent de l’apparition de la soie de Chardonnet à l’exposition universelle de Paris en 1889. Aucun textile connu ne pouvait fournir ce brillant et cette richesse de coloris : le stand était une splendeur. Les gros capitaux, jusque là réticents, s’émurent et Tubize fut fondée l’année suivante. Chardonnet tint la corde pendant longtemps mais des concurrents apparurent bien vite et il y eut de terribles combats, notamment avec la viscose de Cross et Bevan, d’origine anglaise. Une devanture de l’Avenue de l’Opéra offrit pendant des années des tissus de verre filé d’un éclat magnifique, de plus incombustibles et inaltérables, donc éternels. Offrir aux dames un tissu éternel est, à notre époque, un manque de psychologie. Le verre filé existe toujours mais il est descendu au rang d’isolant thermique.

 

Il faut bien le dire, la soie de Chardonnet a inauguré l’ère de la camelote. En effet son seul mérite était son prix réduit. A tous les autres points de vue elle était bien inférieure à la soie naturelle du ver ; par exemple elle ne supportait pas l’eau. Mouillée, elle perdait les trois quarts de sa résistance mécanique, déjà faible à l’état sec. Les pêcheurs à la ligne avaient recours pour ramener le poisson à un fil obtenu en étirant une glande de ver à soie : un fil artificiel n’aurait pas retenu une ablette.

 

Au début tous les autres textiles artificiels souffraient du même défaut, ou, bien plus, ils se teignaient mal. La première fibre comparable à la soie naturelle a été le nylon de l’Américain Carothers, né en 1937. Il n’en profita pas longtemps et le bruit courut qu’il s’était suicidé malgré son extraordinaire succès. Le nylon fut une révélation pour les chimistes comme pour les autres, et l’histoire du textile est divisée en deux périodes, avant et après Carothers.

 

Les 87 semaines passées à Bruxelles me permirent d’y connaître des familles et d’entrer en relation avec des Belges de toute classe, depuis les conducteurs de tramway jusqu’aux professeurs de faculté et aux hommes politiques. J’en ai gardé une profonde affection pour la Belgique. D’abord j’y ai trouvé un pays de bonne humeur, et pour un Français habitué au contact d’oursins de toute espèce, c’est une vertu bien apaisante. J’allais souvent voir un ami qui habitait dans la banlieue, avenue Van Becelaere à Boitsfort lès Bruxelles, et je devais me renseigner auprès du receveur. La première fois je lui demandai à quelle station je devais descendre. Je vous préviendrai. Et en effet il ne m’oublia pas ; il se dérangea pour venir à ma place m’avertir. Faites la même expérience à Paris et le mieux qu’il puisse vous arriver est d’être traité de ballot.

 

Le tempérament du Français peut l’entraîner à se rendre ridicule ou odieux. Je revenais un jour à Paris avec un groupe de parisiens qui avaient passé quelques jours en Belgique. Ils ne cessèrent pas de s’en moquer à haute voix, alors même que nous étions sur le territoire belge et que leur conversation fût entendue par des Belges ; d’ailleurs ils n’avaient rien compris à ce qu’ils avaient vu. On est parfois obligé de rougir de ses compatriotes : dis moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es.

 

Les Belges de 1920 étaient de bons vivants : espérons qu’ils le sont restés. Etant bien équilibrés, ils appréciaient les bonnes tables et se réunissaient volontiers autour. Il m’est arrivé plus d’une fois de prendre part à un dîner qui rassemblait une dizaine de convives. La maîtresse de maison aurait-elle invité l’Eternel et ses apôtres qu’elle n’aurait pas mieux fait. Je me souviens encore d’un poulet à la crème que je me damnerais pour revoir ; et il fut suivi d’un reblochon venu en ligne droite d’Annecy et choisi entre dix. Je devrais aussi parler des vins dont les Belges passaient pour être de fins connaisseurs, portés surtout sur le Bourgogne. Même pour le vin de table ordinaire ils suivaient un rite. Lorsque chez l’un d’eux la provision s’épuisait, il alertait deux ou trois bons amis qui se réunissaient un après midi pour une dégustation. Le négociant envoyait des échantillons qui étaient appréciés avec recueillement, puis on passait au vote. C’était une procédure démocratique et logique aussi : celui qui commande son vin d’après son propre goût est un égoïste ; il devrait penser que, le nectar étant destiné à des amis, c’est leur plaisir qui doit décider.

 

Vers 1942, les bons crus connurent un autre sort. La ville était alors occupée et l’occupant avait soif. Il décida de réquisitionner les bonnes bouteilles qui peuplaient les caves en grand nombre. Que faire ? Se soumettre, impossible ! Tout vider dans le ruisseau, c’était dur ! Alors beaucoup décidèrent de boire eux-mêmes leurs vins avec recueillement, et les réunions de l’après midi devinrent plus fréquentes. Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que les gens de la société eussent un penchant désordonné pour les bonnes choses. Les dîners étaient gais et les dames apportaient une aimable contribution à la bonne humeur générale, sans pruderie. L’essentiel était d’en rapporter un bon souvenir. Et voyez ! Après 50 ans je me rappelle le poulet à la crème et le reblochon.

 

Avec des étrangers des surprises étaient possibles. Un ami invita un soir un illustre savant anglais de classe internationale, qui était de passage et qu’il ne connaissait que de réputation. Il se révéla sous un autre aspect et son verre ne connut pas de repos. S’il était vide, l’inviteur le remplissait par politesse : il n’aurait pas été convenable que son convive souffrît de la soif. Et dès qu’il était plein, le convive le vidait, par politesse aussi ; autrement il aurait paru mépriser ce qui lui était offert. Ce combat de bonnes manières se poursuivit sans faiblesse jusqu’au dessert.. Alors arrivèrent les flacons et chacun conserva sa tactique. On aurait pu penser que le buveur devenait de plus en plus souriant et communicatif : pas du tout. Il devenait au contraire de plus en plus renfrogné, comme si il avait eu les poumons submergés au lieu de l’estomac. Quand le moment du départ fut venu, il se remit sur ses pieds mais se montra malhabile à suivre une ligne droite ; il traçait une de ces courbes inventées par les mathématiciens qui n’ont de tangente en aucun point. Les deux convives les plus costauds l’encadrèrent et le ramenèrent à son hôtel où son entrée ne fut pas glorieuse.

 

Nous apprîmes plus tard qu’il était récidiviste. Il enseignait à Cambridge mais n’aimait pas cette ville où il était trop connu. Quand il se sentait à sec, il prenait le train pour Londres où il connaissait un abri discret. Pour apaiser la susceptibilité britannique je dirai que j’ai connu chez nous dans le haut personnel universitaire, trois ivrognes authentiques. Trois seulement : les deux premiers étaient de l’espèce gaie et leur exubérance plaisait ; mais le troisième appartenait au rebut de l’humanité : le buveur triste.

 

La mise au point de la soie de Chardonnet avait été laborieuse et fort coûteuse. Aucune théorie ne venait aider le praticien qui suivait une voie purement empirique. Il fallait ajouter 20 % d’eau, mais pourquoi ? Des difficultés inexplicables apparaissaient chaque jour. La direction se rendait compte de la nécessité d’avoir quelques principes de base, mais la Science dite désintéressée était en retard de dix ans et n’en fournissait aucun. Un grand industriel m’expliqua un jour la situation dans laquelle il se trouvait : quand je tombe sur un pépin, me dit-il, j’alerte en même temps le contremaître et le laboratoire de recherches. Si tout va bien, tous deux m’apportent la solution ; le contremaître arrive toujours le premier.

 

Ces difficultés démoralisantes expliquent une conversation que j’eus un jour avec le directeur de la Manufacture avec lequel j’avais les relations les plus confiantes, au point qu’il me consulta un jour pour l’éducation de ses enfants. Les travaux du laboratoire avaient suggéré un perfectionnement des méthodes qui paraissait intéressant. La Direction m’en fit compliment pour avoir trouvé un élément nouveau dans un problème si longtemps débattu. Mais elle ajouta : quel que soit l’intérêt de votre procédé nous sommes fermement résolus à ne pas l’employer. Parce que, voyez-vous, nous avons eu trop de mal à mettre au point notre procédé actuel ; nous en avons encore la bouche amère. Pour rien au monde nous ne voudrions revoir cette période d’incertitude, de déboires et d’anxiété : nous n’aurions plus la force ni les moyens de la supporter.

 

Cependant ils avaient un laboratoire de recherches qui, selon les papiers officiels, était qualifié de très important et dont ils traitaient les chefs dans un esprit qu’on aurait pu qualifier d’affectueux. Je les quittai avec une véritable peine. Ils se trouvaient dans la situation d’un égrotant auquel son médecin viendrait dire : j’ai une chance de vous guérir. Mais vous pouvez continuer à vivre comme vous êtes. D’autre part, je ne peux pas vous garantir absolument que mon traitement réussira. Le malade répondra par un proverbe : le mieux est l’ennemi du bien.

 

Le verre Triplex

 

Le verre Triplex, bien connu des automobilistes, n’est pas né chez des industriels. Il doit sa naissance à un peintre décorateur, Edouard Benedictus, qui de nature était curieux.

 

La circulation des automobilistes n’était en 1910 qu’une très faible fraction de ce qu’elle est aujourd’hui. En ce temps le possesseur d’une automobile était un richard ; actuellement le non-possesseur est un purotin, économiquement faible, dira-t-on. Le nombre des victimes d’accidents était dérisoire, si l’on peut ainsi dire quand il s’agit de vies humaines. Un accident singulier, auquel personne ne ferait attention aujourd’hui mais qui fit sensation à une époque à laquelle tous les cas étaient décrits un à un, avait eu lieu à Paris : au cours d’une collision un pare brise s’était brisé en longues aiguilles dont l’une avait percé le cœur de la conductrice. Le verre était l’ennemi.

 

Benedictus avait pensé que, si le verre était renforcé par une feuille de plastique telle que le celluloïd, il ne pourrait pas donner d’éclats dangereux ; il se casserait sans pouvoir blesser. Etant entré en rapport avec un industriel qui possédait une presse hydraulique, il lui avait proposé l’expérience suivante : je mettrai une feuille de celluloïd entre deux carreaux de verre et pour les souder je passerai le tout à la presse. L’industriel lui avait ri au nez : mais, Monsieur, si vous passez un verre à la presse, il se brisera infailliblement – Nous verrons, avait riposté Benedictus qui se méfiait des jugements a priori. L’essai fut fait et le verre résista ; il sortit de la presse une belle feuille transparente – le verre Triplex – d’un aspect tout à fait satisfaisant, et l’inventeur se pensa autorisé à se frotter les mains.

L’ennui c’est que les trois feuilles n’étaient nullement soudées. Dès le lendemain elles commençaient à se décoller aux bords ; après quelques jours la séparation était totale. Mais l’idée de Benedictus avait séduit des financiers et des relations de famille firent que j’entrai en relation avec eux. Ils me proposèrent de mettre au point l’invention. M’étant déjà occupé de celluloïd j’acceptai bien volontiers, d’autant plus que le travail semblait devoir être intéressant et que ma bourse était fort plate.

 

Il le fut en effet. Je ne pouvais pas lui consacrer tout mon temps mais je passais toutes mes matinées au laboratoire qui avait été aménagé rue Olier, dans le quinzième arrondissement. Peu à peu nous fîmes des progrès et finalement nous arrivâmes à des procédés qui autorisaient un lancement commercial. Je ne les décrirai pas, me contentant de dire que le verre Triplex était devenu Heptex : deux verres, un celluloïd, deux couches de gélatine et deux d’un produit intermédiaire que nous appelions l’émail et qui, au dire des ouvrières, sentait la punaise. Je n’ai aucun doute que les pauvres femmes connaissaient à fond l’odeur des punaises, mais je ne peux pas confirmer leur jugement. L’émail était à base d’acétate d’amyle, produit employé en parfumerie : je dois dire en parfumerie bon marché. Dans une autre occasion encore la voix du peuple ne fut pas celle de Dieu, malgré le proverbe. Le fournisseur collait sur ses bouteilles une étiquette : acétate d’amyle. Un jour le libellé changea : éther amylacétique. Grand drame à l’atelier qui déclara le produit inutilisable : de l’avis unanime il sentait l’éther. Et pourtant ces deux noms ne sont que des applications différentes du même produit.

 

Le métier des ouvrières avait en 1911 des côtés pénibles qui ne seraient pas admis aujourd’hui. Elles devaient plonger les mains nues dans des cuves remplies d’alcool coloré par un produit chimique rouge, l’éosine. Les gants de caoutchouc étant inconnus, la couleur se fixait sur la peau, et après quelques jours les ouvrières avaient les mains d’un rouge vif qui résistait au lavage. Elles ne se plaignaient pas, trop heureuses d’avoir un travail. A un autre stade de la fabrication elles devaient mettre la main dans un bain de sulfure qui ramollissait les ongles au point qu’ils tombaient en morceaux. La situation de ces ouvrières dépendait surtout de leur état civil : les jeunes filles qui vivaient avec leurs parents étaient de loin les plus heureuses ; les autres pouvaient avoisiner la misère. L’une d’elles eut une syncope causée sans doute par la faiblesse ; une autre déclara que le rêve de sa vie était de pouvoir un jour manger du gigot.

 

Nous n’avions qu’un ouvrier que nous appelions le père Basset. Bien qu’il fût grisonnant, il était encore vigoureux et les travaux de force lui étaient confiés ainsi que la surveillance. Il était incorruptible et c’est en vain que les jeunesses lui auraient envoyé des œillades le jour où elles arrivaient en retard. J’avais avec lui des relations cordiales et c’est de lui que j’ai reçu le seul compliment qui m’ait réellement fait plaisir au cours de mon existence. Je l’avais rencontré à l’heure de la fermeture de l’usine ; il surveillait le départ du personnel. Il me tendit la main mais j’étais en plein travail. Excusez moi, Monsieur Basset, lui dis-je, je n’ai pas les mains propres. Monsieur, répondit-il, vos mains à vous ne sont jamais sales.

 

Le seul compliment ? Ce n’est pas tout à fait exact. Pendant l’occupation, en 1941, je reçus la visite d’un collègue accompagné d’une jeune fille. Elle a besoin d’aide, me dit-il, et elle vous dira pourquoi. Je ne peux rien, pouvez vous quelque chose pour elle ? Et la jeune fille expliqua : je suis juive. Je fus extrêmement touché de voir que mon collègue avait assez confiance en moi pour me confier une juive, assuré que je lui ferais bon accueil. Ce n’était pas, à ce moment, un cadeau à faire à n’importe qui. J’ajoute ce détail caractéristique que mon collègue était professeur à l’Institut catholique de Paris.

 

 Le verre Triplex fut un jour à l’honneur. En plus du verre ordinaire destiné aux automobiles, nous fabriquions pour des applications spéciales un bi-triplex particulièrement résistant qui était formé de deux feuilles de celluloïd entre trois de verre. L’automobile de Clemenceau en était garnie. Il fut l’objet d’un attentat et, étant assis à l’arrière, il reçut une balle dans le dos. Avant de l’atteindre elle avait dû traverser un bi-triplex qui l’avait amortie et Clemenceau en fut quitte pour quelques jours de repos. Le carreau cassé servit donc comme réclame et fut exposé à un salon.

 

J’ai dit que Benedictus avait eu l’audace de passer une vitre sous la presse hydraulique et qu’il en avait été récompensé. Audentes fortuna juvat, disait-on. Si un accident s’était produit il aurait été possible qu’il se décourage et que Triplex ne voit jamais le jour. En tout cas les financiers seraient devenus réticents. J’en ai connu assez pour savoir que, si un procédé nouveau leur est offert, ils s’attardent aux défauts – possibles ou imaginaires – bien plus qu’aux avantages. Benedictus avait eu de la chance.

 

La fabrication de Triplex à partir du verre à vitre ordinaire était impossible. L’épaisseur variait d’un point à l’autre et il n’était que creux et bosses. Il fallait se servir de glace mince, taillée sur les deux faces. Elle n’était pas d’usage courant et il fallait aller la chercher en Tchécoslovaquie. Les Tchèques étaient depuis des siècles passés maîtres dans cette industrie et le verre de Bohème était célèbre dans le monde entier. Il l’était particulièrement dans les laboratoires et pour n’en citer qu’un exemple, les entonnoirs étaient tchèques. Le public ne se rendait pas compte de cette supériorité parce qu’il ne se soucie guère de savoir qui a fabriqué ce qu’il achète, mais des circonstances imprévues peuvent le sortir de son ignorance. Après la guerre de 1914, les communications avec la Bohème furent un moment difficiles, ou leurs verreries en sommeil. Nous nous aperçûmes de la qualité déplorable des entonnoirs : ceux qui nous étaient offerts par notre propre industrie faisaient rire tant leur forme était biscornue. Si vous voulez vous rendre compte, lisez L’île mystérieuse de Jules Verne. Vous y verrez que des naufragés de l’île s’improvisent verriers, sous la direction de l’ingénieur Cyrus Smith ; il n’était pas tchèque et les produits avaient des formes réjouissantes(2).

Grâce à ce peuple laborieux nous n’avions pas de difficultés du côté des glaces, mais bien du côté du celluloïd qui, tout à fait incolore à son arrivée, prenait par exposition à la lumière une teinte jaune désagréable. Une enquête menée dans le monde entier ne nous permit pas de découvrir un produit à l’abri de cette altération : tout ce que nous pûmes faire fut de choisir celui qui jaunissait le moins : il venait d’Allemagne.

 

Malgré toutes les enquêtes et recherches, et la plus diligente attention, nous ne pûmes jamais parvenir à un mode de fabrication rigoureusement sûr. De temps à autre, sans raison apparente, les verres ne collaient pas. Étant en vacances je reçus un jour une lettre éplorée du Directeur qui me priait de revenir au plus vite pour essayer d’enrayer l’épidémie de décollage. Mais je ne la comprenais pas mieux que lui. Il me semble me souvenir que la situation redevint normale d’elle-même, toujours sans raison apparente. On attribue, je crois, à Ambroise Paré la formule : je le soignai, Dieu le guérit. L’existence de l’industriel est faite d’une série de points d’interrogation et on se prend à l’excuser si, dans son désespoir, il fait dire une messe pour le salut de sa boutique. Le savant dans son laboratoire a un autre refuge avec lequel il est familier : si l’expérience ne confirme pas ses vues, il n’en parle pas, bien assuré que personne ne s’en apercevra. Il n’a pas juré de dire toute la vérité mais seulement celle qui lui convient.

Autres interventions industrielles

 

Le goudron

 

Un hasard voulut que j’eus à m’occuper d’autres problèmes industriels dont je ne tirai pas grand avantage, et mes employeurs moins encore.

 

L’une de mes aventures malheureuses fut le goudronnage des routes : elle fut interrompue pour un motif réellement imprévisible. Cette opération, aujourd’hui si banale et qui semble n’offrir aucune difficulté, en était à ce moment hérissée. Il s’agissait de répandre le goudron sur les routes et il avait été reconnu que la meilleure méthode consistait à le verser à l’état pur, mais émulsionné dans l’eau comme le beurre dans le lait ou le caoutchouc dans le latex d’hévéa. Si l’émulsion était versée sur la chaussée, l’eau s’évaporait et le goudron s’incorporait à la surface. Mais vous aurez beau agiter le goudron et l’eau, il ne s’émulsionnera pas le moins du monde : il faut ajouter des substances appropriées, dites tensio-actives, qui doivent être accessibles et de prix très bas. D’ailleurs il n’y a pas un seul goudron mais une multitude : goudrons de houille, de pétroles ou naturels ; et celui du Mexique n’est pas celui du Venezuela ; chacun a ses petites manies et demande à être traité diplomatiquement. Sinon il refuse de collaborer sans jamais dire pourquoi ; et il ne se conforme à aucune théorie.

 

Je me mis donc courageusement au travail, ayant à ma disposition un arsenal de goudrons noirâtres et répugnants. Et c’est là que survint l’imprévu.Tous les essais de ce genre se font dans des vases de verre dont le chimiste possède une variété étonnante. Chacun est désigné par le nom du premier qui en a répandu l’usage : c’est ainsi que nous connaissons le Becher, le Kjeldahl, l’Erlenmayer, plus communément appelé l’Erlen, avoisinant des ancêtres tels que la fiole, le ballon ou le matras N’en déplaise aux traditions nous ne nous servons pas de cornue. Quand l’émulsion se faisait sagement c’était le paradis. Il suffisait pour passer à l’essai suivant de verser l’erlen dans l’évier et de le rincer sous le robinet. L’ennui était que, dans la majorité des cas – autrement il n’y aurait pas eu de problème – l’émulsion ne se formait pas ; le goudron pâteux ou demi-solide restait insensible et adhérait au verre si fort que le Niagara ne l’en aurait pas détaché.

 

J’essayai tous les moyens offerts par la technique des laboratoires, plus quelques autres ; je n’étais pas sans compétence car toute ma vie j’ai été au laboratoire ma propre femme de ménage. Aucun ne réussit. Vous me direz que j’aurais pu laver à l’essence ou à la benzine ; mais il m’en aurait fallu des bidons entiers. J’essayai des moyens chimiques et dans une crise de désespoir j’arrosai mon goudron d’acide nitrique fumant, qui est un réactif énergique. Il le fut tellement que le mélange s’enflamma et vomit des torrents de vapeurs rouges, tandis que l’acide était projeté de tous côtés : Charybde et Scylla !

La conclusion de cette lutte héroïque devint inévitable : quand j’avais travaillé dix minutes, la journée était finie avant que j’en ai fini avec la vaisselle. Toutes les ménagères me comprendront. Si elles devaient rester jour et nuit devant leur bassine elles rendraient leur tablier. J’écrivis donc à mes employeurs que, malgré mes efforts, je ne voyais aucune chance de leur donner satisfaction dans un délai raisonnable et qu’il valait mieux que nous en restions là.

 

Les vernis à cuir

 

La même conclusion me fut imposée par une tout autre étude sur les cuirs vernis. Le vernis était un mélange d’une solution de nitrocellulose (coton -poudre) et d’huile de lin cuite. Pour la cuisson l’huile était additionnée de bleu de Prusse et chauffée plusieurs heures à haute température. Pourquoi du bleu de Prusse ? Ce produit est une énigme pour les chimistes. Si vous mélangez deux solutions, l’une de ferrocyanure de potassium, jaune pâle, l’autre de chlorure ferrique, jaune aussi, vous obtenez une magnifique couleur bleue qui a été autrefois utilisée comme encre, mais n’a pu l’être en teinture en raison de sa faible solidité à la lumière. Elle a été découverte à Berlin en 1704 et c’est pourquoi son nom allemand est bleu de Berlin.

 

Le fait est que l’huile cuite avec ce produit germanique devient siccative, c’est-à-dire se solidifie avec le temps au contact de l’air en donnant un enduit brillant. Mais vers 1920 son mélange avec la nitrocellulose donnait des inquiétudes. Si tout se passait bien, il se faisait sans histoires et il suffisait de le verser sur le cuir. Là aussi le diable veillait et de temps à autre les deux liquides refusaient de se mélanger et devaient être détruits : ils tournaient comme parfois la mayonnaise.

 

 

Le problème était extrêmement intéressant, aussi bien pour le théoricien que pour le praticien. Malheureusement après peu de temps il apparut qu’il était fort difficile et dépassait de loin mes ressources. Je demandai à résilier mon contrat. Je n’ai jamais regretté cette détermination bien qu’elle ait rompu le contact avec des industriels très bien disposés et d’une amabilité parfaite. Les principes qui auraient pu guider les recherches n’ont été découverts que vingt cinq ans plus tard par Alma Dobry(3).

 

Cloisons étanches

 

Les évènements de mai 1968 sont encore gravés dans nos mémoires. L’un de leurs aspects les plus curieux fut que chacun se découvrit une compétence universelle et se mit à juger de tout et à vouloir réformer tout. A croire les beaux parleurs, nous vivions depuis des siècles une vie comprimée, mais grâce à quelques sauvageons et clown-bandits, nous allions être remis d’aplomb et connaître l’âge d’or.

Mon propos n’est pas de rappeler les faits dans leur généralité, mais de rester dans ma spécialité. Mon expérience me permet un mot sur une notion dont nos réformateurs firent grand cas : la soi disant cloison étanche entre la science et l’industrie. Des gens bien intentionnés mais sans compétence spéciale d’un côté ni de l’autre, le plus souvent fruits secs ou politiciens ou les deux ensemble, découvrirent que, si tout allait mal, c’était par l’influence de cette cloison qui empêchait les contacts normaux entre les savants et les industriels. C’était pure niaiserie. Cette cloison n’a jamais existé que dans leur esprit infantile et, d’ailleurs, si la cordialité n’a pas été parfaite toujours et partout, d’après mon expérience personnelle la responsabilité en incombe plutôt aux savants.

D’après ce que l’on a vu plus haut, j’ai été en contact journalier avec plusieurs industries : verre armé, soie artificielle, goudronnage, cuir verni, matières plastiques. Je pourrais ajouter le caoutchouc mais je n’eus avec lui qu’un simple contact épisodique ; il suffit cependant pour que je fasse partie de l’un des comités de l’Institut Français du Caoutchouc.

Je suis dans mon rôle de mémorialiste si j’affirme que je n’ai jamais rencontré chez les industriels la moindre réserve vis-à-vis de la science pure. Je n’en finirai pas si je voulais citer toutes les occasions dans lesquelles elle a pu profiter de la bienveillance et à l’occasion de leur générosité. J’ai promis de parler le moins possible de moi et j’espère n’avoir pas forcé la dose ; mais je ne peux pas récuser un témoignage pour l’unique raison que j’étais en cause. Un jour je me rendis au magasin de vente d’une grande Société qui fabriquait des feuilles transparentes analogues à la cellophane. J’expliquai mes problèmes au vendeur et, revenu au laboratoire, j’écrivis une lettre pour confirmer quelques points. Je reçus une réponse du Directeur me disant qu’il m’aurait bien volontiers donné toutes les explications nécessaires si je m’étais fait connaître. Où était la cloison étanche ?

Par contre, dans les laboratoires des Facultés l’atmosphère était mauvaise. Elle était révélée par une expression courante : un tel, il fait de l’industrie : c’était une mauvaise note. Celui à qui elle était donnée était un traître et n’avait droit à rien. Dans les usines évidemment, un chef de laboratoire de recherches qui aurait ostensiblement abordé des sujets complètement en dehors des préoccupations de l’usine, aurait été prié de rentrer dans le rang. Nous ne vous payons pas pour vous amuser. Que l’ État le fasse, c’est son affaire. Mais nous devons vivre avant de philosopher.

C’était d’ailleurs chaque fois une question de dimension. Quand les frais engagés par le laboratoire étaient négligeables par rapport au chiffre d’affaires, la discipline était moins stricte et la valeur intellectuelle entrait en considération. Lorsque le grand physicien américain Irving Langmuir, prix Nobel de 1932, entra au service d’une très puissante société, le patron lui dit : faites absolument ce que vous voulez sans penser à nous. La General Electric ou Dupont de Nemours pouvaient se laisser aller à l’idéalisme américain : dans les bilans annuels, Langmuir restait invisible.

 (1) l’histoire est aussi attribuée à Fontenelle

(2) : p. 336 de l’édition Hetzel

(3) :  Alma DOBRY – DUCLAUX, deuxième épouse de Jacques Duclaux et chimiste distinguée.

Mémoires chapitre IX

chapitre IX

 

Les années 1940

 

 

 

Moral et ambiance

 

 

Les souvenirs des années 1940-1944 sont encore présents à bien des mémoires et si je voulais parler de manière générale je ne ferais que répéter ce qui a déjà été dit cent fois. Tout ce que je peux faire est de rappeler en désordre quelques souvenirs personnels pour essayer de définir l’ambiance dans laquelle vécurent les Parisiens.

 

Je dis les Parisiens parce que, semblable à une carte météorologique, l’ambiance varie beaucoup d’une région à l’autre. Dans le Nord la dépression était profonde ; à mesure que l’on descendait elle se comblait. Quelques jours après l’armistice qui conclut la défaite, un de mes collègues de passage à Toulouse, entra dans un magasin dont la propriétaire était toute souriante. Elle disait avec une satisfaction visible : « eh bien, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés, de cette guerre ! »

 

Nous pouvons bien penser qu’il y avait dans cette manière d’apprécier les évènements autant d’irréflexion que d’égoïsme. Mais il ne servirait à rien de nier que, chez une partie notable de la population, l’esprit de résistance était au plus bas.

 

J’entrai un jour au restaurant en conversation avec un voisin de table qui paraissait bien renseigné. Comme je lui exprimais ma surprise d’une défaite aussi rapide, il me dit : « croyez-vous que l’état major tenait tant à la victoire ? » Sur le moment je trouvai la question impie : comment aurait-il pu ne pas souhaiter un succès qui aurait été le sien ? Mais plus tard je fus amené à me la poser moi-même.

 

Un ami d’enfance appartenait à une famille de militaires ; son père avait été général et il était général lui-même. Son avancement rapide montrait qu’il était estimé en haut lieu, comme le fait qu’il avait longtemps appartenu au G.Q.G., le Grand Quartier Général des Armées pendant la guerre de 1914. Je connaissais bien sa sœur qui ne se serait jamais permis d’émettre une opinion différente de la sienne. Il est mort, n’ayant jamais voulu reconnaître l’innocence de Dreyfus. Les anglais subirent au cours des opérations trois revers auxquels ils furent particulièrement sensibles : la perte de plusieurs cuirassiers tout neufs coulés dans la mer de Chine, la prise de Singapour et celle de Tobrouk. J’étais en visite chez la sœur de mon ami au moment de la capitulation de Tobrouk ; elle était rayonnante : les anglais avaient reçu une bonne pile, tous les espoirs étaient permis. De se réjouir de la défaite d’un allié à souhaiter sa propre défaite il n’y a qu’un pas.

 

Un mécanicien se considérait comme assez malin pour avoir échangé contre quelques litres de vin des déchets de cuivre dont les allemands étaient friands. Si on lui faisait remarquer que ce cuivre était pris pour l’effort de guerre allemand, on ne trouvait aucun écho. « C’est le gouvernement qui le demande », répondait-il. Celui de Vichy, bien sûr !

 

 

Au contraire de l’autre côté du front le moral était au plus haut : pour certaines troupes, jusqu’à la fin quand les hommes de bon sens jugeaient la partie perdue. Un propriétaire rural du Calvados m’a fait le récit suivant : « Ma propriété était à l’intérieur de ce qui a été appelé la poche de Falaise, où des troupes allemandes étaient encerclées. Connaissant leur langue, j’étais entré nécessairement en rapport avec eux. Un matin je vis avec surprise qu’ils accordaient à leur tenue une attention inhabituelle. Tout était brossé, ciré, astiqué comme pour une importante cérémonie. Je demandai quelques explications.  « Voici, me dirent-ils. Nous sommes l’une des troupes d’élite du Führer et nous sommes commandés pour exécuter une opération impossible : ce soir nous serons morts. Aujourd’hui c’est le jour de notre mariage avec la mort et nous tenons à nous y présenter aussi beaux que possible. »

 

 

Nourritures

 

 

Pendant cinq ans notre grande préoccupation fut de trouver à manger. La nourriture de toute espèce était rationnée ; nous avions des tickets de pain, d’huile, de beurre, de savon et d’autres encore. Il n’y eut jamais de famine : les tickets étaient régulièrement honorés. Mais les queues étaient longues à la porte des boulangeries. Les clients se plaignaient parfois de la qualité du pain : comme chacun sait les délicats sont malheureux. Pour la grande majorité c’était surtout la quantité qui importait : elle était juste suffisante pour maintenir l’existence, pour la maintenir en mauvais état. Un de mes amis perdit 18 kilos de son poids : il faut dire qu’il en avait de trop.

 

A Lyon, ville de la bonne chère, le restaurant de l’hôtel nous offrit souvent, comme plat de viande, six escargots. Il n’y avait rien à dire : l’escargot est un animal mais il est douteux que sa consommation puisse conduire à une grande vivacité de corps ou d’esprit. Nous vîmes apparaître, et pas à titre exceptionnel, des nourritures inaccoutumées, telles que le millet et surtout le rutabaga. Qu’on puisse en être réduit à se repaître de rutabagas est une chose digne d’admiration. Tous ces produits, en bon français, sont des succédanés ; la guerre nous conduisit à les appeler des ersatzs, de triste mémoire. L’un de nous nous consola en nous disant que nous n’avions aucune plainte à formuler tant que nous n’en serions pas réduits aux ersatz  de rutabaga.

 

 

 

La pénurie variait beaucoup d’une province à l’autre. Les vignerons du Gard ou de l’Hérault, pratiquant la monoculture, souffrirent le plus ; souvent ils n’avaient même pas de potager. Dans certaines régions de Normandie ou du Massif Central, la vie reposant au contraire sur le potager et l’étable, l’estomac put toujours être garni. Les journaux parlèrent de la surprise des troupes américaines débarquées dans le Calvados, à qui leur presse avait affirmé que les habitants souffraient cruellement de la faim. Ils trouvèrent table garnie avec une motte de beurre au milieu.

 

Les Intellectuels étaient considérés comme des travailleurs de force et avaient droit à un supplément. Pour résumer on peut dire qu’ils ne souffrirent jamais réellement de la faim ; mais tous les jours, en sortant de table, ils pensaient : je recommencerais bien, et tout de suite.

 

 

Le gouvernement prenait des mesures incompréhensibles : impossible de savoir si elles avaient pour but de diminuer la gêne ou de l’augmenter. A la campagne, nous avions récolté beaucoup de noix, environ trente kilos. Comme elles tombent à l’arrière-saison, et toutes le même jour, il n’avait pas été possible de les manger immédiatement. Le transport par voie ferrée était interdit ; tout ce que nous pouvions faire était de les conserver pour les vacances de l’année suivante. Mais il fallait les mettre à l’abri des rats. Nous prîmes un de ces récipients désignés improprement sous le nom anglais de tubs et nous y versâmes nos noix ; puis nous le plaçâmes sur une caisse de bois qu’il dépassait de tous côtés de vingt centimètres. De cette manière, pensions-nous, les rats ne pourraient y accéder, à moins qu’il ne leur pousse des ailes, car il n’y a pas de chauve-rats. Il faut croire qu’il en existe puisque, l’année suivante il ne restait pas une noix dans le tub : elles étaient éparpillées dans toutes les pièces de la maison. Et on entend dire que les animaux n’ont pas d’intelligence.

 

Dans sa sollicitude, le gouvernement nous avait rappelé que le fruit du hêtre, la faîne, pouvait fournir une huile de table excellente ; il nous invitait à les recueillir. Il faut croire que l’auteur de cette circulaire n’avait jamais vu un hêtre, car il nous conseillait, au cas où il donnerait une quantité insuffisante, de le secouer vigoureusement. Nous aurions aimé voir cet expert aux prises avec un hêtre de deux mètres de tour. Autant secouer les tours de Notre Dame pour en faire tomber les nids de pigeons.

 

 

 

Un Parisien suit la guerre

 

 

 

Depuis la bataille de Stalingrad nous suivions avec passion l’avance des troupes russes. Dans une salle de l’Institut où je travaillais, nous avions accroché au mur une grande carte et, chaque jour, nous marquions par de petits drapeaux la situation du front. A notre profonde joie, il reculait presque régulièrement vers l’Ouest.

 

Nous avions parmi nous un éminent physiologiste russe qui vivait apatride en France depuis de longues années, son pays l’ayant renié, comme tant d’autres, suspects d’intelligence. Le sentiment de ces sans patrie était unanime. Certes ils n’éprouvaient aucune sympathie pour le régime soviétique, mais ils étaient russes avant tout et l’avance de leurs armées les réjouissait autant que nous, bien qu’elle ne pût que consolider le régime de l’oncle Joseph. En plus ils étaient très fiers de voir la part capitale que leur nation assumait dans la lutte. Par là ils se montraient bien différents des émigrés de notre Révolution qui souhaitaient ouvertement la victoire des alliés.

 

L’un d’eux me marqua son déplaisir quand, après la victoire, les fenêtres se garnirent de drapeaux : un nombre insignifiant étaient des drapeaux russes. Mais cela ne signifiait nullement que la population fût ingrate. D’abord les seuls emblèmes que nous pouvions avoir en notre possession dataient du temps des tzars et n’étaient plus de mise ; ensuite on ne pouvait pas nous demander d’oublier que les soviets, pendant la guerre précédente, avaient conclu un accord avec l’Allemagne sans se soucier aucunement de nous. Ils avaient été trompés, bien entendu, mais nous ne nous sentions pas d’une sympathie débordante pour les amis de nos ennemis ; et d’ailleurs nous étions convaincus que, si la France avait été finalement écrasée, les soviets n’en auraient pas été le moins du monde affectés.

 

Dans ce qui précède je dis souvent nous au lieu de je. C’est parce que, dans le milieu dont je faisais partie, on aurait trouvé fort peu de collaborateurs : sous-entendu de collaborateurs avec les allemands de Hitler. Parmi le personnel nous n’en comptions qu’un et il était roumain de naissance. Il se mit ouvertement au service de la Wehrmacht et après la victoire il fut prié d’aller se faire pendre ailleurs. Je ne sais s’il y réussit mais jamais plus nous n’entendîmes parler de lui.

 

Notre état d’esprit, pour ce qui concerne l’Allemagne, était bien complexe. Nous n’arrivions pas à identifier le pays des nazis avec le pays réel. Le général De Gaulle l’avait senti le jour où, s’adressant à la foule venue le voir, il lui avait dit : « vous êtes une grande nation. Mais vous n’êtes pas les seuls. »

 

 

La victoire d’Afrique, l’avance en Italie, le débarquement si bien réussi dans la région de Toulon nous avaient remplis d’espoir. Mais l’évènement militaire qui monta notre moral au plus haut point fut celui qui a été appelé la percée d’Avranches L’avance en Normandie avait été presque continue mais lente. Pour libérer la superficie d’un département les alliés avaient dû se battre pendant un mois et il en restait cinquante. L’armée allemande paraissait terriblement forte ; elle était commandée par des chefs du niveau le plus élevé comme Von Rundstedt et Rommel.

 

En vingt quatre heures le sort du monde changea. Avranches est une gentille petite ville, pacifique par vocation. Actuellement elle s’enorgueillit d’un ravissant jardin public où tout respire le calme et la beauté, et d’une grande promenade qui offre une belle vue sur la mer, notamment sur le Mont Saint Michel. Plus bas coule, quand elle coule, une petite rivière que franchit un vieux pont. La position était occupée par les troupes américaines, commandées par le général Patton.

 

Patton eut une idée comme en ont seuls les grands stratèges : revenir à la guerre de mouvements. Ce n’était pas un théoricien, pour qui son projet eût été irréalisable. Il avait de l’imagination, de l’audace et du bon sens. Il commença par s’emparer du pont qui, par suite d’une erreur providentielle, n’était pas miné et il déchaîna ses troupes, toutes motorisées, avec ce simple programme : en avant quoi qu’il arrive. Si vous rencontrez des îlots de résistance, ne perdez pas votre temps à les réduire, passez à côté à toute vitesse ; d’autres nettoieront. Une heure gagnée c’est cinquante kilomètres.

 

On a dit que Patton espérait arriver dès le premier jour devant Brest, et ses moyens le lui permettaient. Mais la résistance fut plus forte qu’il n’avait pensé. Il put cependant creuser en quelques jours une grande poche dans la France occupée et retourner la situation. Désormais ses adversaires étaient encerclés, partout isolés et réduits à la défensive : ils ne l’avaient jamais été. En signe de reconnaissance la ville d’Avranches a élevé sur une de ses places un monument à Patton ; je pense que cet hommage local est insuffisant et qu’un autre, national, doit être rendu à l’homme qui a remporté une si belle victoire, à la fois matérielle et morale.

 

 

Libération de Paris

 

 

Comment se fit la libération de Paris ? J‘y ai assisté et je serais incapable de la décrire : nous fûmes libérés sans comprendre. Peut-être le problème serait-il plus clair si j’avais, tous les jours, pris note des observations faites. Les évènements se précipitèrent et je serais incapable de dire dans quel ordre. Mais est-ce si important ? Un témoin n’est pas un historien. Je rapporterai seulement en qualité de témoin un certain nombre de faits mineurs qui peuvent aider à comprendre l’état d’esprit des Parisiens dans les lieux que je fréquentais, pendant les quelques jours qui précédèrent la libération totale.

 

Il y eut la journée des barricades. Paris les a toujours aimées. Deux furent constituées dans mon voisinage immédiat : l’une dans le haut de la rue Claude Bernard, la deuxième sur le boulevard de Port Royal ; elles barraient complètement le passage aux voitures. Une autre était plus lointaine, près de Saint Étienne du Mont ; elle était double, celle des adultes et celle qu’avaient bâtie les enfants et qui ne barrait rien, ne dépassant pas 50 centimètres de hauteur. Pour les enfants, grande ou petite cela ne faisait aucune différence : il n’y a que l’intention qui compte.

 

De quoi étaient-elles faites ? Pour le soubassement de pavés entassés. Au dessus un bric-à-brac rappelant le marché aux puces : des vieux lits de fer, par exemple, ou des fourneaux de cuisine morts de vieillesse. Quand elle était achevée personne ne l’occupait. Celle du boulevard de Port Royal reçut des honneurs : un char allemand l’attaqua au canon, sans résultat bien évident. Il est probable qu’elles n’eurent qu’un effet moral. Malgré leur force les occupants ne pouvaient pas se sentir bien à l’aise dans cette immense ville manifestement hostile.

J’eus un jour un témoignage de ce malaise en voyant une patrouille descendre la rue Claude Bernard. Non seulement ils n’avaient pas l’air glorieux mais ils se sauvaient à toutes jambes, poursuivis par un garçon d’une vingtaine d’années, porteur d’un petit revolver.

 

 

Il y eut beaucoup d’actes de courage individuel. Un ami me raconta avoir vu, près du Luxembourg, des jeunes gens attaquer avec des bombes, à dix mètres de distance, un convoi allemand en armes. Bien des maisons portent encore une petite plaque : ici est mort notre fils, à vingt et un ans. Nous pourrions répéter les vers de Victor Hugo :

 

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie

 

Ont droit qu’à leurs cercueils la foule vienne et prie

 

Parmi les plus beaux noms leur nom est le plus beau

 

Toute gloire près d’eux passe et tombe, éphémère,

 

Et comme ferait une mère,

 

La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau

 

 

 

Maintenant voici un petit épisode d’un genre bien différent, qui touche au comique. Un lundi je me mis en route pour aller assister, quai Conti, à une séance de l’Académie des Sciences. Arrivé place du Panthéon, je fus charitablement arrêté par un poste médical de secours, installé à la mairie du cinquième arrondissement en vue d’un grabuge éventuel. Il me conseilla vivement de ne pas traverser la rue Soufflot en pleine vue : les occupants avaient installé un blockhaus au bas de la rue, vraisemblablement bien garni de mitrailleuses, et j’aurais fait une bonne cible. Bon ! Je passai derrière le Panthéon et pour être mieux en sûreté encore je descendis par la rue Cujas. Arrivé au boulevard Saint Michel je fus bien surpris de voir que j’y étais seul, absolument seul ; sur toute la longueur du boulevard il n’y avait personne : pas la moindre trace de vie. Tous les magasins fermés, pas une voiture en mouvement, un silence absolu et impressionnant. Je n’en ai jamais compris la cause : il n’y avait de danger pour personne !

 

J’arrivai à la salle des séances, espérant la trouver garnie. Là aussi le vide était total et j’étais seul. Quelque peu désorienté j’attendis un bon moment sans trouver d’autre société qu’une rangée de bustes de marbre à qui je n’avais rien à dire. Personne ne vint.

 

Je m’accuse d’avoir manqué de présence d’esprit. Le règlement exigeait que la séance eut lieu comme d’habitude. Les bisbilles entre Staline, Churchill et autres, qui n’appartenaient pas à l’Académie ne nous regardaient pas. Je devais prendre la présidence, à laquelle j’avais droit par ordre d’ancienneté. Déclarer la séance ouverte, demander si quelqu’un avait une communication à présenter, constater un mutisme général, bien souvent enviable en ce lieu, et me retirer la tête haute. D’après le règlement j’avais droit à la totalité des jetons de présence et cela aurait fait une jolie somme. Mais je rentrai stupidement chez moi, toujours sans voir personne.

 

 

 

Nous ne nous sommes pas battus pour rien

 

 

Un savant iranien, avec qui je parlais un jour des sévices subis par la population française et par les déportés politiques, affirma, non sans quelque dédain, qu’ils avaient été très exagérés par la propagande et qu’il n’y croyait guère. Il n‘avait jamais entendu parler du massacre d’Oradour où plus de six cents cultivateurs furent mis à mort avec femmes et enfants, sans que personne pût rien leur reprocher. Mais il y eut pire qu’Oradour et, pour s’en convaincre, il est bon de lire le beau livre de Georges Wellers, L‘étoile jaune à l’heure de Vichy 1.(1) Il y montre jusqu’à quel point l’homme peut s’avilir quand il y est encouragé de haut.

 

Nous savions tous que, dans les villes, des hommes et des femmes disparaissaient, on peut bien dire sans laisser de traces, car personne n’en entendait plus parler et il était impossible d’en obtenir des nouvelles. Ce qu’ils étaient devenus, on ne le savait pas. Les camps d’extermination d’Auschwitz et de Buchenwald étaient ignorés et même l’idée qu’ils pussent exister n’aurait été prise au sérieux par personne.

 

C’était supposer que l’humanité occidentale en était revenue à l’époque du mongol Gengis Khan, mort en 1224. Elle est fort bien caractérisée par une anecdote qui court encore en Orient : un chef mongol avait dit à ses soldats : « quoi qu’il arrive et quoi qu’on vous ordonne, vous ne devez pas avoir pitié ; celui qui aura eu pitié sera mis à mort ». Un de ses soldats rentra au cantonnement : – je suis entré dans une maison et j’y ai trouvé un bébé endormi. Je lui ai mis la pointe de ma lance entre les lèvres ; il s’y est trompé et s’est mis à téter. J’ai enfoncé ma lame plus avant et je l’ai tué. A ce moment j’ai eu pitié. – Tuez cet homme, dit le chef. Il ne devait pas avoir pitié ».

 

 

Il n’est pas question de gémir ni d’accuser, après trente ans. Mais il n’est pas question non plus d’oublier ou d’absoudre au nom d’un prétendu apaisement. Ce n’est pas au peuple allemand que nous en voulons mais à l’esprit du mal qui s’était identifié avec le führer et aurait aussi bien pu dominer ailleurs. Pour éviter autant que possible son retour, chacun de nous a le devoir de témoigner de ce qu’il a vu.

 

Fernand Holveck était un jeune physicien de haute valeur. Étant dans la résistance il fut dénoncé et arrêté. Nous restâmes plusieurs jours sans nouvelles ; puis il réapparut à l’hôpital, dans le coma et mourut après quelques jours sans avoir repris connaissance. Il avait été battu à mort et n’avait pas parlé.

 

Rémi F… était un garçon plein de vie. Il fut envoyé dans un camp de concentration et par miracle il résista. Les américains le libérèrent et le soignèrent de leur mieux, mais il avait dépassé la limite au-delà de laquelle le retour à la vie est impossible. Une nuit son cœur cessa de battre.

 

Un jeune belge, fils d’un excellent ami, fut transporté en Allemagne, dans un de ces trains où les prisonniers entassés à ne pouvoir bouger restaient jusqu’à cinq jours, sans nourriture et sans eau. Il n’arriva pas vivant.

 

ÉlieWollman était chef de laboratoire à l’Institut Pasteur ; il était en traitement à l’hôpital. Un ordre péremptoire arriva : il devait être remis à la police, malade ou non, et avec lui sa femme. Personne n’eut de nouvelles d’aucun des deux.

 

Un physicien de 77 ans, Henri Abraham, bien connu à la fois dans les milieux scientifiques et parmi les électriciens industriels, disparut de la même manière.

 

Gompel entra dans la résistance et fut capturé. Ayant refusé de parler il fut plongé dans une baignoire pleine d’eau bouillante. Il était tellement brûlé qu’il mourut le lendemain.

 

 

 

 

Un matin le bruit courut que la Préfecture de police était entrée en insurrection et que nous devions pavoiser ; les balcons se couvrirent de drapeaux ; nous en improvisâmes un, qui n’avait pas trop bonne mine. Mais les trois couleurs y étaient en ordre : bleu, blanc, rouge. Avant midi nous eûmes le contre ordre : il fallait enlever tout. Nous le fîmes sans comprendre et ce qui se passa ensuite fut tout aussi inexplicable. C’était le règne du « il paraît » et du « on dit ». Pourtant nous pûmes constater des résultats qui se passaient d’explication, par exemple l’entrée à Paris d’une colonne de l’armée Leclerc, la plus aimée de toutes. Elle descendait la rue Denfert-Rochereau et avait pu saluer au passage le lion de Belfort ; nous l’attendîmes devant l’Observatoire et la foule était compacte, très digne d’ailleurs, sans vociférations. Des cris de bon accueil, qui étaient des cris d’amour. Venaient-ils pour combattre ou pour occuper le terrain reconquis ? Nous n’en savions rien ! Mais ils étaient là.

 

 

Toute l’histoire de Paris, pendant cette courte période, semble avoir consisté plutôt en négociations d’état major qu’en combats et le simple citoyen n’en sut rien. Ce n’est que bien plus tard que nous sûmes que le Führer avait donné l’ordre formel de brûler la ville et que le général allemand commandant la place avait en fait refusé d’obéir. Il y eut des combats locaux mais Paris échappa par une sorte de miracle aux maux qui accablèrent les autres capitales.

 

 

 

Je terminerai en contant un tout petit fait qui fut, pour une vingtaine de spectateurs, profondément émouvant et qui dut se reproduire en bien d’autres points. Une voiture occupée par plusieurs soldats s’était arrêtée le long d’un trottoir : elle fut rapidement entourée par un groupe de ménagères accompagnées de leurs petits enfants et la conversation s’engagea, pleine de chaleur. Que pouvaient imaginer ces mères pour faire comprendre aux hommes leur émotion et leur gratitude ? Leur confier un moment ce qu’elles avaient de plus cher. L’un près l‘autre les bambins furent hissés à bout de bras dans la voiture et embrassés. Puis les mères montèrent à leur tour pour remercier de la même manière ces hommes qu’elles ne reverraient jamais. Mais il restait sur le trottoir une pauvre vieille trop percluse pour pouvoir monter. Il fallait pourtant qu’elle eût son tour. Alors un soldat descendit pour l’embrasser. Elle pleurait. Peut être avait-elle quelque part un fils ou petit fils qui, au même moment embrassait une maman. Et de leur côté les soldats pensaient : nous ne nous sommes pas battus pour rien.

 

 

 

29/12/1975

 

(1) Fayard, Paris, 1973

 

 

Lettres de Mary Duclaux

Lettres de Mary Duclaux

à sa mère , Mrs G. Robinson

Mrs G.T.ROBINSON

sans suscription

Paris 2 juin 1891 (! 1))

My darling mother,

It is true I have been meaning to write to you every day since I came back from Sucy, but there have been all sorts of reasons . This third week of the fair combined with the very hot and stormy weather has given me an almost constant migraine, so that I have spent a good deal of my time lying down in my cabinet de toilette which is cool and quiet . And then we have had people to lunch nearly every day and you know what a time they stay : hours ! today it is a little less oppressive. There was such a down pour last night. Emile and I had gone to see the fair and were caught in it and spoiled half our nice things which, oddly enough, he minded much more then I. And today, though it is still very hot, there is more life in the air.

Ma chère mère,

Je vous assure, je pense à vous écrire depuis que je suis revenue de Sucy, mais il y a eu toutes sortes d’obstacles. Cette troisième semaine de la foire-exposition combinée au temps très chaud et orageux m’a donné une migraine presque continuelle, si bien que j’ai passé une bonne partie de mon temps couchée dans mon cabinet de toilette, qui est frais et tranquille. Nous avons eu des gens à déjeuner presque tous les jours et vous savez combien de temps ils restent : des heures ! Aujourd’hui est un peu moins oppressant. Il y a eu une pluie catastrophique l’autre nuit, Émile et moi étions allés à l’exposition, nous avons été surpris et avons gâté la moitié de nos beaux vêtements, ce qui, curieusement, a dépité Émile bien plus que moi. Et aujourd’hui, bien qu’il fasse encore très chaud, l’atmosphère est plus vivable.

 I send you two little photographs of Louise (!) and me and Daniel’s baby – such a little dear . It has two words : « en main ! » which means take, give, possess, keep, etc. and « N’a plus » which means « Il n’y a plus » and also refusal , disconfort, dissatisfaction, failure, etc. and it is wonderful what adress games and talk it keeps up with this two words . Marianne looks very delicate, I think, and as thin as a lattie, and complains of a sore throat and cough : I do trust there is nothing the matter . All the rest of dear Sucy is just as it always was . Elie and I were cool but friendly . By the way Wanda Landowski is just engaged to a young doctor of Lyon and we are going to their betrothal party this afternoon. I wonder what Elie will think, for I am sure he cared for her. Marguerite Mascart is going to marry youg Rabaut the composer ( prix de rome ) a great friend of Daniel’s ; I have heard of him for years. Befor I go to the Landowski’s this afternoon, I have to go to the phonetic laboratory of the college de France, where the Abbé Rousselot who is making experiments in rythms wants me to read some of my verses into a phonograph !

Je vous envoie deux petites photos de Louise (!), et moi avec le bébé de Daniel, si charmant (2). Il utilise deux expressions : en main, qui signifie prendre, posséder, garder, etc. Et n’a plus, qui signifie : « il n’y a plus » et aussi refus, inconfort, insatisfaction, échec, etc. C’est étonnant de voir avec quelle adresse il joue et parle avec ces deux mots. Marianne a l’air assez fragile, je pense, et fine comme ………(!) ; elle se plaint de maux de gorge et tousse ; j’espère qu’elle n’a rien. A propos, Wanda Landowski vient de se fiancer à un jeune docteur de Lyon et nous allons à leur cérémonie de fiançailles ce soir. Je me demande ce qu’Elie va penser, je suis sûre qu’il avait un penchant pour elle. Marguerite Mascart va épouser le jeune Rabaut, le compositeur, prix de Rome,  un grand ami des Daniel (Halévy) ; j’en entends parler depuis des années. Avant d’aller chez les Landowski cet après midi, je vais au laboratoire de phonétique du collège de France, où l’abbé Rousselot qui fait des expériences sur le rythme, veut que je lise quelques uns de mes poèmes dans un phonographe (sic).

Ausonius is getting on nicely. I have all my documents and enough, I think, for an Edinburgh Rewiew article into the bargain, if Mr Elliott likes. I have had two nice little rewiews of my book in the Grande Revue and Revue de Paris and one in the Daily Chron., but nothing as yet of any importance

As you can see by my photographs, notwithstanding a little fatigue, and headache, I am looking very well and indeed all we either of us want is a little country air. We have been nine months in Paris. But it shall be only tomorrow evening that I shall know if we have to stay in town till the 15. july . And my groceries all waiting for me at the station !

I do trust your cold is better at last ; Mabel’s letter much interested me . The clericals and … clericals in Spain seems worse then over here . The bookshop of Seville offers 80 days indulgence to anyone who subscribes to his newspaper or gives other subscribing to el Liberal . I call that hitting below the belt ! I hope to write to Maydie on thursday or wednesday but, if we start on Wednesday, I shall only have time for a card : chances six to half a dozen .

Fondest love to you both .

Mary

Ausone va bien, j’ai tous mes documents, assez, je suppose, pour un article dans l’Edinburgh Review, à prendre sur le contrat, si M. Elliott le veut bien. J’ai eu deux gentilles critiques de mon livre dans la Grande Revue( !) et la Revue de Paris et une dans le Daily Chronicle, mais rien, jusqu’ici, de vraiment important.

Comme vous pouvez le voir sur mes photos, malgré un peu de fatigue et mon mal de tête, je me porte fort bien ; il est vrai que nous avons tous besoin d’un peu d’air de la campagne. Nous sommes depuis neuf mois à Paris. Mais c’est seulement demain soir que je saurai si nous devons rester en ville jusqu’au 15 juillet. Et toute mon épicerie qui m’attend à la gare !

 J’espère que votre rhume va mieux, enfin ; la lettre de Mabel m’a beaucoup intéressée. Les cléricaux et ………. en Espagne semblent bien pires qu’ici. La librairie de Séville offre 80 jours d’indulgence à toute personne qui souscrit à son journal ou amène une souscription à El Liberal : j’appelle cela frapper en dessous de la ceinture. J’espère pouvoir écrire à Maydie (3) jeudi ou mercredi, mais si nous partons mercredi, je n’aurai que le temps d’une carte postale j’en parie six contre une demi douzaine.

 Affection à vous deux 

Mary

 Mrs G.T. ROBINSON

19 Sheffield Terrace

Campden hill

London

 17 may 1900 ( on the enveloppe )

 My darling Mammy,

I wonder if it is still as cold with you as it still keeps with us . I have not been out today, but yesterday was biting. Louise fetched me to go to tea with Hannah and today Hannah came to tea with me. I had Ludovic Halévy, Daniel and Marianne ( looking lovely with a broad straw hat trimmed with white roses ), Paul and Lili Desjardins ( she too looked very sweet . I felt proud of my french lilies ), M. Duclaux and Jacques, all to meet Mr and Mrs Humphrey Ward (4). They were very pleasant ; all of them have grown grey and elderly. It is only then, meeting old friends, that we realize how time slips on. It still seems half a joke when I go into a shop and ask for a bonnet for a « dame agée », meaning myself. But so I appear to others, no doubt, and so Mary Ward appears to me. She looks a very pleasant distinguished and capable elderly lady ; perhaps more middleaged than elderly. She has finished her new novel ; they have been in Rome a month ; I am going to lunch with them tomorrow to meet the english Commissioner and his wife, and then I am to meet Louise at Lanvin’s, the great modist : to choose my summer bonnet. I fondly believe it is to cost only 45 francs ( 35 pounds ) which seems impossible. But the only one in which I looked nice was a rather battered one, which had been 70 francs and which she offered to trim up with fresh tulle and fresh roses, gazing it would be a bargain for us both. It is a very coarse white straw bonnet, … with a stand of silk and trimmed with black tulle, a knot of black velvet, a white rose, and black velours strings. Of course I shall not take unless it looks nice .

Ma chère maman,

 Je me demande s’il fait toujours chez vous aussi froid qu’ici. Je ne suis pas sortie d’aujourd’hui, mais hier le froid était mordant. Louise  m’a emmenée prendre le thé chez Hannah ( !) et aujourd’hui Hannah est venue prendre le thé chez moi. J’ai eu [ à dîner ] Ludovic Halévy, Daniel et Marianne (ravissante avec un large chapeau de paille orné de roses), Paul et Lili Desjardins (elle aussi est charmante ; je me sentais fière de mes lys français), M. Duclaux et Jacques, pour rencontrer M. et Mrs Humphrey Ward. C’était très agréable ; tous deux sont devenus âgés et grisonnants. C’est seulement lorsqu’on rencontre de vieux amis que nous réalisons combien le temps passe : il me semble toujours que je plaisante à moitié quand j’entre dans une boutique et que je demande, en parlant de moi, « un bonnet pour une dame âgée ». Mais c’est sûrement ainsi que j’apparais aux autres, et c’est ainsi que Mary Ward m’apparaît. : elle a l’air d’une lady âgée, 1 très charmante, distinguée et efficace ; plutôt peut être entre deux âges qu’âgée. Elle a terminé son nouveau roman. ; ils viennent de passer un mois à Rome. Je vais déjeuner avec eux demain pour rencontrer le commissaire anglais et sa femme et ensuite j’ai rendez vous avec Louise chez Lanvin, le grand couturier, pour choisir mon chapeau d’été.  J’espère bien qu’il ne coûtera que 45 francs (35 livres), ce qui semble impossible. Mais le seul qui m’allait était plutôt défoncé ; il valait 70 francs et elle offrait de le rénover avec du tulle neuf et des roses, prétendant que ce serait une affaire pour nous deux. C’est un chapeau de paille blanche avec un ruban de soie et orné de tulle noir , un nœud de velours noir, une rose blanche et des lacets de velours noir. Bien sur je ne le prendrai que si il a l’air joli.

I am at last beginning to get a few ideas for Paris, but it is still a small heap of notes and it must be done early in June ! This time of the year one’sfriends claim one so much and as it is the … time I can go out and see them. I should regret to stay in every day and all day long. On friday I shall stay in , but little Guette Paris is coming to lunch  » to see the pigeons ». ( The Wards were enchanted with my ring-… : it is a ring dove , not a pigeon ; they thought it such a lovely situation !! ). On saturday I lunch with M. Duclaux and Jacques and Jacques’ grandmother ; on sunday , the inauguration of the Pasteur’s hospital. On monday I mean to stay in and peg away all day and on tuesday too, I hope .

 Darling mother, I could not bear to keep your chain which I always remember round your neck when I was a little girl , and which I should dearly love to see round your neck again. But if Nelly brings it, I will wear it as the greatest treasure and bring it back to London and see if I can’t then persuade you to wear it . So useful a thing is not a mere ornament . If you will not, please, dearest, you must let me pay the cost of mending it etc. But I hope you will. I should love to see you in the dear old chain. Fondest love to both.

Mary

Je commence enfin à avoir quelques idées pour Paris(5), mais ce n’est encore qu’un petit tas de notes et ça doit être terminé début juin ! En ce début d’année vos amis vous réclament tellement et c’est juste le moment où je peux sortir pour les voir. Je le regretterais si je restais à la maison toute la journée. Vendredi je ne bougerai pas, mais la petite Guette Paris vient déjeuner « pour voir les pigeons » ( Les Ward ont beaucoup aimé ma bague… c’est une bague tourterelle, pas pigeon ; ils ont trouvé la réaction très amusante !!). Samedi je déjeune avec M. Duclaux, Jacques et la grand-mère de Jacques(6) ; dimanche inauguration de l’Institut Pasteur. Lundi je vais rester à la maison et me débarrasser du tout ; Mardi de même, j’espère.

Chère mère, je ne pourrai pas supporter de porter votre chaîne que je revois toujours autour de votre cou quand j’étais petite fille et que j’aimerais vraiment revoir autour de votre cou. Mais si Nelly me l’apporte, je la porterai avec le plus grand plaisir ; je la rapporterai à Londres et verrai à vous persuader de la porter. Un objet si utile n’est pas seulement un ornement. Si vous n’acceptez pas, s’il vous plait, laissez moi en payer la réparation, etc..  Mais j’espère que vous accepterez. Je serais si heureuse de vous voir avec la chère vieille chaîne. Mon affection à vous deux 

Mary

 

MRS G.T.ROBINSON

Ibid

18 Bd de la Tour Maubourg , sunday 20th may( sur l’enveloppe : may21th , Pasteur Institute)

Darling mother,

I see with something like dismay that it’s the 20th of may ( dear me , I am stumbling into poetry ). At this time of year, one ought to have the nine lives of a cat and live them all at once ; one always seems to have undone the most important things ! notably my poor work which hardly gets on at all. But this next week I am going to stay in and give a famous coup de collier and as I have a good deal of rough material, that will certainly make a difference.

Chère mère,

 Je vois à mon grand dépit que nous sommes le vingt mai ( Oh là là, je tombe dans la poésie !). A ce moment de l’année on devrait avoir les neuf vies du chat et les vivre toutes à la fois ; il semble toujours qu’on n’a pas fait la chose la plus importante ! Précisément mon malheureux travail qui n’avance presque pas du tout. Mais la semaine qui vient, je vais rester à la maison et donner un fameux « coup de collier » ; comme j’ai beaucoup de matériaux bruts, cela fera certainement la différence.

 

Today I am going with Eugénie to the housewarming of the new Pasteur Institute and hospital. All the workmen are to have a champagne collation and prizes for merit. I went all over the huge place yesterday and saw it thoroughly : M. Duclaux showed me all the laboratories and the architect showed me the laundry, the kitchens, the brewery ; and with both of them the hospital . It is a huge place with room for six hundred chemists. Only the diphteria hospital is ready at present , the prettiest blue and white place, each bed in a sort of loose box of white china and glass, all washable, with rounded angles, opening with French windows on to a perron above a garden. There is a large jardin d’hiver for the convalescents. All the animals and and experiments, etc., are in the other Pasteur Institute over the way : this one is reserved for chemistry and therapeutics of the hospital ; also for agricultural chemistry and brewings ; M. Duclaux has a huge lecture hall and a laboratory from which he can overlook all the buildings of his little kingdom. It has been a great task building it all, and I think he looks tired .

Aujourd’hui je vais avec Eugénie (7) à la pendaison de crémaillère du nouvel Institut Pasteur et de l’hôpital. Tous les ouvriers vont avoir un apéritif au champagne et des récompenses. J’ai fait le tour des immenses locaux hier et j’ai tout vu en détails : M. Duclaux m’a montré tous les laboratoires et l’architecte m’a montré la buanderie, les cuisines, la brasserie ; et, avec les deux, j’ai visité l’hôpital. C’est un lieu énorme avec de la place pour six cents chercheurs. Il n’y a que l’hôpital réservé à la diphtérie qui est prêt pour le moment : c’est un endroit agréable, bleu et blanc, chaque lit dans une sorte de box fermé en verre et carrelage blanc, le tout lavable, avec des angles arrondis, qui ouvre sur une terrasse au dessus du jardin par des fenêtres à la française. Il y a un grand jardin d’hiver pour les convalescents. Tous les animaux et les expériences, etc., sont dans l’autre bâtiment de l’Institut, de l’autre côté de la rue ; le premier est réservé à la chimie et à la thérapie de l’hôpital. Il sert aussi pour la chimie agricole et la brasserie ; M. Duclaux a une énorme salle de conférence et un laboratoire d’où il a une vue surplombante sur tous les bâtiments de son petit royaume. Ca a été un gros travail de construire tout cela, et je pense qu’il a l’air fatigué.

I lunched there yesterday with his cousin, mother in law and Jacques. I have now subsided into quite the philosopher and friend which is much more my place than the Idol one behaves badly to !

J’y ai déjeuné hier avec sa cousine, sa belle mère  et Jacques . Je me suis restreinte maintenant au rôle de philosophe et d’amie, ce qui vaut mieux que celui de l’idole devant qui on se comporte mal. 

I ought to have gone to a party at the english pavilion – but I was too tired and white with plaster dust ! I came home and made tea for young Baring and Gaston Paris .. The latter, dear poor friend, in much distress : little Michel Desjardins has been at death’ … since I saw his parents on wednesday : he was operated yesterday morning for an abcess in the internal ear. If I possibly can , I must go and see the poor Desjardins today. Dear me, what I spend in cabs is something terrible to think of !  » Oh for an isle in unsuspected seas ! » where I could migrate with all my books for a week or two and get my work done in quiet ! I no longer hate that Edinburgh’s article so much however : that’s one step gained. I had a very good and nice report of you last night. Nelly (!) turned up at ten oclock on her way to the Havet’s, in eveningdress to come and tell me how you both looked and bring your kind and lovely messages. The handkershiefs are beautiful little things, dear Mabel. The dear old chain is too great a treasure for me, Mummymuff. I would love to see it round your neck again. What a lot there is of it ! And yet I remember it being broken so often, so often on the old chippendale davenport and the ornamental wardrobe that used to stand in your drawingroom at …. and in Leamington. The chain brings them both up to my eyes, and you in a black and white stripped dress, – or else with a black voile trimmed with little red ribbons – those were my two favorites – I can almost see the Calla lily in the corner window and hear the sound of the croquet bates on the lawn outside. … Many things have happened …, some sadder, some far , far dearer and highter than anything I could have dreamed of in those days .

Keep well , dears . In about six weeks I suppose we shall be talking instead of writing.

Mary

Je devais aller à une réception au pavillon anglais, mais j’étais bien trop fatiguée et couverte de poussière de plâtre – Je suis rentrée à la maison et ai fait un thé pour le jeune Baring(8) et Gaston Paris… ce dernier très déprimé : le petit Michel Desjardins a été à l’article de la mort …depuis que j’ai vu ses parents mercredi dernier ; il a été opéré hier matin pour un abcès de l’oreille interne. Si je le peux il faut que j’aille voir les pauvres Desjardins aujourd’hui. Mon dieu , c’est terrible de penser à ce que je dépense en fiacres ! « Oh ! avoir une île dans des mers inconnues ! “ [Citation ?] où je pourrais aller avec mes livres pour une ou deux semaines et finir mon travail en paix : je ne déteste plus tellement cet article de l’Edinburgh de toutes façons ; c’est un pas en avant. J’ai eu d’excellentes nouvelles de vous la nuit dernière ; Nelly (!) a débarqué à dix heures, sur sa route vers les Havet (!), en robe du soir ; elle venait me dire à quel point vous alliez bien toutes deux et m’apporter vos charmants messages. Les mouchoirs sont de merveilleuses petites choses, chère Mabel. La vieille chaîne est un trésor bien trop beau pour moi, Mummy muff ! J’aimerais le voir de nouveau autour de votre cou. Que de choses à dire ! Je me souviens l’avoir vu si souvent cassé, si souvent sur le vieux bureau Davenport de Chippendale et la jolie armoire qu’il y avait jadis dans votre salon à ….. et à Leamington. La chaîne me les remet en mémoire, avec vous dans une robe noire rayée de blanc, ou bien avec un voile noir orné de petits rubans rouges  : ces deux habits là étaient mes préférés. Je peux presque voir les arums dans la fenêtre du coin et entendre le bruit des battes de cricket sur la pelouse en bas. …Beaucoup d’évènements ont passé … quelques uns tristes, d’autres bien plus heureux, avec plus de succès que je n’aurais pu en rêver à ce moment là.

 Portez vous bien, mes chéries. Dans quelques six semaines, je pense, nous pourrons bavarder au lieu d’écrire.

Mary.

Mrs G.T. ROBINSON

Ibid.

Sunday May 27 ( 1900 )

My darling mother,

I was very glad to see the account of the Mafeking rejoicing (!). They must have been tremendous and most moving. But I would still rather have had a postcard : it seems a long time till monday night . Maydie sent me a cheerful letter on friday from which I gather that she is in bed but not seriously ill. Do tell me what is exactly the matter whith her. Is it a relapse of influenza ? Is it an attack of cardiac neuralgia ? Is it nervous exhaustion following her fainting fit ? Which I expect was itself a symptom of exhaustion ? She tells me she has resigned her post at B.C. – that she had already resigned it when this illness came on. So I suppose she already felt very tired , poor dear ? I am thankful she has given it up.

 J’ai été très heureuse d’avoir le compte rendu des célébrations de Mafeking(9); elles ont dû être extraordinaires et très émouvantes. Mais j’aimerais bien plutôt avoir une carte postale : le temps me paraît long jusqu’à lundi soir. Maydie m’a envoyé une joyeuse lettre vendredi, de laquelle je déduis qu’elle est au lit mais pas sérieusement malade. Dites moi de quoi il s’agit exactement. Est-ce une rechute de grippe ? Est-ce une attaque de névralgie cardiaque ? Est-ce une dépression nerveuse à la suite de ses accès d’évanouissement ? Ce qui, je pense, est en soi un symptome d’extrème fatigue ? Elle me dit qu’elle a démissionné de son poste au B.C.(10) – qu’elle avait déjà démissionné quand sa maladie a commencé. Je pense donc qu’elle se sentait déjà très fatiguée, la pauvre ? Je suis contente qu’elle ait abandonné.

I hope you were not quite exhausted , poor love , going to Forest Hill ? I always hate that journey for you, and just expect to hear of asthma, ear- ache or a pain in your chest ! I always think a day in Forest Hill tires you quite as much as the journey to Paris. Maydie tells me poor dear Auntie is very … down and Eustace in bed. I am so sorry. I hoped they had jerked a little out of that miserable growe of illness and depression. It is sad when every member of a family has such poor health. What was the matter with Eustie and how is Herbert ?

J’espère que vous n’étiez pas trop épuisée, pauvre amour, d’aller à Forest Hill(11). Je déteste toujours que vous fassiez ce voyage, et je m’attendais à de l’asthme, des maux d’oreilles et une douleur à la poitrine. Je crois qu’un jour à Forest Hill vous épuise autant que le voyage à Paris. Maydie me dit que l’état de la pauvre tantine est … très bas et qu’Eustace garde le lit. J’en suis désolée ! J’espérais qu’ils s’étaient un peu sortis de cette malheureuse tendance à la maladie et à la dépression. C’est triste que chaque membre de la famille ait une aussi mauvaise santé.

I sent Maydie two good novels yesterday, and can send her some more if she likes. She tells me she is going back to the college this week. But only, I trust, to a very mitigated extent ? Has she been using her bicycle too much, do you think ? Or, on the contrary, do the close atmosphere and immobility affect her health ?

Hier, j’ai envoyé à Maydie deux bons romans et je peux lui en envoyer d’autres si elle en a envie. Elle me dit qu’elle retourne au Collège cette semaine. J’espère seulement que c’est pour un temps limité. Pensez-vous qu’elle a trop utilisé sa bicyclette ? Ou au contraire est-ce l’atmosphère confinée et l’immobilité qui affectent sa santé ?

I have no news. I have only been out of the house once this week. Just to the german palace . The exhibition … is quite a museum and a garden : full of the most beautiful treasures and beds of roses. I fancy my workmen will give me little trouble. I meet them with my staff in front of the station palace and Mrs Seligman will lead off those who want to see the colonial exhibits and so on. I reserving the Queen of Spains tapestries, the pictures of Frederic the great, the english palace and two little palaces of fine arts. Quite enough ! But if I am tired, I shall just take a wheel-chair ; it seems but a natural friendly thing to do, but I shall be glad when it’s over. This week I shall feel a free assurance you can send for me if you want me.

Je n’ai rien de neuf à vous dire ; je ne suis sortie qu’une fois de la maison cette semaine : juste au pavillon allemand. L’exposition est vraiment un musée.. et un jardin : pleine des plus beaux trésors et de parterres de roses. J’ai l’impression que mes travailleurs vont me créer peu d’ennuis ; je les retrouve avec mon équipe devant l’entrée et Mrs Seligman va conduire ceux d’entre eux qui veulent voir l’exposition coloniale, etc. Je me réserve les tapisseries de la Reine d’Espagne, les tableaux de Frédéric le grand, le pavillon anglais et deux petits pavillons des beaux arts. Cela me suffit ! Si je suis fatiguée je n’ai qu’à prendre une chaise roulante ; il semble que ce soit un geste amical et naturel à faire, mais je serai contente quand ce sera terminé. Cette semaine je m’attends à ce que vous m’envoyiez chercher si vous avez besoin de moi.

It is a beautiful day today. Maughite is coming for me and I am going to take her to the Pasteur Hospital. There is a fète there. I shall inaugurate a new dress which is very pretty, with a soft falling long skirt and a little tucked boléro opening on a fichu of black lace cramped over an underbodice of white taffetas . My works get slowly on. By this day and week I trust Paris will be done in the first rough jet, and Thackeray in the hands of the Revue de Paris. So far I am not very fond of Paris, but I daresay it will come all right. I was wondering , do you suppose the Bairds would like my flat ( saying 5th of july to 5th of august and let us have their Hotcombe cottage ? You could take Kate, for Eugénie’s travelling experiences are a consideration. And I expect she would like to go home. They could bring the baby’s nurse and have … to clear in a morning. What do you think of this wilddream ? The landlord could not allow us to let my flat but cann’t prevent me lending it ! Fondest love to both …

Mary

Aujourd’hui est un jour magnifique. Maughite vient me chercher et je vais l’emmener à l’hôpital Pasteur ; il y a une fête là bas ; je vais inaugurer une nouvelle tenue, très jolie, avec une longue jupe qui tombe mollement et un petit boléro plissé ouvert sur un fichu de dentelle noire par-dessus un corsage de taffetas blanc. Mon travail avance lentement ; d’ici à huit jours je pense que Paris sera terminé, au moins quant au premier jet, et Thackeray entre les mains de la Revue de Paris. Jusqu’à présent je ne suis pas très contente de Paris, mais j‘ose dire que je le finirai correctement. Je me demandais : pensez vous que les Baird aimeraient avoir mon appartement ( disons du 5 juillet au 5 août) et nous prêter leur maison de Hotcombe ? Vous pourriez emmener Kate, car il faut réfléchir sur l’expérience qu’a Eugénie des voyages ; et je pense qu’elle aimerait aller chez elle. Ils pourraient amener la nurse du bébé et … Que pensez vous de ce rêve fou ? Le propriétaire pourrait nous interdire de louer mon appartement mais il ne peut pas m’empêcher de le prêter.

Très affectueusement à vous deux.

Mary

Mrs G.T.ROBINSON

Ibid ( no enveloppe , no date on it )

Tuesday , Oak ball day (!)

 My dearest dears

I do hope the visit to B.C. passed off without too much fatigue. Mother was quite right to take a cab ; I am sure Maydie ought to be reckless in cabs for a little while, and above all avoid the steps, …and poisonous air of the Underground. At B.C. I should just let them do without her. Illness is always a « cas de force majeure ». If you work yourself to death like my beloved husband, much thanks you get for it ; we have seen enough of that ! And B.C. behaved so badly to the former secretary that I am sure it is not an object for such a sacrifice .

Mes chéries,

J’espère que la visite au B.C. s’est passée sans trop de fatigue. Mère a eu raison de rendre un fiacre ; je suis sûre que Maydie ne doit pas hésiter à utiliser des fiacres pour un certain temps, et surtout éviter les escaliers .. et l’air empoisonné du métro. Laissez donc le B(ritish) C(ouncil) se débrouiller sans elle : une maladie est toujours un « cas de force majeure ». Si vous vous tuez au travail comme mon époux bien aimé, vous n’en tirerez pas beaucoup de reconnaissance, je l’ai bien vu. Et B. C. s’est si mal conduit avec la secrétaire précédente que ce n’est pas un bon objet pour un tel sacrifice, j’en suis sûre.

I laughed over Mother’s charming account of the decorative panic at Forest Hill and trust she saved The Russel’s home from nodding poppies such as decorate my staircase. Dearest Mammie, the wheelchair was a « goak » to express my appreciation of the D’s service as an interpreter. But I expect I shall want a chair as my foot has swelled up again. I stood on it too much on sunday at the Pasteur Garden party. Every one was very good to me. I feel quite confused. Dr Roux ( who still looks very ill, with hair like mine ), Dr Salimbeni and the architect and the whole Pasteur familyso very kind and coming on . But I took the Salvador’s , who love a little … and fla-fla and they enjoyed it nicely ; Maughite could not be torn from the electric mangle, and the seven lovely copper candelabres ( worked by steam ). Mme Rhodes was not there ( Mr Duclaux ‘ cousin , you know ). On saturday afternoon, an automobile knocked her down. She fainted, woked up to feel it going over her ! Thanks to the electric tyres, no bones were broken but she is black and blue from head to foot, too stiff to move, and found herself ( awful moment ) in this condition, with blood streaming from a cut on her nose, in short skirts like an elderly and battered ballerina ; the horrid car having cut off her dress , … and silk petticoat to the knees ! Fancy a delicate little white haired provincial lady of sixty ! I went to see her yesterday and found her very shaken, as you might expect .

 

J’ai bien ri devant le charmant compte rendu que Mère a fait de la panique décorative à Forest Hill ; je suis sûre qu’elle a sauvé la maison des Russell des coquelicots penchés comme ceux qui ornent mon escalier. Chère maman, la « chaise roulante» était une sottise pour exprimer mon appréciation du service rendu par l’interprète. Mais je m’attends à avoir besoin d’un siège car mon pied a gonflé de nouveau. Je suis restée appuyée dessus trop longtemps dimanche pendant la réception de l’Institut Pasteur. Tout le monde a été très bon avec moi, je me sentais très gênée. Le docteur Roux, ( qui a toujoursl’air très malade, avec ses cheveux comme les miens), le docteur Salimbeni, l’architecte et toute la famille pastorienne m’entouraient si gentiment. J’ai emmené les Salvador qui aiment les flon flon et se sont beaucoup amusés. Maughite ne pouvait pas s’éloigner de l’essoreuse électrique ni des sept bougeoirs en cuivre ( qui marchent à la vapeur). Madame Rhodes n’était pas là ( vous savez, la cousine de M. Duclaux). Samedi après midi elle a été renversée par une automobile ; elle s’est évanouie, s’est réveillée pour la sentir l’écraser de nouveau ; remerciés soient les pneux électriques ( !!), il n’y a rien de cassé mais elle est bleue et noire de la tête aux pieds, trop raide pour pouvoir bouger ; elle s’est retrouvée dans cet état, – horrible moment -, du sang coulant de son nez, en jupe courte comme une vieille danseuse délabrée : l’horrible voiture avait déchiré sa robe et son jupon de soie jusqu’aux genoux ; imaginez cela, une délicate vieille dame provinciale, soixante ans, avec des cheveux blancs ! Je suis allée la voir hier et l’ai trouvée très secouée, comme bien vous pensez.

I had a cab by the hour, for I had been with the young Pontremoli’s to see the new hall he has made for the great Ruben’s series in the Louvre. Now I suppose one of the most magnificent halls in Europe from the decorative point of view. Such colour ! But I would give it all for Rembrandt’s Pilgrims to Emmaus or the tiny « Philosopher in his study » next door.

J’ai loué un fiacre à l’heure, pour aller avec le jeune Pontremoli voir la nouvelle galerie qu’il faite pour la série des grands Rubens au Louvre. C’est mainenant, je suppose, une des plus magnifiques galeries d’Europe du point de vue de la décoration. Quelles couleurs ! Mais je donnerais la totalité pour les Pélerins d’Emmaüs ou le petit philosophe dans son bureau, dans la salle d’à côté.

M. Duclaux came to tea, Ludovic and Daniel Halévy, Mr Blochet(12) and my danish old maid. So I had a day of it. Today I stay in and write. Tomorrow I must arrange for my workmen with the english Commissary. There will be plenty of women, dear, never fear ! Nelly , H. Lynch , Mathilde Beclet (!), old Me Gray – and some of the workmen are women. It is so odd that you look on me as a brilliant and dangerous siren ! Remenber, Mary robinson couldn’t be fast if she tried ! Fondest love to both . Molly

M. Duclaux est venu prendre le thé, Ludovic et Daniel Halévy, M. Blochet et ma vieille bonne danoise. J’y ai passé la journée. Aujourd’hui je reste à la maison et j’écris. Demain je dois m’organiser pour mes ouvriers avec le commissaire anglais. Il va y avoir des quantités de femmes, seigneur, c’est sûr. Nelly, H. Lynch, Mathilde Beclet, la vieille madame Gray – et certains ouvriers sont des ouvrières. C’est si étrange que vous me regardiez comme une brillante et dangereuse sirène ! Souvenez vous, Mary Robinson ne pourrait se presser, même si elle essayait .

Mon affection à vous deux.

Molly

Mrs G.T.ROBINSON

19 Sheffield terrace

Campden hill, London W.

[ on the enveloppe : »showing Manchester folk exhibition » – other writing – ]

Paris , sunday 3th june ( 1900)

My dearest dears

Today as you can imagine I feel dreadfully tired, and look a beauty. But owing to the family spirit I did not feel at all tired at the time. It all went off very well, the rain did not come on until our sightseeing tour was done. Hannah and Nelly came to lunch and, at two, in front of the italian palace, we met Gustave Seligman , Mathilde Beclet (!) and Jacques Duclaux. None of the men aides de camp turned up. Mr Duclaux, who was late as usual, followed us all over the exposition for rearly three hours and then sent me a despaired telegram. But Jacques was as good as his word and took off our party ; Mr Seligman … so Mathilde, Nelly Hannah and I … had between thirty and forty – about forty I suppose -. We visited the english pavillion, the spanish tapestries and the Museum of decorative art in the Petit Palais . That is what they like best, and, at five we all met again at the pont Alexandre.

Mes très chères,

Aujourd’hui, vous l’imaginez bien, je me sens terriblement fatiguée et j’ai vraiment l’air d’une beauté ; mais, grâce à l’esprit de famille, je ne me sentais pas du tout fatiguée sur le moment. Tout s’est très bien passé, la pluie n’est pas survenue avant que nous ayons fini la visite. Hannah et Nelly sont venues déjeuner, et à deux heures, en face du pavillon italien, nous avons retrouvé Gustave Seligman, Mathilde Beclet ( ?) et Jacques Duclaux. Aucun des aides de camp mâles ne manqua à l’appel. M. Duclaux, qui était en retard comme d’habitude, a été derrière nous dans l’exposition pendant pratiquement trois heures, et, après, m’a envoyé un télégramme désespéré. Mais Jacques a été aussi bon qu’il l’avait dit et conduisit notre groupe. Nous avons été entre trente et quarante personnes, à peu près quarante je suppose. Nous avons visité le pavillon anglais, les tapisseries espagnoles et le musée des arts décoratifs au Petit Palais. C’est ce qu’ils ont le mieux aimé, et, à cinq heures, nous nous sommes tous retrouvés au pont Alexandre .

They are an uncommonly nice well-educated gentle considerate set of people. The first who came up, a miss Lancastre, is a professed cook and teacher at a school of cookery ; many of them are salesmen in shops, others working people : they talk to you about Tolstoi’s Resurrection and Jan van Eyck adoration of the lamb, just like any one else, and indeed the bookbinder, Mr Haddon (!), who in a way is leading the party ( though he don’t speak french ) said the most sensible things about Tolstoi that I have heard for a long time. After the tapestries we took them to the belgian restaurant and Mathilde and I treated them to Faro beer, sirop and cakes. They were most friendly and nice. They had almost all read my Guardian articles, some of them knew Philippe Harlog (!), which opened Nelly’s sisterly heart – and they were so delightfully good humored and pleased with everything that they could hardly know how very tired they were. They had left Manchester on friday at two p.m. and after a bad crossing reached their Paris Hotel on saturday at noon. The men were eager to talk politics or rather theories ; the women noticed everything, the red ribbons in the gentlemen’s buttonholes, the little communicants in white ( « are they going to be nuns ? » ) the light walk of the parisiennes (‘sort of swaying, as if they had no stays above the waist, so graceful » ) . They thought Paris wonderfully pretty (  » quite eastern » ) and in the middle of the blazing Azalea garden between the two palaces of the finest arts, with the Champs Elysées in front and the Invalides behind, Mrs Haddon burst forth : » well , if it weren’t a question of L. s. d.( sic ), I should stay here and turn Parisian » !  » I meant to have met them again today but I am too tired. – Mr Haddon told I should be – ; I have told any …….creatures they can come to tea today or tomorrow , but belief is : Lancashire spirit will carry them all through, though one of them is barely convalescent from a long illness ! Mrs Haddon wanted to give me her brooch as a keepsake, and I was Lancashire enough to understand I had to take something in return for the beer : so I accepted the cyclist badge of the Ancoats Brotherhood. There, Mabel !

C’est un groupe de gens particulièrement bien élevés, gentils et attentifs. La première à apparaître, une certaine miss Lancastre, est cuisinière de profession et professeur dans une école de cuisine ; beaucoup d’entre eux sont des commerçants, ou autres travailleurs : ils vous parlent de Résurrection de Tolstoï, et de l’Adoration de l’agneau de Jan van Eyck, comme n’importe qui d’autre ; et réellement le relieur, M. Haddon, qui, d’une certaine façon, est le leader du groupe, a dit sur Tolstoï les choses les plus intelligentes que j’ai entendues depuis longtemps. Après les tapisseries nous les avons emmenés au restaurant belge, et Mathilde et moi nous leur avons offert une Faro, du sirop et des gâteaux. Ils ont été charmants et amicaux. Ils ont lu presque tous mes articles du Guardian, quelques uns d’entre eux connaissaient Philippe Harlog ( ?) ce qui a touché le coeur de Nelly – et ils ont été de si excellente humeur et si contents de tout ce qu’ils voyaient qu’ils pouvaient à peine sentir à quel point ils étaient fatigués. Ils ont quitté Manchester vendredi à deux heures du matin et après une mauvaise traversée ont atteint leur hôtel parisien samedi midi. Les hommes étaient avides de parler politique, ou plutôt de théoriser, les femmes remarquaient tout, les rubans rouges à la boutonnière des gentlemen, les jeunes femmes chargées de la communication en blanc ( sont-ce de futures bonnes sœurs ?), la démarche légère des parisiennes ( une sorte d’ondulation, si gracieuse, comme si elles n’avaient pas de corset) ; elles ont trouvé Paris extraordinairement agréable ( totalement oriental) et, au milieu du jardin resplendissant d’azalées, entre les deux palais des beaux arts, avec les champs Elysées en face et les Invalides derrière, Mrs Haddon a explosé : »Si ce n’était pas une question de !!! (sic), je resterais ici et me ferais parisienne » J’avais l’intention de les rencontrer aujourd’hui de nouveau, mais je suis trop fatiguée . – M. Haddon avait dit que je le serais – J’ai dit à quelques uns qu’ils pouvaient venir prendre le thé aujourd’hui ou demain, mais on pense généralement que la coutume du Lancashire va les pousser à venir tous, bien que l’un d’eux soit à peine convalescent d’une longue maladie ! Mrs Haddon voulait me donner sa broche en souvenir, et je suis suffisamment du Lancashire pour savoir que je devais recevoir quelque chose en échange de la bière. Si bien que j’ai accepté le badge de l’Association cycliste des Ancoats. Hé oui, Mabel !

You are kind to send me a line often. I seem to feel somehow that Maydie is not getting on as well as she ought. Kind Dr Dent has spend time to write me a letter ; he assures me there is no organic lesion and that, with rest and care, this illness wil leave no trace on heart or nervous system. But all depends on rest and care, and a bracing change. In face of this I should certainly resign B.C. ( sic ) at once . I mean discontinue your visits, which are running a risk. If you think I could take your place there, Maydie, for the next few weeks, I will make it possible to come at once. Think it well over .

Fondest love to both . Molly

Vous êtes gentilles de m’écrire si souvent une ligne ou deux : j’ai l’impression que Maydie ne va pas aussi bien qu’elle le devrait ; le gentil Dr Dent a pris sur son temps pour m’écrire une lettre ; il m’assure qu’il n’y a pas de lésion organique et que, avec des soins et du repos, cette maladie n’ aura aucune conséquence sur le cœur ou le système nerveux. Mais tout dépend des soins, du repos, et d’un important changement de vie. Si c’était moi, je démissionnerais du British Council immédiatement ; je veux dire qu’il faut interrompre vos interventions qui vous font courir des risques. Si tu penses, Maydie, que je peux prendre ta place pour les prochaines semaines, je vais me débrouiller pour venir tout de suite ; réfléchissez y.

Toute mon affection à vous deux

Molly

Mrs G.T.ROBINSON

 Ibid.

 Paris friday june 8

 My darling mammie

 How grieved I was to hear about the teeth ! What a shock to your system ! And how much you must have suffered first to think of having them … out ! Still, though they make a dreadful gap in my jaw , I have never regretted those I lost two and an half years ago, and trust, my poor dear, that at last you will now be free from tooth ache . But you will have a lot of bother with the dentist in replacing them. I suppose Dr Dent took them out ? How did you manage ? Poor darling old Mammie, you really are a « well-plucked » one  » as the schoolboys say :  » a chic type! » But I feel anxious and hope you will send me a line today. For I remember Madame Salvador being quite laid up with nausea and other miseries after having three teeth out a few years ago. It is such a shock to the nerves.

Mrs G. T. Robinson

Ibid

Paris, vendredi 8 juin

 Ma chère maman,

Comme j’étais ennuyée de ce que vous me dites de vos dents ; quel choc à votre santé ! Et comme vous avez dû souffrir en apprenant qu’on devait les arracher ! De toute façon, même si elles laissent un horrible trou dans ma mâchoire, je n’ai jamais regretté celles que j’ai perdues il y a deux ans et demi ; et pensez, ma pauvre chérie, qu’au moins vous n’aurez plus mal aux dents ; mais vous aurez beaucoup d’ennuis avec le dentiste pour les remplacer. Je suppose que le docteur Dent les a arrachées ? Comment avez-vous fait ? Ma pauvre chère vieille maman, vous êtes quelqu’un qui a de la chance, , comme les étudiants diraient un brave type . Mais je me sens un peu inquiète et j’espère recevoir un mot aujourd’hui. Car je me rappelle Mme Salvador, qui a été clouée au lit il y a quelques années, avec des nausées et d’autres ennuis, quand on lui a arraché trois dents ; c’est un tel choc nerveux !

Dear old Mémé is better. The doctors said that, albuminuria or no albuminuria, since she wouldn’t drink her milk , she must have meat, for she was dying of inanition. She does not know she has it. But she has every day a cream ice rather streng and flavoured with raspberry or vanilla in which there is a quantity of fresh meat juice : it looks just like any other ice. She is still very pale, but she is losing that parchment look as though there were no blood below the skin. And this treatment has gone for these three weeks ; so far there are no kidney troubles.

La chère vieille mémé va mieux. Les médecins ont dit que, albuminurie ou non, à partir du moment où elle ne veut pas boire de lait, elle doit manger de la viande, car elle est en train de mourir de faim. Elle ne sait pas qu’on le lui donne, mais elle a tous les jours une crème glacée plutôt riche, parfumée à la framboise ou à la vanille, dans laquelle on a ajouté une grande quantité de jus de viande frais : ça ressemble à n’importe quelle autre crème. Elle est toujours très pâle mais elle perd ce teint parcheminé qu’elle avait, comme si il n’y avait plus de sang sous la peau. Le traitement a été conduit ces trois dernières semaines ; pour le moment il n’y a pas de troubles rénaux.

I had a long letter from Daniel at Rome yesterday , anxious for news of his bicycling- comrade. I hope that in sending him better news I am still within the bonds of facts ? Poor dears, you have had a lot of trouble since Easter! What does Dr Dent say, by the way about Bickey ?

J’ai eu hier une longue lettre de Daniel, venue de Rome ; il est inquiet pour son compagnon de virées à bicyclette . J’espère qu’en lui envoyant de meilleures nouvelles je reste dans les limites du réel ? Mes pauvres chéries, vous avez eu bien des ennuis depuis Pâques ? En passant, que dit le docteur Dent à propos de Bickey ?

I am rather tired and used up but on wednesday I hope to send off Paris of which quite two thirds are now ready for press and for which Mr Elliot is clamouring. Then I shall have a few days rest before tidying up my other little choses : the M.G. , the Renan article , and one on Doudou for which an American Encyclopaedia has applied . And then au revoir !

Are you beginning to have any idea of your plans for this summer ? I daresay Norfolk, Lowestoff for instance or Cromer , would be very bracing .

Fondest love to you both from Molly

Je suis plutôt fatiguée, épuisée même ; mercredi je compte expédier Paris dont les deux tiers sont prêts à imprimer et que Mr Elliott réclame à grands cris. Alors je vais prendre quelques jours de repos avant de liquider mes autres petites choses : le M.G., l’article sur Renan et un sur Doudou que m’a demandé une encyclopédie américaine. Et puis, au revoir.

Commencez vous à avoir des plans pour cet été ? Je suppose : Norfolk, Lowestoff ou Cromer serait très vivifiant /

Affection à vous deux de Molly

Mrs G.T. ROBINSON

Ibid

Paris , 10 june 99 ( really 1900 , sur l’enveloppe )

Dearest Mammy

I hope there is a postcard from you downstairs. But Eugénie is out doing the shopping before the great heat of the day. It is not yet nine, and, pff… !! How it dazzles, and blazes, and glitters outside ! Alas, I am going out to lunch, with the Jekyll’s ( English commissary ), the Asquittes, and Mabe’l’s friend, M.Haldane. Fortunately my black crepe de chine looks very cool ; I have not worn it yet. – The people sound interesting, so I dare say I shall enjoy it, if I can get a cab ( there is a strike, and it’s the Grand Prix today, the french Derby ). And if I can’t get a cab, I shall send a polite telegram regretting and take off my smart frock and sit at home in the cool, and eat the remains of the feast prepared last night for Gabri Halphen : much I fear .

Mrs G. Robinson

Ibid

Paris 10 juin 99 ( en réalité 1900 sur l’enveloppe !)

J’espère qu’il y a en bas une carte postale de vous. Mais Eugénie est sortie pour faire les courses avant la grande chaleur du jour. Il n’est pas encore neuf heures et, pff..tout éblouit, embrase et brille dehors ! Hélas, je dois sortir pour déjeuner avec les Jekyll ( le commissaire anglais ), les Asquitt et l’ami de Mabel, Mr Haldane. Heureusement mon costume en crêpe de chine a l’air très frais ; je ne l’ai pas encore mis. Les gens ont l’air intéressant, je pense que je vais m’amuser – si je trouve un fiacre : ils sont en grève et c’est le grand prix aujourd’hui ( le Derby français) ; si je ne trouve pas de fiacre je vais envoyer un télégramme poli avec mes regrets, ôter mes beaux habits, et rester chez moi, j’en ai bien peur, assise au frais, en mangeant les restes de la fête préparée pour Gabri Halphen la nuit dernière.

I should prefer not having been very well, and with that article to finish ( It is all but done, two days more work ). I have stayed in most of the time last week. But yesterday I went out for nearly three hours. I got Maydie a travelling bag ; alas, why am I not rich, for long purses there are such beauties to be had ! But the fitted common ones looked so common and were so heavy, that I decided on giving the same price for an unfitted one, of really good morocco and very light. She has that nice trousse you gave her, as good as the fittings in the ten guineas ones ; and, at Christmas, I will give her the new invention for bottles : three dear, dutchlooking triangular ease-bottles (!) in a morocco case, standing up, double-stopped and secured from spilling with this morocco lid. I hesitated some time between these charming bottles and the bag, and thought I had better begin with the bag. It looks however a much less fascinating present.

Je préfèrerais ne pas avoir été d’attaque, avec cet article à finir : il est loin d’être terminé, encore deux jours de travail. La semaine dernière je suis restée presque tout le temps à la maison. Mais hier je suis sortie presque trois heures ; j’ai acheté un sac de voyage pour Maydie ; hélas, pourquoi ne suis-je pas riche, il y a de grands sacs qui sont des splendeurs ! Mais les sacs pratiques ont l’air si vulgaire et sont si lourds que j’ai décidé d’en acheter un moins pratique, en vrai cuir marocain et très léger. Elle a cette jolie trousse que vous lui avez donnée, aussi bonne que les accessoires à dix guinées pièce ; et, à Noël, je vais lui faire cadeau d’une nouvelle sorte de flacons : trois ravissants flacons triangulaires, de style hollandais, dans un étui de cuir marocain, se tenant debout et ne pouvant déborder grâce au couvercle de cuir. J’ai hésité un peu entre ces charmants flacons et le sac, et j’ai pensé que je faisais mieux de commencer par le sac. Mais c’est évidemment un cadeau bien moins fascinant.

I called on Mme Rhodes, still black and blue, poor soul. She complimented me on having drawn out the affections of … Jacques ! who is devoted to me, she says, and who has hitherto been too shy to care for anyone outside his home.  » What he has always awaited has been a mother « . I wonder if she has any idea that her cousin has asked me to marry him once or twice. But I think we are very confortable as we are ; and I can’t say he looks in the least brokenhearted. I fancy he thinks that he will in the end … but I am not at all so sure.

J’ai rendu visite hier à Madame Rhodes, qui est encore noire et bleue, la pauvre. Elle m’a complimentée pour avoir réussi à obtenir l’affection de … Jacques ! Il m’est dévoué, dit-elle, et a été jusqu’à présent trop timide pour éprouver une amitié en dehors de sa famille. «  Ce qu’il a toujours attendu , c’est une mère » . Je me demande si elle a la moindre idée que son cousin m’a demandée en mariage une ou deux fois. Mais je pense que nous sommes très bien comme nous sommes et je ne peux pas dire qu’il ait l’air d’avoir le cœur le moins du monde brisé. Je suppose qu’il pense qu’il finira par parvenir à ses fins, mais je n’en suis pas si sûre.

You will say I am a gosse, as usual . No one was ever less proud of a gifted daughter . ( You know I am a gifted daughter ? No , you don’t . Exactly 50 copies of your gifted daughter’s Renan were sold in England, the colonies and America, or rather to America, for the year 1899 : isn’t it sad ? ) Well what will you say of my gossipedness when you hear this little tale. On friday, a nice looking youg seamstress came to see me, sent, she said, by Nelly and Mme Dieulafoy and the english clergyman’s wife, Mrs Noyes. She is the french widow of an english fitter at Redfern’s, has been ill with pneumonia and obliged to find a locum-tenens for her place in Pasquin’s workrooms, which will not be vacant again till july 1rst. A nice well spoken young person. She asked me for any kind of sewing just to tide over her merely momentary distress. I gave her 20 f. and my very best chemise with orders to make two more like it. Yesterday calling at Nelly I said : I hope you found Mrs Davis satisfactory . Qui ça, Mrs Davis ? The seamstress sent by Mme Dieulafoy. Oh, that swindler ! Janine Dieulafoy never sent her at all, it seems . I gave her 5 francs, and dès lors, ni vu, ni connu ! » Never , never, never trust round innocent blue eyes and the woes of 5 little children ! « Say you have 14 to provide for, mam, says Eugénie, it will be just as true.  » Twenty francs and my best chemise, which she will probably show to others confiding souls as proof that she works for me !

Nelly has a young relation staying with her for a year ; a wealthy young south african who is a companion and who, of courses , liberally pay her wage ; they both seem satisfied.

Vous allez dire, comme d’habitude, que je suis une sale gosse ; personne n’a jamais été moins fière d’une fille douée (vous savez que je suis une fille douée ; non, vous ne le savez pas ! Exactement cinquante exemplaires du Renan de votre fille si douée ont été vendus en Angleterre, aux colonies et en Amérique, pendant l’année 1899 . N’est-ce pas triste ?) Bon ! Qu’allez vous dire sur ma tendance au commérage en entendant cette petite histoire. Vendredi, une charmante jeune couturière est venue me voir, envoyée, disait-elle, par Nelly, Madame Dieulafoy et la femme du clergyman anglais, Mrs Noyes. C’est la veuve française d’un apprenti tailleur de Redfern ; elle a eu une pneumonie, a été obligée de trouver une remplaçante pour sa place dans l’atelier de Pasquin, place qui ne sera pas libérée avant le 1er juillet. Une charmante jeune personne, bien élevée. Elle m’a demandé n’importe quels travaux de couture juste pour surmonter sa détresse provisoire ; je lui ai donné 20 francs et ma meilleure chemise, pour qu’elle m’en fasse deux semblables. Hier, je rendais visite à Nelly ; j‘ai dit : j’espère que vous avez été satisfaite de madame Davis Qui ça, madame Davis ? – La couturière envoyée par madame Dieulafoy.- ( Quelle escroquerie  ! – Janine Dieulafoy ne l’a jamais envoyée, apparemment ) – Je lui ai donné cinq francs et, alors, ni vue, ni connue – Il ne faut jamais, jamais faire confiance à de grands yeux bleus innocents et aux malheurs de cinq petits enfants ! Dites que vous en avez 14 à votre charge, a dit Eugénie, ça sera tout aussi vrai ! Vingt francs et ma meilleure chemise , qu’elle va probablement montrer à d’autres âmes innocentes pour prouver qu’elle travaille pour moi. 

Nelly a une jeune amie qui va demeurer chez elle pour une année : une riche sud africaine qui lui tient compagnie et , bien sûr, paie généreusement sa pension ; les deux paraissent satisfaites de l’arrangement.

Now I must get up . Fond love to both . Molly

Maintenant il faut que je me lève ; affection à vous deux

Molly

Mrs G.T.ROBINSON

Ibid

Sunday 17th june (1900)

 Madame G. T. Robinson

Ibid

Dimanche 17 juin 1900

Dearest dears

 It is very close here too and it is my turn now to be rather overcome. I had to stay in bed all yesterday. I got up to sit and went to dine with mémé but I was so tired I don’t remenber anything about it ! Today I still feel rather seedy, and am going to sport my oak and spend the day in a peignoir on the drawing room sofa with the shutters shut. I don’t feel ill, only exhausted and courbaturée, and as a fact I am all over bruises. With her frolicsome fancy Eugénie said this morning : if Madame were to die suddenly, anyone would think I had murdered her, to look at her arms ! As there is a reason for this extreme fatigue, I expect I shall be all right in a day or two and probably quite fierce at the time you get this letter. M. Duclaux thinks bruises and all were caused from the fish I had for lunch on saturday. But I think it was two days of Exhibition .

Mes très chères

Il fait très lourd ici et c’est mon tour d’être plutôt incapable de bouger. J’ai dû garder le lit hier toute la journée ; je me suis levée pour aller dîner avec mémé mais j’étais si fatiguée que je n’en ai gardé aucun souvenir. Aujourd’hui je me sens plutôt barbouillée, … je vais passer ma journée, sur le divan du salon en robe de chambre avec les volets fermés. Je ne me sens pas malade, seulement épuisée et courbaturée et, en fait, je suis couverte de bleus. Avec son imagination amusante Eugénie a dit ce matin : si madame allait mourir tout à coup, en regardant ses bras tout le monde penserait que je l’ai assassinée. Comme il y a une cause à cette fatigue extrême, je pense que j’irai bien dans un jour ou deux et probablement tout à fait d’attaque quand vous aurez cette lettre. M. Duclaux pense que les bleus et le reste ont été causés par le poisson que j’ai mangé à déjeuner samedi. Moi je pense que ce sont les deux jours d’Exposition.

The exhibition is really fascinating when you know how to look at it and where to look, and it is very nice being so close to all the best parts. I suppose there is no human beings, what ever their taste or hobby : art , science, education, sociology, gardening, engineering, blacks, colonies,frocks, geography – heaven knows what ? who could not spend a week in it. I did visit for May on saturday. We went to the transsiberian she so wished to see. At first it seems just a very luxurious train , stationed in front of the panorama, but little by little, the noise aiding, we really seem to be crossing the Oural pass and passing the little new looking Russian towns, and arriving at the huge towers and gardens of Pekin. The train was crowded and there was a man swearing at the porters because he couldn’t find a place, who ought to have been paid by the company. He so ended the illusion ! Then we went to the Armées de terre et mer, and the hygiene exhibition.

L’exposition est très remarquable, si vous savez quoi regarder et où regarder, et c’est très agréable d’être aussi proche de toutes les plus belles pièces. Je pense qu’aucun être humain, quels que soit ses goûts et ses hobbies : art, science, éducation, sociologie, jardinage, ingénierie, noirs, colonies, habits, géographie, et Dieu seul sait quoi, ne pourrait éviter d’ y passer une semaine. J’ai y fait une visite avec May samedi. Nous sommes allées au transsibérien qu’elle souhaitait vivement voir ; à première vue cela paraît juste un très luxueux train, arrêté face au panorama, mais, petit à petit, le bruit aidant, nous avions réellement l’impression de traverser les cols de l’Oural, passer le long des petites villes russes à l’air tout neuf et d’arriver aux immenses tours et jardins de Pékin. Le train était bondé et il y avait un homme qui insultait les porteurs parce que il ne pouvait pas trouver la place qui aurait dû lui être réservée par la compagnie : il mit ainsi fin à nos illusions. Ensuite nous sommes allées aux « armées de terre et de mer et à l’exposition sur l’hygiène.

And there we came up to a little … shabby woman of fifty, with a crumpled black crape bonnet, a bitter heart- … face , and, in her cheap frosty black, the look of a servant’s visitor. As soon as she saw us, she left the room as if ashamed to be recognized. I was thinking : that ‘s a woman with a Past ! When M. Duclaux :  » c’est une de nos bienfaitrices ; c’est Madame Lebaudy  » . I thought of Maydie’s novel . She was much shabbier than the baroness Adolphe . I suppose it is a sign of the times, that millionnaires should be ashamed of looking rich.

Et alors nous sommes tombées sur une petite femme, la cinquantaine minable, avec un bonnet en crêpe noir chiffonné, une figure peu amène et, avec son costume noir bon marché, l’air d’une bonniche. Dès qu’elle nous vit elle abandonna la place comme si elle avait honte d’être reconnue. Je pensais : ça, c’est une femme avec un Passé, quand M. Duclaux : c’est une de nos bienfaitrices, c’est madame Lebaudy. Je me suis rappelé le roman de Maydie. Elle était bien plus minable que la baronne Adolphe(13). Je suppose que c’est un signe des temps : les millionnaires doivent avoir honte d’avoir l’air riches.

I should not care to let my flat for a fortnight ; but I should be delighted for you to have it for september, with or without Eugénie, just as you prefer. I think it would be delightful to go together for a while to the schoolmaster’s cottage. Just the sort of complete quiet I should like. I am bond to be at the Crie [ Commanderie ] the first of september but I could spend there with you in Norfolk, then come home for a week and then when your time in Norfolk is up, we (you ?)could come here and if you get tired of Paris go to the convent at Etampes ( 5 f a day ), only one hour in the train, where I could meet you at the end of the month. I should be quite able to pay my share of the housekeeping in Norfolk, and in this way we might have a nice, pretty long and inexpensive holiday .

Cela ne m’intéresse pas de louer mon appartement pour une quinzaine ; mais je serais ravie que vous l’ayez en septembre, avec ou sans Eugénie, comme vous préférez. Je pense que ce serait charmant d’aller ensemble passer un moment au cottage(14)  du maître d’école: juste la sorte de repos complet auquel j’aspire. Je me suis engagée à être à la commanderiele premier septembre (15) , mais je pourrais passer un peu de temps avec vous dans le Norfolk, puis rentrer chez moi pour une semaine, et quand vous aurez fini votre séjour au Norfolk, nous pourrions venir ici et, si vous en avez assez de Paris, vous pourriez aller au couvent à Etampes (5 francs par jour), à une heure de train seulement, où je pourrais vous retrouver à la fin du mois. Je serais tout à fait capable de payer ma part de la location dans le Norfolk, et , ainsi, nous pourrions avoir des vacances assez longues, agréables et peu couteuses.

Violet Paget is coming to the Salvador’s on the 28th for a few days. I shall be very glad to see her. But I still hope to start on the first tuesday in july.

Fond love. Molly

Violet Paget(16)vient chez les Salvador pour quelques jours à compter du 28 (juin ?) ; je serai très heureuse de la rencontrer ; mais je continue à espérer partir le premier jeudi de juillet.

Très affectueusement

Molly

Mrs G.T. ROBINSON

Ibid

Friday june 22 (1900)

Mrs G.T. Robinson

Ibid.

Le 22 juin 1900

My darling mammie

I suppose this day fortnight I shall be getting up in a fearful hurry, pishing and plawning, looking at the green heads of the trees and saying : dear, dear, what a gale ! I dreamed Maydie was ill last night and this morning, to my great relief, a bright little card from Madeleine Kahn brought me good news of you both. Have you further news of the cottage at Heacham ? Suzanne Pontremoli writes me an enchanting letter from a cheap and cosy little country inn they have discovered in french Switzerland at Saint Gingolph. It seems very pretty ; but there is the getting there ! If we went to Heacham you would have the minimum of fatigue ; and the Norfolk air is very bracing. I only mention Saint gingolph for august in case Heacham should face people. Of course , though I can perfectly go to London, and Heacham, I could not go to London and Switzerland. But I have invitations from the Gaston Parises, Anatole Leroy … and Halévy for all the time between this and september. Of course I have told the all I would rather stay with you, Mummy …

Ma chère maman

Je suppose que dans une quinzaine de jours je vais me lever à toute allure, … en regardant les sommets verts des arbres et en disant : oh là là, quelle bourrasque ! J’ai révé la nuit dernière que Maydie était malade et ce matin, à mon grand soulagement, une charmante petite carte de Madeleine Kahn m’a apporté de bonnes nouvelles de vous deux. Avez-vous eu d’autres nouvelles à propos du cottage à Heacham ? Suzanne Pontremoli m’a écrit une charmante lettre depuis une confortable petite auberge qu’ils ont découverte dans la Suisse française, à Saint Gingolph. Elle paraît très jolie, mais il faut y aller. Si nous allions à Heacham, ce serait pour vous le moins fatigant possible et l’air du Norfolk est très revigorant ; j’ai mentionné Saint Gingolph pour le mois d’août, au cas où il y aurait trop de monde à Heacham. Bien sûr, je peux parfaitement aller à Londres et à Heacham, mais pas à Londres et en Suisse. J’ai des invitations des Gaston Paris, Anatole Lerroy et des Halévy pour toute la période entre maintenant et le mois de septembre. Bien sûr, j’ai dit à tout le monde que je préfèrerais être avec vous.

They all came to tea yesterday, with M. Duclaux, to meet Mrs Jekyll and Mrs Homer (!). The former wanted to carry me off to dine with Sir Alfred Lyall and Mme Taine, when Gaston Paris cried out in a heartwrung voice : »Ah , madame, ne tuez pas notre Mary, ne la tuez pas, je vous en prie ! » I thinks she thought he had suddenly gone mad, for I non longer look a so fragile object as I still appear to my french friends. Of course I didn’t go : I have too often refused to dine with the Taines. But the Parises and Robert Savary are coming to dine with me tonight and then we are going to look at the illuminations in the exhibition. Vendredi is the soir de gala .

Tout le monde est venu ici prendre le thé, avec M. Duclaux, pour rencontrer M. Jekyll et Mrs Homer. Cette dernière voulait m’emmener dîner avec Sir Alfred Lyall et Mme Taine, mais Gaston Paris s’est écrié d’une voix désespérée : Ah, madame, ne tuez pas notre Mary, ne la tuez pas, je vous prie ! Je pense qu’elle a cru qu’il était devenu subitement fou, car je n’ai plus l’air d’un objet aussi fragile que le croient encore mes amis français. Bien sûr  je n’y suis pas allée ; j’ai beaucoup trop souvent refusé de dîner avec les Taine. Mais les Paris et Robert Savary viennent dîner chez moi ce soir, et après nous allons aller voir les illuminations de l’exposition. Vendredi est la soirée de gala.

I shall perhaps have a squire for the journey, in the person of young Jacques Duclaux, a charming lad of three and twenty. It all depends on whether his exam : for the travelling scholarship he fixed for the middle of the end of july. He is longing to go to London for a fortnight .

Je vais peut être avoir un charmant écuyer pour m’accompagner en la personne du jeune Jacques Duclaux, un charmant jeune homme de 23 ans. Cela dépend du résultat de son examen pour la bourse de voyage qu’il a prévue à la mi juillet. Il rêve d’aller à Londres pour une quinzaine de jours.

I have been keeping quiet this week and have not been out except for an hour to the Javels. She, poor doctor, sees nothing but with great force of will is preparing a communication for the congress of Physicians. Fancy one thousend doctors all gathering on the cours La Reine, just in front of your old hotel !

 Je suis restée très tranquille cette semaine et ne suis pas sortie sauf une heure chez les Javel. Elle, la pauvre, ne voit rien mais elle prépare avec beaucoup d’énergie une communication pour le congrès de médecine. Imaginez un milliers de docteurs se réunissant sur le cours La Reine, juste en face de votre vieil hôtel !

Fondest love to both . Molly

The work is getting on slowly but safely. I am glad Mr Elled likes Paris. I am so grieved about Maydie’s bag the other day at the Trois Quartiers. For less than the same price, I was fitted one that looks just as good – through the windows – I fear it was not a bargain and that I might have got something nicer. But I have no genius for shopping .

Toute mon affection à vous deux, Molly

Mon travail avance lentement mais sûrement. Je suis heureuse que mrs Elled ( !) ait aimé Paris. Je suis si ennuyée à propos du sac de Maydie, l’autre jour aux Trois Quartiers. Pour moins que ce même prix, j’en ai repéré un qui a l’air aussi bien, juste dans la vitrine, – j’ai peur que ce ne soit pas une bonne affaire et j’aurais pu avoir quelque chose de mieux. Mais je n’ai aucun génie pour acheter.

Mrs G.T.ROBINSON

Ibid

Sunday 1er (juillet 1900 , sur l’enveloppe )

My darling Mammie…

I had hoped for a card last night and can only trust that no news is good news. I am much better ; but Landowski will not let me do any work as yet, though I no longer feel giddy, only a little tired. I have nearly finished the article on my dear Doudou. It is difficult work, on account of the extreme condensation and accuracy required, and I want every feature of his rare moral and mental activity to be represented. Of course it is more trying to me than any other work could be ; Renan will be quite a holiday. I have still this two to finish before I can get off, and wether that will be next saturday or the following monday I cannot as yet say : I will write again on thursday. Landowski comes every day and gives us a piqure of phosphate of soda, and twice a day I have a dose of Somatose ( powder meat ) whipped up with an egg beaten : that is all the treatment. It is really when I am a little unwell that I realize how much stronger I am ! Two years ago I used to go sliding down endless declivities, whereas now, with a little rest and a tonic, I am my own woman again in a fortnight : I do feel grateful to Landowski, kind soul !

Mrs G.T. Robinson

Ibid.

Dimanche 1er juillet ( sur l’enveloppe)

Ma chère maman,

J’espérais une carte la nuit dernière et ne peux qu’espérer que pas de nouvelles signifie bonnes nouvelles. Je vais beaucoup mieux mais Landowski ne veut pas me laisser faire le moindre travail, bien que je n’aie plus de vertiges, je suis seulement un peu fatiguée ; j’ai presque fini l’article sur mon cher doudou,. C’est un travail difficile, à cause de l’extrême concentration et de la précision nécessaires, et je veux que chaque trait rare de son caractère et de son intelligence soit présenté. C’est bien sûr plus fatigant pour moi que n’importe quoi d’autre ; et Renan à côté signifiera des vacances ; il faut que je finisse ces deux articles avant de partir, et je ne peux pas dire si ce sera samedi prochain ou le lundi suivant : je vous écris mardi. Landowski vient tous les jours, il me fait une piqûre de phosphate de soude, et deux fois par jour je prends une dose de somatose ( viande en poudre) battue avec un œuf : c’est là tout le traitement. C’est quand je me sens un peu mal que je réalise combien je vais mieux : il y a deux ans, je me laissais couler le long de pentes sans fin ; maintenant, avec un peu de repos et un tonique, en quinze jours je suis de nouveau la femme que j’étais. Je suis très reconnaissante à Landowski, le cher homme.

 Vernon came to dinner on friday with the Salvadors. Characteristingly they were just 3/4 of an hour late ! M. Duclaux and I were going to sit down to table when, at a quarter after eight, they sailed in ! Vernon looks very thin and much gentler, oddly like her mother. I am going today to take her to lunch with Mrs Taine. She and Gabri come to lunch with me tomorrow and on thursday they will meet the Daniel Halevy’s. And I dine at the Parises with Vernon on wednesday. That makes quite a lot of gaieties, don’t it ? But I must be hospitable ( to a great extent, vicariously, you will observe ) to my poor old Vernon, and you know she allways likes to meet original, pleasant or remarkable persons .

Well darling, in a week or nine days we shall be together till the end of august.

your loving Molly .

Vernon est venue diner vendredi avec les Salvador. De façon caractéristique ils avaient juste trois quart d’heure de retard ; M. Duclaux et moi allions nous mettre à table, à huit heures moins le quart, quand ils ont apparu. Vernon a maigri, elle paraît beaucoup plus calme, assez curieusement elle ressemble à sa mère. Aujourd’hui je vais l’emmener déjeuner avec Madame Taine. Elle et Gabri[el] viennent déjeuner ici demain, mardi ils rencontrent les Daniel Halévy. Et je dîne avec Vernon chez les Paris mercredi. Cela fait beaucoup de divertissements, non ? Mais il me faut montrer mon hospitalité, ( essentiellement par délégation, vous remarquerez) à ma pauvre vieille Vernon, et vous savez qu’elle aime rencontrer des gens originaux, agréables ou remarquables.

 Chère, dans une semaine ou dix jours nous serons ensemble jusqu’à la fin août.

 Molly, qui vous aime.

Mrs G.T.ROBINSON

Ibid

Paris , 4th july (1900)

Mrs G. T. Robinson

Ibid

Paris, le 4 juillet [1900]

My darling mother

I have seen the doctor this morning. He says I may certainly start on monday unless a certain Event, not expected until the end of next week, should put in an appearance. In that case, he says, you and I must both make up our minds to wait a day or two, as a journey in hot weather at such a moment is a great risk at my age, or indeed at any age. But I think we may count on meeting on monday morning .

Ma chère maman,

J’ai vu le médecin ce matin. Il dit que je peux certainement partir lundi, à moins qu’un certain évènement, que je n’attends pas avant la fin de la semaine prochaine, ne fasse son apparition. Dans ce cas, dit-il, vous et moi devons nous préparer à attendre un jour ou deux car un voyage, par une telle chaleur, à un tel moment, est un grand risque à mon âge, ou de toute façon à n’importe quel âge. Mais je pense que nous pouvons être sûres de nous revoir lundi matin.

I have just been talking about my age. I am an old person of forty three who has gone through the best and worse of human experiences. But life is not over for me yet, and I have just  come to a great decision which I feel I ought to tell you, Darling you and Mabel… I shall tell no one else until october or november. You will be unhappy, I fear, on first hearing of my engagement to marry Mr Duclaux. You will feel we are both to old to begin a new life. And very naturally you did not like his cautious and vacillating conduct last november. But on reflexion you will feel that it was more respectable not to let a sudden passion carry him off his feet, to weigh and reflect and pause wether really this great determination would be for his best happiness and mine. You have never seen him ; if you did, I am sure you would like his simplicity, his straightforwardness and gaiety, his kindness of heart, his noble desire to make the world a little better and happier for the thousands of men and women  whose existence is one long drudgery. He is very fond of me and very anxious I should be happy. And life with him will be not only pleasant but useful, I hope. I ought to be able to help him with his hospital and his colleges for working people … I hope he is telling Jacques today, just as I am telling you. So far Jacques is very fond of me and thinks all sorts of good and kind things ; but will he like me as a stepmother ? I rather tremble ! As for me, I own that Jacques is a great attraction. I look forward to being granmamma to his babies ! If only he is as pleased with me as I with him, we may be a great brightness in each other. We have the same sort of facts and ideas and get on beautifully together. As he is going on a tour round the world next year, he may be glad to have someone to look after his father : who knows ?

Je viens de parler de mon âge ? Je suis une vieille dame de quarante trois ans qui est passée à travers les meilleures et les pires expériences. Mais ma vie n’est pas encore finie, et je viens justement de prendre une grande décision que je me sens obligée de vous communiquer, chère vous et chère Mabel… Je ne le dirai à personne d’autre avant octobre ou novembre. Vous allez être malheureuses, j’en ai peur, à la nouvelle de mon engagement d’épouser M. Duclaux. Vous allez penser que nous sommes tous deux trop vieux pour commencer une nouvelle vie. Et tout naturellement vous n’avez pas aimé sa conduite précautionneuse et hésitante en novembre dernier. Mais en y réfléchissant vous penserez qu’il était plus respectable de ne pas se laisser entraîner par une passion soudaine, mais de peser le pour et le contre, de réfléchir, attendre pour savoir si cette grande décision conduirait à son bonheur et au mien. Vous ne l’avez jamais vu ; si vous l’aviez rencontré je suis sûre que vous auriez aimé sa simplicité, sa droiture et sa gaieté, la bonté de son cœur et son noble désir de rendre le monde meilleur pour les milliers d’hommes et de femmes dont l’existence est une longue corvée. Il m’aime beaucoup et s’inquiète beaucoup de mon bonheur. Et la vie avec lui sera non seulement agréable mais utile, je l’espère. Je devrais pouvoir l’aider dans son hôpital et ses fondations pour les travailleurs. J’espère qu’il informe Jacques aujourd’hui, juste comme je le fais avec vous. Pour le moment Jacques m’aime bien et il pense de moi toutes sortes de choses bonnes et agréables. Mais va-t-il m’aimer comme une belle mère ? J’ai peur. En ce qui me concerne j’ai beaucoup d’attirance pour lui. Je serai heureuse d’être la grand mère de ses enfants. S’il m’apprécie autant que je l’apprécie, nous nous éclairerons l’un l’autre. Nous pensons et faisons les mêmes choses et nous nous entendons admirablement. Et comme il va faire le tour du monde l’an prochain, peut être sera-t-il heureux que quelqu’un veille sur son père, qui sait !

You will be thinking also , no doubt , that a delicate person like me ought not to marry . I had doubts on that … myself , and made a confident of Landowski : he said he thought it would be the very best thing that could happen to both of us and that he felt sure we should neither of us regret it. I wish you could see Emile for five minutes ; that would be better than any amount of letter writing. But he must wait : our engagement begins with three months separation ! I suppose I must make up my mind to be married early next year, and you will come and stay with us in Auvergne in the summer, if all goes well . I still feel as if I was talking in a dream .

Sûrement vous allez penser aussi qu’une personne aussi fragile que moi ne devrait pas se marier. J’avais moi-même des doutes sur ce point et j’ai fais des confidences à Landowski : il a dit que c’était la meilleure chose qui puisse advenir à chacun de nous deux, et qu’il était sûr qu’aucun des deux ne le regretterait. Je voudrais que vous puissiez voir Emile cinq minutes ; ce serait mieux qu’un amas d’écriture. Mais il doit attendre ; notre engagement va commencer par trois mois de séparation. Je suppose que je dois m’habituer à penser me marier au début de l’année prochaine, et vous viendrez passer l’été avec nous en Auvergne, si tout va bien. Je continue à avoir l’impression que je parle dans un rêve.

Emile laughs and says : I can not ask your mother to look on me as a son, since I am, I believe, eight years younger then she is (he was 60 last week ),  but I hope she will feel gradually a great friendship and affection for a man so devoted to her child. His other mother in law, Mme Briot, is fonder of him than any of her sons ? I wonder how she will take it ? Oh , dear ! The path towards happiness is lived with thorns. Still I hope and believe we shall be happy, not forgetting the Past, which was our …. and our romance, not forgetting any of the claims of the Present, but making our happiness out of our acceptance of them all, for ourselves and for each other. Let Maydie read this letter and believe me your loving daughter .Mary

Emile rit et dit : je ne peux pas demander à votre mère de me regarder comme son fils, je crois que j’ai huit ans de moins qu’elle – il a eu soixante ans la semaine dernière – mais j’espère que progressivement elle finira par ressentir une grande amitié pour un homme qui est si dévoué à sa fille. Son autre belle mère, Madame Briot, l’aime beaucoup ; je me demande comment elle va prendre cela. Oh là là, le chemin du bonheur est bordé de buissons d’épines ; j’espère pourtant et je crois que nous serons heureux, sans oublier le Passé, où nous avons vécu un roman d’amour, sans oublier non plus les nécessités du Présent, mais en créant notre bonheur, pour nous mêmes et pour les autres, à partir de notre acceptation de ces faits.

Faites lire cette lettre à Maydie et soyez sûre que je suis

Votre fille aimante.

Mary

Mrs G T ROBINSON

The schoolhouse

Heacham , Norfolk

Paris , 5 sept (1900)

Madame G.T.Robinson

The school house

Heacham, Norfolk

Paris le 5 septembre (1900)

 My darling dears ,

Thanks to kind Harry Newmarch (!) and the weather, I had a very good journey. We reached London in good time having dined deliciously off Maydie’s sandwiches in the train. Harry will tell you, I could not get taken in at Charing cross or at Morley’s. Fortunately at the Victoria they had a spare room. Very confortable. London seems very full but both, H.N. and I, thought it a stuffy depressing hideous place and I was quite pleased to think that you and Maydie will not spend the long winter in that peasoup atmosphere .

 Mes chéries,

Qu’en soient remerciés Harry Newmarch et le temps, j’ai fait un très bon voyage. Nous avons atteint Londres en temps utile après avoir dîné dans le train des délicieux sandwiches de Maydie. Harry vous racontera : je n’ai pas trouvé de place à Charing cross ou au Morley ; heureusement au Victoria ils avaient encore une chambre : très confortable. Londres semblait tout à fait plein, mais nous deux , Harry et moi, avons considéré que c’était un horrible endroit bondé et déprimant et j’étais assez contente de savoir que Maydie et vous n’alliez pas passer un long hiver dans cette atmosphère de purée de pois.

It wasn’t till after Christlehurst that we got … the fresh air, but Folkestone looked lovely, as sparkling and blue as Heacham, and the run between Folkestone and Dover at that time is really charming. The train was not at all crowded and on both sides of the channel I had only one man in the carriage with me. The crossing was ideal and I went fast asleep. Still when I got home I was very tired and had to go straight to bed .

Nous n’avons pas trouvé d’air frais avant Christlehurst, mais Folkestone était ravissant, aussi étincelant et bleu qu’Heacham, et le trajet entre Folkestone et Douvres à cette époque ci est tout à fait charmant. Le train n’était pas trop bondé et des deux côtés du channel je n’avais qu’un seul homme dans le compartiment avec moi. La traversée fut idéale et je me suis presque endormie. Pourtant quand je suis arrivée à la maison j‘étais très fatiguée et j’ai dû aller tout droit me coucher.

Home looks clean and net but small and very noisy. I found a letter from M. Duclaux and, as in his last, received at Heacham, he is very anxious we should be married right away. But I do not see this at all and would infinitely rather put il off till the spring and give ourselves and everyone close time to get used to the great change. And of course we will listen to reason, especially when Reason is me .

La maison m’est apparue très propre mais plutôt petite et très bruyante. J’ai trouvé une lettre de M. Duclaux, et, comme dans la précédente, recue à Heacham, il a l’air très anxieux que nous nous mariions tout de suite. Mais je ne vois pas du tout la question ainsi et je voudrais plutôt repousser au printemps, pour nous donner, à nous et aux autres, le temps de nous habituer à ce grand changement. Et bien sûr, nous écouterons la raison, surtout quand c’est moi qui suis la Raison.

Paris on tuesday night certainly looked very different to London. It was an airy heegy ruglet with a white moon riding char in a deep blue sky. The Eiffeltower (!) was illuminated and all up the Seine the reflexions of the many colored lights, and the tall masts with hanging lamps amid the bright green trees, had a wonderfully gay and japanese effect. We drove home in a little open victoria for it is quite warm here. Eugénie met me at the station looking wonderfully well. Poor Marguerite looks washed out and seed , however, for she has had no change.

Mardi Paris n’avait pas l’air très différent de Londres. L’air était épais, le char blanc de la lune courait dans le ciel bleu profond. La tour Eiffel était illuminée, le cours de la Seine brillait d’ innombrables reflets de lumière, et les hauts mats où les lampes pendent au milieu des arbres verts donnaient un air japonais ; c’était merveilleusement gai. Nous avons trotté jusqu’à la maison dans une petite victoria ouverte, car il fait assez chaud ici. Eugénie m’a attendu à la gare, elle a l’air d’aller très bien. La pauvre Marguerite, par contre , avait l’air miteuse et complètement épuisée, elle n’avait pas eu le temps de se changer..

 I hope, darlings dears, that kind Mr Newmarch remenbered to send off the telegram. I sent one hence this morning so that you may be reassured. I fear you will be having rather a serimmagy last few days. I can’t tell you both how much I … or how often I shall look back to my very long stay with you, and how I felt all your kindness. Dear Heacham, I shall often see the red arch and the laured hedges, and the grey churchtower above the elms. I feel less melancholy in leaning here since I have the firm hope of seing you again in october. I think of spending three days here to see the dentist and on sunday I shall go to Ballan . The station is now on the esplanade des Invalides .

J’espère, mes chéries, que l’aimable Mr Newmarch s’est souvenu d’envoyer le télégramme. J’en ai envoyé un d’ici ce matin afin que vous soyez rassurées. J’ai peur que vous ne soyez un peu nostalgiques de ces derniers jours ; je ne peux vous dire combien souvent et avec quelle force je revis ces long moment passés avec vous, et à quel point j‘ai ressenti votre gentillesse.. Cher Heacham, je repenserai souvent à l‘arche rouge, aux haies de laurier et au clocher au dessus des ormes. Je me sens moins mélancolique ici car j’ai la ferme espérance que je vous reverrai en octobre.. Je pense passer trois jours ici pour voir le dentiste et, dimanche, j’irai à Ballan. La gare est maintenant sur l’esplanade des Invalides.

I have just had a telegram from Viau to say he won’t be back till friday and the tooth is very loose !

Goodbye darlings . On friday I shal send a … to London . Ever yours . Mary

Kindest remenbrance to all the Heachamites .

Je viens d’avoir un télégramme de Viau : il dit qu’il ne va pas rentrer avant vendredi … et ma dent bouge énormément.

Au revoir , mes chéries. Vendredi j’enverrai un message à Londres.

A vous.

Mary

Mon bon souvenir à tous les habitants d Heacham

Mrs G.T.ROBINSON

The school house

Heacham , Norfolk

La commanderie vendredi (sept?)

My darling mammie

I wonder if you have as beautiful weather as we – cotton-frock weather, warm and dazzling! I have been out of doors all day in the woods , or sitting in the garden. This mild climate suits one better then Heacham. I already look quite a different creature. I sometimes wonder how I shall stand the mountain air of Olmet which must be quite as bracing as the sea – it is about two thousand feet above sea level, and Mr Duclaux tells me it is quite cool there and that they have fires in the evening already !

 Mrs G.T. Robinson

 The sclool house

 Heacham, Norfolk

 La commanderie, vendredi (7 !)

Ma chère maman,

Je me demande si vous avez un aussi beau temps que nous : temps à robes de coton, chaud et lumineux. J’ai été dehors toute la journée, dans les bois ou assise dans le jardin. Ce climat doux convient mieux à tous que celui de Heacham. J’ai déjà l’air d’être une créature différente. Quelquefois je me demande comment je vais supporter, à Olmet, le climat des montagnes qui doit être aussi vivifiant que celui de la mer : Olmet est à environ deux mille pieds au dessus du niveau de la mer et M. Duclaux me dit que c’est déjà assez frais et qu’ils font du feu le soir.

He is coming here on monday night for a few days and then we shall have to decide a great many things together. He will not be back in Paris until quite the end of october, but he would come on purpose from Auvergne in order to see you. He is very anxious you should like him a little, you and Maydie, and I don’t think you will find it difficult. ¨Poor dear, he is dreadfully shy at coming to see me in such a crowd of strangers. The house is full, he will have to lodge at the farm with colonel Valabrègue and the president of the Caen Atsizes, who are also expected on monday. I can see that for half a word he would put off coming and, though I shall not say the half word, I sympathize in thinking it a formidable situation for an elderly suitor.

Il vient ici lundi soir pour quelques jours et nous aurons beaucoup de décisions à prendre ensemble. Il ne rentrera pas à Paris avant la mi octobre mais il viendra d’Auvergne exprès pour vous voir. Il est très anxieux que vous l’aimiez un peu, vous et Maydie, et je ne pense pas que vous y aurez des difficultés. Le pauvre cher homme, il est horriblement intimidé de venir me voir parmi une telle foule d’étrangers. La maison est pleine, il va devoir loger à la ferme avec le colonel Valabrègue et le président de la cour de Caen que l’on attend aussi lundi. Je vois bien que si je dis un mot il ne viendra pas ; je ne dirai sûrement pas ce mot mais j’éprouve de la sympathie pour lui, en pensant que c’est une épouvantable situation pour un soupirant âgé.

Gabri came back last night, looking very well and already talks of going away again. She really is a wandering jewess – never happy for more then a week in the same place – with such a lovely home you would wonder what she could find abroad as charming as what she quits. But travelling suits her. She can stand any amount of fatigue but a very little monastery takes all the starch out of her. And of course just now the commanderie is not very lively : mémé is such an invalid, Mme Peigné barely convalescent from a serious illness, the Girettes have both got the grippe and spend their time in conscientious (!) and desinfecting themselves whith glycophenol to such an extent that instinctively one gives them a wide bottle. The karppes are wrapt up in their baby, and Didier and François Girette are seven and eight years of age. But they are all nice pleasant people, and then, there is Maughite !

Gabri est revenue l’autre soir, l’air très bien portant, et parlant déjà de repartir. C’est vraiment une juive errante, – jamais contente si elle reste plus d’une semaine au même endroit, – et elle a une si jolie maison qu’on se demande ce qu’elle peut trouver outremer d’aussi joli que ce qu’elle laisse. Mais voyager lui convient ; elle peut supporter n’importe quelle fatigue même si un petit monastère lui retire toute énergie. Actuellement la commanderie n’est pas très vivace : mémé est invalide, Madame Peigné relève tout juste d’une sérieuse maladie, les Girette ont attrapé tous les deux la grippe et passent leur temps à se désinfecter consciencieusement avec du glycophénol, tellement que chacun leur en attribue une large bouteille. Les pauvres se concentrent sur leurs bébés et Didier et François Girette ont sept et huit ans. Mais ce sont tous des gens charmants , et puis il y a Maughite.

 I should think it would be a very good plan to spend november at Alassio. I have always heard the climate is lovely and especially good for the asthsma. You could rest and economize there and store your strength for your long push south. I suppose you would stay a week or two at Rome, both going and returning .

Je pense que ce serait une bonne idée de passer novembre à Alassio   j’ai entendu dire que le climat y est spécialement bon pour l’asthme (17) ; vous pourriez vous reposer, faire des économies et conserver vos forces pour votre longue expédition dans le sud. Je suppose que vous resteriez une semaine ou deux à Rome, y compris l’aller et le retour.

You must not think, mammy dear, that I was offended by you wanting to write to my fiancé about settlements. I think it is most natural that you should feel anxious. But a plan has come into my stupid old head which seems to me so brilliant that I suggest it to … You know I have two thousand pounds of my very … – not family money but my own earnings a Doudou’s prize. I should settle this to Pierre and Jacques ; if I died before their father, they would inherit it directly ; if he died before me, they would make me a little pension equivalent to those insign. In this way, no one could either lose or gain while speaking of their father’s second marriage. Of course Pierre- Émile- may see some dreadful holes in this plans, but I can’t help thinking it very just .

Fondest love . Molly

Il ne faut pas penser, chère maman, que j’ai été offensée par votre souhait d’écrire à mon fiancé à propos d’accords financiers. Il est tout naturel, je crois, que vous soyez inquiète. Un projet est né dans ma stupide vieille tête ; il me paraît si brillant que je le suggère … Vous savez que je possède deux mille livres sterling qui me viennent non pas de famille mais de Doudou. Je pourrais le placer sur les têtes de Pierre et de Jacques ; si je meurs avant leur père, ils en hériteraient directement ; s’il meurt avant moi, ils me feraient une petite pension équivalente à sa valeur. De cette façon aucun des deux ne pourrait parler de gain ou de perte à propos du deuxième mariage de leur père. Il est sûr qu’Emile verrait d’horribles trous dans ce projet (18), mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il est très juste.

Avec tout mon amour

Molly

MRS G.T. ROBINSON

19 Sheffield terrace

Campden hill, London

Sunday september 15

My darling Mummy

This is such a hot sunday. It is still quite summer in Touraine and the flowers in the garden a perfect blaze. Maydie’s nice bright letter tells me that you are well and quite confortable camping in Campden hill, and that Mrs Goodley makes you very independant of the servants. I am so glad she is a nice steady reliable person . I daresay you are really much more confortable in your own house with her than you would have been in lodgings at Southgate. And for Mabel’s letter you seem as busy as bees. I am so glad you like the flaconniers

Mrs G.T. Robinson

19 Sheffield terrace

Camden hill

Londres

Dimanche 15 septembre.

Ma chère maman,

Ce dimanche est terriblement chaud. C’est toujours l’été en Touraine et les fleurs du jardin ont un éclat parfait. La gentille petite lettre de Maydie m’apprend que vous allez bien, que vous êtes bien installées à Camden hill, et que Mrs Godley ne vous laisse pas dépendre des serviteurs. Je suis contente de savoir que c’est une personne solide et de confiance. J’ose dire que vous vivez plus confortablement avec elle dans votre propre maison que vous ne l’auriez été dans une installation à Southgate. Et, si on en croit la lettre de Mabel, vous paraissez aussi occupées que des abeilles. Et je suis si heureuse que vous aimiez le flacon.

The change of air has nearly taken away my cold and I feel pretty well again. I tried your … and, though it certainly did not prevent my cold coming to its full strength, it prevented me getting as exhausted and run down as one does sometimes. I should take some away with you in case …

Le changement d’air m’a pratiquement débarassée de mon rhume et je me sens assez bien à nouveau. Bien qu’il n’ait pas suffi à empêcher mon rhume d’aller jusqu’au bout, [votre médicament] m’a empêchée d’être aussi fatiguée et déprimée que d’habitude. J’en emporterai un peu pour vous, au cas où…

Did I tell you what a nice new Terminus Hotel, there is at the new Gare d’Orléans on the Quai d’Orsay. Close by the chamber of deputies ? Just opposite the Place de la Concorde, the rue de Rivoli and shopping center. In a lovely airy situation and very little further from me than the hotel du palais. I should think you would stay there, when you come …Paris. I am very anxious for you to see my fiancé. I don’t suppose the marriage will take place until quite the end of the year because of choosing a new flat. We cannot have three rents on our hands, and we should not like Jacques to feel that, from the first day, there was not always his place waiting for him at home, especially as he is going to begin his journey by a long visit to England, so near at hand. But if you have seen and can like my fiancé before you go, I should not mind so much about the actual wedding day. And when you come back in the spring I hope you will stay with us. He has always said we must have room for you ! He has just sent me the photograph of Olmet : such a lovely place ! It is built against a hill. On the one side it looks a rustic cottage, not much larger than the Daniel’s Halevy’s , with a terrace like theirs, dominating the most beautiful circle of mountains . On the other side, it is a story higher and appears a charming homelike old manor, looking over fields planted with pears and apples trees, sloping abruptly downwards. I don’t wonder he thinks much of it !

Ever your loving Mary .

Please don’t write to him, Dear, about settlements

Vous ai-je dit qu’il y a un très joli hôtel Terminus à la gare d’Orléans (19), sur le quai d’Orsay : à côté de la chambre des députés. Juste en face de la place de la Concorde, de la rue de Rivoli et des quartiers commerçants ; dans une situation aérée et un tout petit peu plus loin de chez moi que l’hôtel du Palais. Je pense que vous devriez vous y installer quand vous viendrez à Paris. J’attends avec impatience que vous voyiez mon fiancé. Je ne pense pas que le mariage aura lieu avant la fin de l’année parce qu’il faut choisir un nouvel appartement. Nous ne pouvons pas avoir la charge de trois loyers et nous ne voulons pas que Jacques puisse avoir le sentiment que, depuis le début, il n’a pas sa place qui l‘attend à la maison, surtout s’il commence son voyage par un long séjour en Angleterre, qui est si proche. Mais si, avant de partir, vous avez pu voir et aimé mon fiancé, je me poserai moins de question à propos du jour du mariage. Et quand vous reviendrez au printemps j’espère que vous pourrez demeurer avec nous. Il a toujours dit que nous devons avoir de la place pour vous ! Il vient de m’envoyer une photo d’Olmet : un si joli endroit ! C’est construit contre une colline. D’un côté cela ressemble à un cottage rustique, pas beaucoup plus grand que la maison des Halévy, avec une terrasse comme chez eux, qui domine un très beau cercle de montagnes. De l’autre côté le bâtiment a un étage de plus et il ressemble à un charmant petit manoir, ; il domine des champs plantés de poiriers et de pommiers qui plongent vers le bas de façon abrupte. Cela ne m’étonne pas qu’il en pense tant de bien.

 Votre Mary qui vous aime

 S’il vous plaît, ne lui écrivez pas à propos de considérations financières.

 Mrs G.T.ROBINSON

19 Sheffield Terrace

Campden Hill

London

 La Commanderie1 , Sunday sept 22 ( 1900)

 My darling Mammie

There is no news today , but it is sunday . So it seems second nature to sit down and write to the mammykin , though the letter will be a dull one . But I write you a newsier one in the middle of the week . M. Duclaux arrives tomorrow night for 48 hours and of course we shall have a great deal to

Mrs G.T. Robinson

19 Sheffield terrace

Camden hill

Londres

La commanderie (20), dimanche 22 septembre (1900)

 

My darling Mammie

 

There is no news today , but it is sunday. So it seems second nature to sit down and write to the mammykin, though the letter will be a dull one. But I write you a newsier one in the middle of the week. M. Duclaux arrives tomorrow night for 48 hours and of course we shall have a great deal tosay each other. I think, entre nous, he might have come a little sooner, but he is so frightfully shy that it is really very good of him to come at all. I hope he will have the really magnificent weather we have been having but I am writing to you in thunder hail and rain and I fear the storm heralds the coming of autumn weather. May it at last drouse some of the …… ! My poor arms and hands are swelled out of all recognition. I might as well have the gout . … every one in the house has tried some ineffectual nostrum. It seems they are very bad in France this year. Gabri has just come back from the Cevennes and in the Camargue the peasants have had to abandon the vintage in some places on accounts of the gnats ! And the hospitals in Nimes are full of victims, which we can hardly imagine. I got my worst bites in the woods yesterday. We went a lovely lovely long walk in the woods, Maughite, M. Girette and I, and then home [through] the vineyards, eating the ripes grapes from the vine . They belong to Maughite, fortunately, the vines. There they stand at the edge of the dusty road, without as much as a … to protect them, the beautiful purple clusters hanging ready to the hand ; and no one seems to touch them ! The vines at the edge are as fruitful as those in the centre. I was quite abashed, and electrified of the honesty of tramps in Touraine.

Ma chère maman

Pas de nouvelles aujourd’hui mais nous sommes dimanche. Cela ressemble à une seconde nature que de s’asseoir et d’écrire à mammykin, bien que la lettre ait des chances d’être ennuyeuse. Mais vous en aurez une pleine de nouvelles vers le milieu de la semaine. M. Duclaux arrive demain soir pour 48 heures et nous aurons bien sûr beaucoup de choses à nous dire. Entre nous je pense qu’il aurait pu venir un peu plus tôt, mais il est si horriblement timide que c’est réellement bon de sa part de venir tout de même. J’espère qu’il va avoir le temps magnifique que nous avons eu, mais je suis en train de vous écrire au milieu du tonnerre et de la pluie, et j’ai bien peur que la tempête n’annonce le temps automnal. … Mes pauvres mains et mes bras ont gonflé au-delà de toute expression, je pourrais aussi bien avoir la goutte… chacun dans la maison a essayé des remèdes de bonne femme, inefficaces ; il paraît qu’il fait très mauvais en France cette année. Gabri rentre juste des Cévennes et en Camargue les paysans ont dû dans certains endroits laissé tomber les vendanges à cause des moucherons ! Et l’hôpital de Nîmes est rempli de victimes, c’est difficile à croire ; j’ai moi-même été piquée affreusement dans le bois hier. Nous avons fait une charmante promenade dans les bois, Maughite, M. Girette et moi, et nous sommes revenus à travers les vignes, en grappillant les raisins mûrs. Par chance les vignobles appartiennent à Maughite ; ils s’étendent à la lisière d’un chemin sablonneux, sans rien pour les protéger, les grappes magnifiques pendant à portée de main, et personne n’a l’air d’y toucher ! Les ceps sur les bords sont aussi fournis que ceux du centre. J’étais fort étonnée, et admirative de l’honnêteté des vagabonds en Touraine.

I have no news. Louis Braudin wrote to ask for your address but I told him you were just off to Italy, for I thought you would not want him on your hands, you must be busy enough ! So shall I be when I return to Paris. I have succeded in wresting from Delagrave fifteen pounds which He has owed me for ages for bosles of Doudou’s. So I am going to spend it on a warm fur jacket which I really want and shall like to think he gave me. Oh, here ‘s the dressing bell. Fondest love to both. Molly

Je n’ai pas de nouvelles. Louis Braudin ( !) a écrit pour demander votre adresse mais je lui ai répondu que vous veniez de partir pour l’Italie ; j’ai pensé que vous ne voudriez pas l’avoir sur le dos, vous êtes suffisamment occupées ; je vais l’être aussi en retournant à Paris ; j’ai réussi à extorquer de Delagrave quinze livres sterling qu’il me doit depuis des lustres pour les droits d’auteur de Doudou. Je vais les dépenser pour un manteau de fourrure dont j’ai vraiment besoin, et je serai heureuse de penser que c’est lui qui me l’a donné. Oh ! Voilà la cloche du diner ! Tendresse sà vous deux

Molly

Mrs G.T. Robinson

pas d’enveloppe

May ..th 1901

My dearest dears,

I think of you more then ever just these days which bring back those cruel days of 99 when our beloved dad was so suddenly taken from us. Were he alive today, he would not be really old, and he could have enjoyed so much a few years of wellfilled holiday at the end of his life. He was so young in mind and temper. I often think we have all three grown much older and lost something of our sense of humour and fancy since he left us. Often in my work I miss him and I shall think of him tomorrow in Calmann publishing office ( my book comes out tomorrow ) as naturally as in the cemetery. In the last few months so much happiness has come into my life, which seemed just a sort of dead leaf, and it is sad to think he cann’t know it. Still, so long as we three hold close together he does not seem far off, dear old Dad .

Mrs G.T. Robinson

(pas d’enveloppe)

Mai 1901 (!!!)

Mes très chères,

Je pense à vous plus que jamais en ces jours qui nous ramènent à ces jours cruels de 99 où notre papa bien aimé nous a été soudainement arraché. S’il était vivant aujourd’hui, il ne serait pas vraiment vieux (21). Et il aurait pu jouir de ce peu d’années de vacances bien remplies sur la fin de sa vie. Il était si jeune de caractère et de tempérament. Je pense souvent que nous avons toutes trois vieilli et perdu un peu de notre fantaisie et du sens de l’humour depuis qu’il nous a laissées. Souvent il me manque quand je travaille et je penserai à lui demain dans les bureaux de Calmann ( mon livre sort demain ) aussi naturellement que dans le cimetière. Ces derniers mois ma vie a connu tellement de bonheur, alors qu’elle me paraissait comme une sorte de feuille morte, et c’est triste de penser qu’il ne peut pas le savoir. De toute façon, aussi longtemps que nous demeurons proches les unes des autres, il ne paraîtra pas loin, le cher vieux papa.

I hope you have not quite knocked your …. over the furnitures, I am sure it will look lovely, the soft … walls, the browny yellow curtains, the shimmering pale blue … of the silk and the satinwood furniture. Prettier than may salon, I expect. But it is seldom one has the chance of recovering all our chairs at once and making a real scheme of colours.

J’espère que vous ne vous êtes pas trop cassé la tête à propos de l’ameublement. Je suis sûre que ce sera très joli, les murs … pâle, les rideaux jaune brun, la brillante soie bleue pâle et le mobilier de citronnier. Plus joli que le salon de … ( !) je suppose. Mais c’est rare qu’on ait la chance de recouvrir toutes les chaises d’un seul coup et qu’on puisse avoir une bonne harmonie de couleurs.

 

The weather here is still glorious. On friday it was grey and I enjoyed it more for I sat out on my balcony most of the afternoon. These fine days I have to keep the blends down and and so don’t really see so much of them. The trees are now quite green and they are laying out the garden underneath the windows. On friday night we went to a peoples college at the other end of Paris, faubourg saint Antoine and drove down the Bd St Germain and the eastern boulevards through miles and miles of flowering chestnuts ; coming back in the lamp light and the moonlignt it was really lovely, especially along the quays behind Notre Dame. Last night we dined with the baroness James de Rotschild – quite another world : no end of swells (!) . The Duc de Guiches took me down, a pleasant lad about the age of Jacques, and I talked a gread deal with the Prince Borghese, who is coming to call : a nice man who has a sheme for restauring the fortunes in Italy by substituting liquid air for coal ( she hasn’t of the past ) We are both commonly well . How are you both ? …

Loves . Mary

 

 Le temps ici est toujours superbe ; vendredi il faisait gris et je l’ai apprécié d’autant plus que je suis restée assise sur mon balcon une grande partie de l’après midi. ….. Les arbres sont encore très verts et on les aperçoit dans le jardin juste sous les fenêtres. Vendredi soir nous sommes allés à une réunion à l’autre bout de Paris, au Faubourg Saint Antoine, et nous sommes revenus par le boulevard Saint Germain et les boulevards de l’est parisien, à travers des milliers et des milliers de marronniers en fleurs ; avec les réverbères et le clair de lune c’était vraiment joli, surtout le long du quai Notre Dame. Hier soir nous avons dîné chez la baronne James de Rotschild – vraiment un autre monde ! chacun se fait valoir ! – C’est le duc de Guiches qui m’a menée à table, un délicieux garçon, à peu près l’âge de Jacques, et j’ai beaucoup parlé avec le prince Borghèse qui va nous rendre visite ; un homme charmant qui a un projet pour restaurer les fortunes en Italie en remplaçant le charbon par l’air liquide … Nous allons bien tous deux . Et vous ?

Affection , Mary

Page isolée, sans son début ni sa suite : Document  sans références : sans doute partie ou suite du prcédent

… any coal ) in the working of machines. The minister of Switzerland and the princess of Wagram were also ther. The party was given by Lady Lindsay, who is staying with the Baroness – a nice blousy person like an old baby and rather a …. even for a baby ; but she is a poetess and particulary wanted to meet me. Paremilis took her down and had the surprise of being – for an hour – Mary Robinson’s husband. It amused him immensely ; he was bubbling over with good humour and declaredI looked nicer then any of the ladies there (!). The Princes of Wagram is pretty and had on a wonderful gown of pink velvet, and cloth of silver. The other ladies , fortunately , were of a very certain age , and inclined to the dumpy …

… L’ambassadeur de Suisse et la princesse de Wagram étaient là aussi. La réception était donnée par Lady Lindsay, qui réside chez la baronne -une charmante personne mal peignée comme un vieux bébé … mais elle est poétesse et souhaitait particulièrement me rencontrer. Emile l’a conduite vers moi et a eu la surprise d’être – pour une heure – l’époux de Mary Robinson. Ca l’a beaucoup amusé ; il explosait de bonne humeur et a déclaré que j’avais l’air plus jolie que n’importe laquelle des dames. La princesse de Wagram est ravissante, elle portait une merveilleuse robe de velours rose et une veste argentée. Les autres dames, heureusement, avaient un certain âge…

… One of the ladies was Madame Dieulafoy in a man’s dress of course. Heavens knows how, a certain coolness has sprung up between me and the Dieulafoys ; therefore there was a …. moment when I saw M. Dieulafoy seated on the other side of me. However we rose to the situation, feeling our hostess had meant to give us pleasure and laid ourselves out to be so agreable to each other that we never enjoyed a conversation half so well, and resumed it after dinner. The dinner was magnificent of course, but unfortunately it was not at all the sort of repast at which I could hope to pick up hints for Marguerite – which is the chief thing which interested me these days in dinners. That is all my news I think. I had to have that old r… , or rather half of it , taken out on thursday , and now the « again has abated » and is ….

… Une des dames était madame Dieulafoy, habillée en homme, bien sûr. Dieu sait pourquoi, une certaine froideur a surgi entre moi et les Dieulafoy ; pourtant il y eut un moment où je vis M. Dieulafoy assis à côté de moi. De toute façon nous avons fait face à la situation, pressentant que notre hôtesse avait fait cela pour nous faire plaisir et nous avons réussi à être si agréables l’un pour ‘l’autre que nous n’avons jamais eu à moitié autant de plaisir à une conversation, et nous avons continué après le dîner. Le dîner était superbe, bien sûr, mais malheureusement ce n’était pas la sorte de repas dont je pouvais tirer des idées pour Marguerite – ce qui est la chose qui m’intéresse le plus dans ces dîners. Voilà toutes les nouvelles, je pense….

FIN DES LETTRES ENTRE MARY ROBINSON-DARMESTETER ET SA MERE

Notes

(1) Sans  doute 1901 ! La lettre se situe après la déclaration des fiançailles

(2 Il s’agit sans doute de Louise et  Daniel Halév

(3) Mabel Robinson

(4) Les Ward sont de vieux amis des Robinson ; Mrs Ward est une romancière connue à l’époque.

(5) Elle prépare un article sur l’histoire de Paris

(6) Grand-mère Briot, mère de Mathilde Briot, la première femme d’Emile et la  mère des deux garçons, Pierre et Jacques ; c’est Madame Charles Briot qui a élevé Jacques qui avait deux ans à la mort de sa mère.

(7) Sa femme de chambre

(8) Maurice Baring , ami de longue date , ou plutôt son fils

(9) Mafeking : libération de la ville de Mafeking après un siège de sept mois pendant la guerre des boers

(10) British Council ?

(11) Village de séjour dans l’Oxfordshire, tout près d’Oxford.

(12) E. Blochet : orientaliste, élève et disciple de James Darmesteter

(13) Adolphe de Rothschild sans doute.

(14) La maison d’Heacham

(15) La propriété  des Rothschild en Touraine

(16) Vernon Lee

(17) Plage de Ligurie

(18) Mary a écrit d’abord Pierre à la place d’Émile  : le lapsus est intéressant

(19) L’actuel musée d’Orsay

(20) daté du 23 sept , de Ballan , Indre et Loire

(21) 1897 : mort de Georges Robinson ( né le 13/07/1828 )

 

Lettre de Mrs Robinson

Une lettre de Mrs Robinson, en séjour à Biarritz, a été retrouvée ; elle donne une idée du style des échanges entre elle et sa fille aînée. Il s’agit de remercier pour un cadeau, mais  la lecture  est assez difficile.

Dans une enveloppe à en tête de l’hôtel , datée par la poste du 19/02, adressée à Madame Duclaux, 39 avenue de Breteuil, Paris.

Hôtel Victoria , Biarritz

J. Fourneau propriétaire

Lumière électrique, ascenseur

Thursday Feb. 19th – 1903

Oh you, extravagant, extravagant mouse ! I feel quite overwhelmed! But Mabel looks as bright as a beetle … . How she wishes she had a husband who put ℓ 400 to her banking account, what presents she would make !!! I say the ℓ 400 is much to be invested against a rainy day. Oh ! says Mabel, I think people can be too saving ; it is just what you want !! – I wish I could have given you one, there is a deal of pleasure the job out of giving ! She gave me another pretty little black lace cap, which was also exactly what I wanted. And you may like to know that my old head is the envy of all the old ladies here who have not black lace cap. Now darling Mary, I have jot all this far,(! 1) without thanking you for your lovely present. Which I shall find most useful as after this sore throat I have to wear something round my neck indoors, and Mabel looks as pleased as if it were her, and says “You look very nice in it, you must go down to lunch in it — So going in it I am, and when can I wear it, I shall think of you, and thank you, and think what an extravagant generous mouse you are. I am sure [with .. ] you if you were rich I should be dressed as a Duchess : but I like the love your presents show most, for the older one grows the more one feels that the world would wag on (!2)very well without one. And if the young carry along an atmosphere of love about them, the old are not able to do that.

I am much better, but I have not ventured out yet – for my voice is only like the cat’s grin, and perhaps it is even … of disappearing than appearing – but it no longer hurts me when I speak as it did : I am sure last winter this cold would have … on my chest and I would have been ever so bad —

I have had two business letters to write and now it is lunch time, but I will write again soon. I was going to send you a card when it came this imposing hope. I hope your heart is quite well by this time. How thankful you must feel when Emile [is] able to go about alone as he used to do. Mabel is just gone out for a few moments or she would join me in …. Love, I am sure. She enjoys the boa as much as I do, I really believe.

Ever my dear your very affectionate Mother

(1) griffonné !

(2) divaguer !

 

Autres correspondants

Laure Briot, grand mère d’Emile Duclaux.

I

Cinq lettres

Laure Briot, née Martin (Grand-mère Briot) (1)

A Mary Duclaux

s. d.

Dans une enveloppe adressée à Mademoiselle Robinson ( !), 39 avenue de Breteuil Paris VII ; datée sur la lettre du mardi ; la lettre n’a pas été postée. ; ou elle n’est pas dans son enveloppe d’origine !

 Chère Madame et amie,

Je viens de recevoir votre bien aimable billet renfermant la lettre de Jacques. Je l’envoie de suite à son père à qui elle fera certainement plaisir .

J’espère que vous avez comme nous un très beau temps, mais un peu frais, ce que vous sentirez moins, quittant un pays un peu rude sous ce rapport.

Emile parait bien content de voir que vous vous plaisez dans les belles montagnes et que leur air vif parait bien vous convenir. Vous rentrez tout à fait remontée, me dit-il. Je lui ai trouvé très bonne mine et l’air heureux.

Il se réjouit d’avoir encore à passer quatre ou cinq jours dans ce gracieux pays de la Touraine, si complètement opposé à celui que vous quittez et qui a un grand charme pour une longue habitation.

Il y a longtemps, il me semble, que vous n’avez reçu des nouvelles de Pierre. Le cher enfant nous a gâtés jusqu’ici et l’absence de ses lettres laisse trop de champ à l’imagination.

Espérons que ce n’est qu’un retard de courrier.

Cette fois on peut dire à bientôt, chère Madame.

Souvenir affectueux

L. Briot

14 janvier 1903

Dans une enveloppe datée par la poste du 14/1/1903, adressée à Madame Duclaux, 39 avenue de Breteuil, Paris ; datée sur la lettre du 14 janvier

Chère Mary,

Le voici donc passé l’anniversaire de ce triste jour où vous croyiez voir sombrer tous vos rêves d’avenir.

Je ne veux pas le laisser passer sans vous dire combien je suis heureuse avec vous de votre joie actuelle.

Après ces douze mois d’épreuve vous devez être bien heureuse de retrouver notre ami tel qu’il était autrefois avec sa belle intelligence, sa fine délicatesse et son grand cœur.

Sa constitution est bonne , il est vrai, mais c’est à vos tendres soins de tous les instants que nous devons de le voir très promptement et très complètement remis.

Ses fils ne sauront jamais tout ce qu’ils vous doivent ; mais moi qui vous ai vue à l’œuvre, moi qui sais de quel dévouement vous l’avez entouré, laissez moi vous dire toute ma reconnaissance. J’ai l’intime conviction que c’est à vous que nous devons d’avoir conservé cet excellent ami.

Les mauvais jours sont passés, cette crise ne laissera aucune trace, elle lui fera sentir néanmoins la nécessité de penser un peu à lui et de prendre quelques soins. Mais vous saurez y veiller.

Emile m’a dit dimanche que vous ressentiez en ce moment quelques douleurs de rhumatisme. Soignez vous bien, évitez le froid. Suivez les conseils de votre ami et croyez à la bien vive affection de votre vieille amie

Laure Briot

20 juillet 1907

Dans une enveloppe, adressée à Madame Duclaux, Brown’s farm, Braknell, Berks[hire] , Angleterre et datée par la poste du 20/07/07 ; datée par l’auteur du samedi 20 juillet

Est-ce dans cette si charmante petite ferme que vous habitez, chère Mary ? Qu’il doit faire bon sous ce petit toit de tuiles et comme je vous envie le calme et l’air pur qui y doivent régner.

J’ai bien pensé à vous par les journées humides et froides que nous venons de traverser ; maintenant nous avons du soleil qui atténue le vent aigre qui règne en permanence mais les nuits sont toujours froides ; on n’ose s’en plaindre, à Paris les nuits sont si pénibles. Moi en particulier , confinée dans mon salon, je peux assez facilement me garantir de l’un et de l’autre. Mais ma pensée se reporte avec regret aux temps plus heureux où je supportais facilement les jours difficiles. Ma jeunesse envie beaucoup la votre, je vous assure.

Madame Robinson va renouveler ses forces pour passer un bon hiver, je crois qu’elle se trouvera mieux de la vie calme de la campagne que de l’air trop vif de la mer. Laissons cela à miss Mabel qui a encore besoin de ce mouvement mondain.

J’ai reçu hier une lettre de Germainequi me dit qu’il fait un peu frais à Olmet mais qui est enchantée de l’effet du grand air sur sa fillette qui mange deux petites soupes par jour, boit du bon lait, remue, gazouille comme une petite fauvette (2). Elle habite ma chambre, de sorte que le moindre bruit serait entendu des parents. Jacques forme le projet de venir en aout passer huit jours pour tirer certaines expériences au clair.

Tout va bien chez madame Rhodes et à la rue Cassini. Rien de Pierre. Il a bienfait de retarder son voyage car il souffrirait beaucoup de cette température.

Merci, chère Mary, de votre bien gracieux souvenir. Je vous envoie, ainsi qu’à Madame Robinson, tous mes souhaits de bonnes vacances.

L. Briot

18 septembre 1907

Dans une enveloppe datée par la poste du 18/09/07 et adressée à Madame Duclaux, Brown’s farm, Bracknell, Angleterre ; datée par l’auteur de Paris, 18 septembre.

Chère Mary,

Bonne comme toujours, vous m’envoyez la lettre que vous venez de recevoir de Pierre. Elle me fait grand plaisir puisqu’il dit que sa santé est bonne et qu’il a toujours le projet de venir au printemps.

Mais chère Mary, dussè-je vous paraitre une grand-mère toujours grognon, je ne peux m’habituer à la manière presque brutale qu’il emploie dans ses lettres en vous écrivant. Hélas il ne s’est pas beaucoup façonné dans son pays de sauvages ! Il a vraiment besoin de toute votre indulgence.

J’ai comme vous reçu d’Olmet la nouvelle d’un futur compagnon à Mimi. Je vois avec plaisir que la petite maman prend son rôle fort au sérieux et qu’elle ne redoute pas de recommencer l’année prochaine les petits ennuis inhérents à sa situation de mère de famille. Elle est d’une belle santé et supporte facilement les petits malaises de son état. Tout ira bien.

J’espère que ce petit mot vous trouvera encore dans votre ferme de Blackwell où vous avez fait provision de bonne santé pour l’hiver ainsi que Madame Robinson et je fais des vœux pour que Miss Mabel y laisse ses migraines pénibles.

Profitez des derniers beaux jours pour votre petit séjour en Touraine. Le pays est encore si joli à cette époque.

A bientôt chère amie

Votre bien affectueuse

L. Briot

29 février 1908

Dans une enveloppe datée par la poste du 29/02/08 , adressée à Madame Duclaux, 10 place Saint François Xavier, Paris VII è et datée par l’auteur du 29 février.

Toujours bonne et délicate amie, vous avez pensé avec raison que j’aurais grand plaisir à lire la lettre de mon grand Pierre. Elle est en effet bien intéressante et bien vivante. .. Que d’activité dans cette nature .. Je suis presque un peu effrayée de le voir entreprendre tant de choses ! Pourvu que nul choc ne vienne briser tous les châteaux qu’il construit dans sa tête. Puisse le ciment être assez solide pour que rien ne craque en route.

Je suis moins content du reste de votre lettre. Encore souffrante au point de rester au lit ? Vous devez être très imprudente et, pour la satisfaction de montrer votre jolie taille, ne pas vous couvrir assez quand vous sortez. Fi, que c’est vilain de sacrifier sa santé à sa coquetterie, surtout quand on a une taille que vous pouvez grossir sans crainte. Elle sera encore presque trop fine.

Soignez vous donc sérieusement, chère Mary, faites le pour ceux qui vous aiment et qui vous veulent vaillante et forte de santé autant que de cœur.

J’ai vu l’aimable Miss Mabel qui m’a donné de bonnes nouvelles de madame Robinson. Grâce à la provision d’air pur qu’elle a rapporté d’Angleterre , elle a passé son hiver sans encombres. C’est une bonne chose .

Je pense que vous voyez quelques fois ma gentille Mimi ; elle n’est pas jolie mais elle a un petit minois intelligent, de la vivacité, un caractère facile et doux jusqu’ici. Pourvu qu’on ne la gâte pas trop, ce serait dommage.

Bien chère Mary, croyez à mes sentiments bien affectueux.

L. Briot

 

 

II

Mary Duclaux

A

Pierre Duclaux

Quatre  lettres

1 12 décembre 1927

Enveloppe : Monsieur Pierre Duclaux, à Pradines, par Marmanhac, Cantal

Mon cher Pierrot,

J’ai profité de suite des indications que vous me donnez et (comme il fait beau aujourd’hui) j’ai consacré cette après midi à mes petites emplettes de Noël. Ce ne sont que des à peu près, hélas ! Mais j’ai choisi chez Tunmer deux raquettes adaptées à des jeunes personnes ayant de 160 à 167 de taille environ , et de 16 à 18 ans d’âge. Espérons que les chéries (2) les trouveront du poids qu’il faut. Le même paquet contiendra une auto Citroën (un joujou naturellement) pour André et une bonne écharpe de cachemire pour Emile qui doit être dehors par tous les temps. J’ai honte de tes pantouffles (sic) fourrés (sic) – pas du tout ce que je voulais – mais je suis allée chez quatre bottiers avant de trouver ceux là au Printemps. Ils me paraissent bien grands pour toi qui as un petit pied – mais lorsque j’ai dit que le Monsieur avait près de 1 m 80 de haut, on m’ a assuré qu’il ne pouvait se chausser plus étroitement ? Madeleine aura, des Trois Quartiers, une écharpe qui mettra en valeur, au coin du feu, ses yeux de cerise-noire et ses sombres cheveux. Vous voyez que j’ai bien couru et, pourtant, ma récolte est bien loin de ce que j’aurais voulu trouver ; mais quand on ne trouve pas ce qu’on aime, il faut aimer ce que l’on trouve !

Acre : un hectare est à peu près deux acres et demi, 4,840 square yards, et un yard deux square feet .

 Il doit manquer une page !!! Le début de la page suivante , intitulée 3 commence avec un mot sans majuscule , et ne continue pas le raisonnement sur la valeur de l’Ha ; de plus il y a un espace non explicable entre la fin du recto de la page 1 … « square feet » et le début de la p. 3 « exactement » . Pourtant le recto de la page 3 semble s’appeler 4 ! Bizarre !!

exactement deux acres , 1 rood et 35 perches . (3)Tu as bien raison pour le système métrique).

Un buschel ( ah, tu as bien raison pour le système métrique ) i

1 pint ……. : 0. 5679 litres , à peu près un généreux demi litre

1 quart (2 pintes) … : 1.1359 litres

1 gallon (4 quarts) … : 4. 5435 litres

1 peck (2 gallons) … : 9.0869 litres4

1 buschel (8 gallons) … : 36.3476 litres

1 Quarter (8 buschel) … : 2. 9078 hectolitres

 Comment est-ce qu’un peuple commerçant peut continuer à compter de cette façon là !

Mabel est rentrée de Londres mercredi soir, un peu maigre mais en bonne santé. Elle n’avait pas vu le soleil depuis son départ. Ici Lundi et Mardi il faisait si beau que je suis allée revoir les Delacroix à Saint Sulpice et au Louvre et maintenant mon article est mis à la poste. Mercredi était une journée très chargée : le Prix, mon « jour », la rentrée de Mabel. Le déjeuner du Prix était amusant. Nous étions au dessert et en train de voter ; je mangeais pensivement mes raisins en méditant mon bulletin quand la porte s’est ouverte avec fracas. Et, dans un tournoiement de voiles, d’ailes, de cris, une sorte de colombe effarée s’est précipitée dans mes bras, s’effondrant sur mon cœur, m‘embrassant sur les deux joues, s’écriant, très haut : « Ah que j’embrasse ce visage ravissant ( !) » C’était Madame de Noailles, que je n’avais pas vue depuis six ans ! Puis, pour expliquer ce mouvement, elle s’écrie à qui veut bien l’entendre : « Barrès m’a souvent dit : « Si je n’étais pas si amoureux de vous, je le serais d’elle ! » !!! » Je crois que vraiment elle doit être un peu folle . Je n’ai jamais vu Barrès plus d’une fois dans le courant de l’hiver, quoique nous nous écrivions assez souvent sur des sujets purement littéraires. Vous pouvez juger de ma confusion… Enfin c’est tout de même ma candidate qui a eu le prix .

Mille et mille tendres et affectueux vœux d’heureux Noël

 Mary Duclaux

2 9 janvier 1930 (datée sur l’enveloppe par Pierre D. ) ; 9 janvier (datée par Mary du 88 rue de Varennes, Paris)

 Mon bien cher Pierre,

J’ai pensé t’écrire tous ces jours ci, mais le temps file, et ces jours d’hiver où il fait nuit avant quatre heures ne ménagent pas mes mauvais yeux. N’importe quel jour j’aurais pu te dire : « Je viens de voir Fanny et Marie, elles se portent à merveille, travaillent comme des nègres, sont gaies comme des pinsons », ou quelque chose d’approchant. Elles ont diné ici dimanche et puis mardi soir ; lundi je les ai amenées chez leur vieille et bonne voisine, Madame Ludovic Halévy. Il n’y a pas de meilleure personne ni une seule dont la connaissance peut être plus profitable à la jeunesse. Malgré ses 80 ans, elle s’est tout de suite mise à leur portée et les a retenues pour dîner chez elle le mercredi, hier, et tous les mercredis qu’il leur plairait de le faire. Je les rencontrerai ce soir de l’autre coté du palier chez Mabel (par exception , car le jeudi c’est le soir de tante Germaine. A 7 heures 30 leur journée de travail est termine ; si elles ont de la préparation à faire elles peuvent prendre congé dès 9heures ; et je suis enchantée de penser que trois ou quatre fois par semaine elles se nourriront le soir d’une bonne cuisine bourgeoise plus saine que les repas au restaurant. Elles vont vraiment très bien en ce moment. Du reste tu le verras toi-même d’ici quinze jours et je suis enchantée de penser que moi aussi, alors, je vais te revoir. Pour les petites c’est bien précieux d’avoir de temps en temps la visite d’un parent . Nous les voyons dans leurs moments de détente, mais je sais que souvent elles pensent à la maison, à toi, à leur Maman, au petit André, et s’en sentent bien loin. Ce qui serait parfait c’est si Madeleine pouvait venir pour une semaine à la fin de février. « Car celui-ci c’est un trimestre bien long, » disait Marie avec un soupir vite étouffé. Mais je sais que c’est bien difficile pour une maîtresse de maison de s’absenter. Cependant quand nous étions en pension à Bruxelles, maman l’a fait pour nous. Penses-y ! On les élève avec tant de soin et tant de dépenses, ses filles, et puis, lorsqu’elles sont devenues parfaites et des camarades délicieuses, quelque jeune monsieur passe par là, qui ne nous paraît pas bien passionnant, peut être, et nous en enlève une, et bientôt l’histoire se répète pour une autre ! Après tout, c’est ce qui peut leur arriver de plus beau ; mais le rôle des parents est un rôle d’abnégation, c’est bien sur , c’est une loi de la Nature !

Je suis bien ennuyée de te savoir si souvent en proie au mal de tête. C’est peut-être le froid humide de la campagne qui en est cause, car à Fresnay, notre ami André Noufflard s’en plaint de même, et bien moins à Paris. En anglais on appelle « brow-ague » un mal frontal, très fatigant et énervant, causé par le froid, surtout par le vent. Quand nous étions jeunes, mon père et Mabel en souffraient beaucoup ; heureusement pour eux, le pharmacien du village était une autre victime, et, s’étant guéri lui-même, leur vendait une préparation d’ammoniaque et de quinquina qui faisait merveille, faisant ordinairement avorter ce fâcheux mal de tête si on en prenait une dose dès les premiers symptômes.

Ma prochaine lettre sera pour Madeleine, qui m’a si gentiment écrit à Noël. Elle sait combien cette saison est encombrée et ne me tiendra pas rigueur, je suis sûre, si je remets un peu la réponse. Comme cela elle aura , échelonnées, des nouvelles de ses filles. Donne lui de mes nouvelles et embrassez (sic) la pour moi ainsi que je t’embrasse, mon bien cher Pierre,

 Mary Duclaux

 

3 Datée par Pierre sur l’enveloppe du 18 décembre 33 ; datée par Mary du 18 décembre 33, 88 rue de Varennes, Paris.

 Mon bien cher Pierre,

 Ceci n’est pas un Christmas –carol . Hélas non. C’est un vilain petit document qui m’est arrivé aussitôt après que j’ai eu mise à la poste la dernière lettre que j’ai envoyée à Pradines, (Quelle phrase, mon Dieu !) et il demande ta signature ! Veux-tu l’envoyer tout droit à l’agence G., 28 boulevard Saint Michel , VI . ? Car j’ai mis un peu de retard à te le faire parvenir. Ces bons à lots sont bien ennuyeux ; il n’y a jamais de prime, et il faut des tas de signatures, des remplacements par d’autres obligations pareilles. Je me demande pourquoi on a songé à une chose qui ne possède ni le repos et la sécurité d’un « placement de père de famille » ni l’espoir et l’esprit d’aventure d’une véritable loterie.

J’ai reçu et lu avec intérêt ta notice sur le Dr Roux ; tu liras dans la Revue des 2 mondes un article par Pasteur Vallery-Radot qui montre combien le vieil homme de 80 ans manque à ses disciples. On ne trouve absolument personne dans la force de l’âge pour accomplir ce qu’il faisait si simplement, malgré son âge, la faiblesse de sa santé, etc. C’est qu’il ne faisait qu’une unique besogne et il la faisait tout le temps, ne songeant guère à autre chose. Et on ne peut pas demander cela à un autre. On ne sait toujours pas qui sera nommé Directeur de l’Institut Pasteur.« There are …. (2 mots illisibles) wheels » et l’on sent un sourd tiraillement .

Je sais que vous aurez la visite d’Emile à la veille du jour de l’an. Il m‘a écrit une très gentille lettre, un peu triste de passer Noël à la caserne. J’ai vu Fanny avant-hier, j’espère voir Marie vendredi. Je voudrais te revoir, toi ! Mille tendres vœux .

Mary Duclaux

 4  Datée par Pierre sur l’enveloppe du 4 janvier 35 ; datée par Mary du 3 janvier 34 ( !) , 88 rue de Varennes, Paris.

 Mon cher bon Pierre,

 Je t’écris toujours aux premiers jours de l’année ; cette fois ci un peu plus tard, car je suis un peu fatiguée par tant de visites. Et puis ta dernière lettre m’a hantée, a presque obsédé ma pensée, tant j’y voyais un état de choses grave et triste ; tant je m’efforçais vainement de trouver une issue, mais que faire ! La lecture de la lettre que ma sœur a reçue de toi ce matin m’a beaucoup soulagée, car je vois que, quelles que soient les complications de ta vie actuelle, il y a bien des heures par jour où , entre tes champs et tes livres, tes paysans et tes conférences, (il y a bien des heures par jour) où tu y échappes. En somme tu projettes ta véritable vie en dehors de ton existence individuelle. Quand même je te voudrais un intérieur plus calme et plus gai, et j’espère que cette nouvelle année adoucira les choses en quelque manière, et tu es assez philosophe pour te contenter d’un bonheur approximatif. Ce ne sont pas des personnes comme toi qui sont le plus à plaindre, mais celles, comme la pauvre chère Madeleine, étroitement soudée aux évènements de la vie journalière, qui n’y peuvent jamais échapper, et qui s’irritent et souffrent de s’y sentir prisonnières, quoi qu’elles désirent elles aussi une vie impersonnelle sans savoir y atteindre.

Je voudrais savoir lesquels sont ces journaux que tu diriges.. Tu me diras cela lorsque tu viendras à Paris – vers la fin de ce mois, je suppose, comme toujours ? Tu verras alors ta gentille petite fille et un jeune ménage qui a l’air heureux . Les jeunes Patey sont venus me voir le jour de l’an avec André qui a grandi, qui a pris de bien bonnes façons, tout à fait un garçon agréable et parti pour devenir un grand garçon svelte et beau. Les Heyman sont à Saint Germain pour quelques jours. Je verrai tout ce petit monde et les Bayard samedi prochain ; ils dinent chez moi.

Mes yeux vont très mal ; je n’ose relire ce que je t’écris – je vois à peine. Le temps sombre et humide éprouve une vue bien fatiguée. J’ai vu aussi les Jacques Duclaux, tous les quatre1 ; ils ont rencontré les Daniel Halévy et nous sommes restés longtemps à bavarder en cercle autour du feu, pas du tout comme une visite du jour de l’an.

Au revoir Pierre ! Sta bene ! Mary Duclaux

Notes

(1)Fabricant et marchand de raquettes de tennis , à Paris

(2) Les raquettes devaient être destinées aux deux filles de Pierre, Fanny et Mary

(3)Rood is an Old English unit of area, equal to one quarter of an acre (i.e., 0.25 acres (0.10 ha)), or 10 890 square feet or 1011.7141056 m² (for the international inch) or about 10.1 are. A rectangular area with edges of one furlong and one rod respectively is one rood, as is an area consisting of 40 perches (square rods).[citation needed] The rood was an important measure in surveying on account of its easy conversion to acres. When referring to areas, rod is often found in old documents and has exactly the same meaning as rood.[1] It is confusingly called an acre in some ancient contexts. < Wikipedia.

 4bushel is an imperial and U.S. customary unit of dry volume, equivalent in each of these systems to 4 pecks or 8 gallons. It is used for volumes of dry commodities (not liquids), most often in agriculture. It is abbreviated as bsh. or bu. The name derives from the 14th century buschel or busschel, a box.[1] (wikipedia) A peck is an imperial and U.S. customary unit of dry volume, equivalent in each of these systems to 2 gallons, 8 dry quarts, or 16 dry pints. Two pecks make a kenning (obsolete), and four pecks make a bushel. In Scotland, the peck was used as a dry measure until the introduction of imperial units as a result of the Weights and Measures Act of 1824. The peck was equal to about 9 litres (in the case of certain crops, such as wheat, peas, beans and meal) and about 13 litres (in the case of barley, oats and malt). A firlot was equal to 4 pecks and the peck was equal to 4 lippies or forpets. (wikipedia)

(5) Probablement Germaine Appell-Duclaux, la femme de Jacques .

(6) Il en manque un ! Lequel ?

III

Destinataire non  précisé

 sans doute Louise Halèvy  ?

Sans date : entre la mort d’Emile Duclaux et le mariage de Pierre Duclaux

Olmet, par Vic sur Cère, Cantal

 Ma bonne chère amie,

Je ne sais pas pourquoi, j’imagine que vous êtes à Paris occupée à faire toute sorte de douloureux rangements par ce temps splendide – mais j’espère que vous etes à Sucy où le calme magnifique de l’automne s’associe si bien à la paix de cette vieille maison, où je vous ai vu tous si heureux ensemble. Je sais que vos petits enfants n’y sont plus. Quelle joie ça a du être pour vous de voir renaître l’activité du petit Antoine. Il ne dira plus »: Je suis content de ne pouvoir marcher car marcher fait si mal ». Marianne m’en a donné d’excellentes nouvelles. Et vous avez du trouver du plaisir à vous occuper de Françoise, si vive, si intelligente et déjà d’un age raisonnable (1) – Une petite Mimi n’est qu’un enfant de deux ans – ne me tient pas d’aussi près et ne rappelle en rien son grand-père. Mais je trouve une grande douceur à suivre la trace de ses sentiments sur son petit visage mignon et câlin. Et je ris quand je trébuche dans l’escalier sur un savant mélange de petits bâtons moussus, marrons d’Inde et fragments de pots cassés, rangés dans un ordre occulte qui représente quelque chose à son esprit, mais pas au mien. Mimi est très sage. On ne peut guère en dire autant de Françoise qui a cinq mois, mais en revanche elle est très belle.

Je me fais un peu l’effet d’un revenant qui visite la scène de ses joies et ses labeurs terminés, et qui se réjouit de voir que tout va bien. Nos petits enfants occupent la chambre d’Emile ; il y a toujours des instruments de physique sur la terrasse, avec des cerfs volants, des poupées, dans une belle confusion. Le jeune ménage a l’air fort heureux : le pays me parait le plus charmant du monde. Mon cher Pierre va épouser après demain une jeune fille que mon mari chérissait beaucoup ; et tout ce jeune monde heureux m’entoure d’affection et de mille prévenances. Emile serait content.

Je reviens à Paris vers la fin de la semaine, après quelques jours à Aurillac, avant d’aller en Touraine. J’ai laissé ma mère et Mabel en assez bonne santé. Maman va certainement mieux, si non tout à fait bien. Serez vous à Paris par hasard la semaine prochaine. J’ai bien envie de vous revoir. Mille tendres souvenirs, ma chère bonne Louise. Mary Duclaux.

(1) Il s’agit sans doute de Marianne et Françoise Halévy .

 

Fin de la correspondance

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 (1) Laure Martin , épouse de Charles Briot, mère de Mathilde Briot, première épouse d’Emile Duclaux

(2) Germaine Appell – Duclaux , la femme de Jacques Duclaux.

(3) Pierre Duclaux est au Tonkin.

(4) Mimi = Mathilde Duclaux – Charles, et le compagnon sera Françoise Bayard –Duclaux, toutes deux filles de Jacques et de Germaine.

 

 

 

 

 

 

Les eaux du village et de la maison – Présentation du problème

Quand Émile Duclaux achète la propriété d’Olmet , une des raisons de son choix – et peut être la plus importante – est l’abondance des eaux de source qui arrivent dans la propriété . Il veut les utiliser pour son laboratoire , comme il l’a fait précédemment dans la maison qu’il louait au Fau , près de Marmanhac.

Mais il a compté sans la crainte , voire l’opposition des gens du village , pour lesquels l’eau est vitale : elle sert non seulement aux usages domestiques mais aussi à l’arrosage des potagers et vergers , et, plus loin, des prés où paissent les vaches et dont on récolte le foin indispensable pour l’hiver . Toucher à l’eau c’est toucher aux fondements de l’économie du village . Continuer la lecture de Les eaux du village et de la maison – Présentation du problème

Histoire d’eaux (commentaires)

Ceci est une petite histoire de partage des sources ; elle se passe dans un village auvergnat ressemblant à beaucoup d’autres, en cette fin du XIX ème siècle où les collectivités locales ne prennent pas encore en charge la distribution de l’eau . Les habitants l’assurent « depuis des siècles », comme dit un des acteurs, grâce à des captages collectifs et à des canaux ou canalisations soigneusement entretenus. Les protagonistes représentent les classes sociales traditionnelles, bourgeois propriétaires des terres et leurs fermiers, face à un membre de la classe montante, un intellectuel, né pourtant non loin de chez eux, mais dont ils arrivent difficilement à comprendre les motivations. Elle montre à quel point ce problème est sensible et touche profondément l’économie du village. Continuer la lecture de Histoire d’eaux (commentaires)

Chronologie historique

    Les eaux d’Olmet

  • 1658
    Mention d’une « transaction » de cette date dans le document suivant
  • 1810
    Document n° 1 : archives d’Olmet
    Titre : Eaux à prendre dans le pré de Manhes (transaction du 12 mars 1810 )
  • 1892 – 1898
    Documents n° 2 : archives d’Olmet
    Étude des correspondances et factures de ces dates (archives d’Olmet conservées par Émile Duclaux)
    1892 :
    Lettre : le vendeur de la propriété, Monsieur Pagès, s’engage à mener « à bonne fin » et à « surveiller » « le travail de la conduite des eaux »
    1893 :
    – Échange de correspondances concernant le problème des eaux entre :
    Antoine Bois , entrepreneur « plomberie, canalisations et fontaines » à Aurillac
    F. Mabit , notaire à vic sur Cère
    M. Guibal , propriétaire à Olmet
    Émile Pagès , vendeur de la propriété
    Émile Lemaigre , architecte , chargé des travaux
    Documents joints :
    – Architecte : plan du château d’eau et des canalisations afférentes
    – Factures de Bois
    – Facture de Alfred Polino et Lucien Caillar , Paris, pour un réservoir de distribution d’eau en tôle , avec séparation dans le milieu » , facturée au laboratoire d’Olmet
    – Lettre d’Émile Pagès : première mention des « travaux de la fontaine » avec une facture de 250 francs
    – Convention écrite : mention d’une telle convention [de partage des eaux] , « datant de plus d’un siècle » dans une lettre de M. Guibal, du 21 mars 1893. L’acte en question a été examiné par Maître Mabit , notaire « et « plusieurs avocats » : tous sont formels : la convention est exécutoire.
    – Bassin [de répartition ] : mention d’un tel bassin d’où part une canalisation qui amène l’eau du bassin au « pré des lignes »
    – Château d’eau : première mention d’une telle construction dans une lettre d’Émile Pagès à Émile Duclaux , du 4 juillet 1893. Duclaux veut en faire construire un à la place des « bacs qui sont actuellement devant la maison de maître et Pagès prétend qu’il n’en a pas le droit selon l’acte de vente. Le château d’eau est « commandé » , avec « socle » et « cuve en tôle » pour le partage des eaux » (lettre de l’architecte , 10 juillet 1893 )

    1894 :
    – Ministère de l’Agriculture : Maintien d’une subvention au « laboratoire d’Olmet » autorisant les recherches sur « le régime des eaux souterraines et sources du plateau du Cantal »
    – Fontaine de rocaille
    – Première mention de la « rocaille » : facture d’un entrepreneur de Volvic pour « un wagon de rocaille » lettre de l’architecte sur l’exécution de la rocaille
    – Plomberie
    – Facture de Bois pour les travaux du réservoir » (deux factures)
    – Facture anonyme : branchement d’eau pour le laboratoire et la maison.
    1898 :
    – Facture de Canier frères, travaux publics , Aurillac , pour établissement de bassins et regards

Problèmes d’eau : présentation des documents relevant de l’achat par Émile Duclaux

Les problèmes d’eau

1892 :

  • Lettre de Mme Pagès, née De Rouget au nom de son mari , Vic, 4 décembre problème des eaux : analyse de la fontaine de St Julien : « Nous avons fait part au propriétaire des eaux de Saint Julien du résultat de votre analyse ; il vous remercie sincèrement, et, suivant votre avis, s’en tiendra là.
    Monsieur Pagès fera tout ce qui dépendra de lui pour mener à bonne fin le travail de la conduite des eaux. Il s’entendra avec Monsieur Bois au sujet de l’affaire à régler avec M. Guibal et surveillera le tout de son mieux. »

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Léon Brillouin – 4ème génération

Léon BRILLOUIN : Professeur à la Sorbonne, professeur au collège de France, membre de la national Academy of Sciences (U.S.A.)

cf : pages de titre des ouvrages ci dessous

Bibliographie

A Olmet

Léon Brillouin, La théorie des quanta et l’atome de Bohr, P.U.F., Paris, 1922, in 4° ; signature J. Duclaux

Léon Brillouin, La théorie des quanta, Les statistiques quantiques et leurs applications, Presses Universitaires de France, Paris, 1930, in 4° ; 2 vol reliés toile bise

Léon Brillouin, Notions élémentaires de mathématiques pour les sciences expérimentales, Masson & Cie, Paris,  1939, in 8°, relié carton rouge

Léon Brillouin, Vie, matière et observation, Albin Michel, Paris, 1959 , in 8° ; préface d’André George ; dédicacé à ?  (Jacques Duclaux !) , « souvenir de fidèle amitié »