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Mémoires chapitre VII

Chapitre VII

Expériences et contacts humains

Echapper à la monotonie de la recherche

La vie au laboratoire n’expose pas aux aventures et peut être qualifiée de désespérément monotone. Il y a bien le jour auquel vous faites une grande découverte : alors vous revenez chez vous bien fier. Mais ce jour est toujours demain, et en attendant vous devez vous contenter du menu fretin. Si vous parvenez à vous persuader qu’il vaut la peine qu’il vous a donnée, tout est pour le mieux. Se sentir utile est un sentiment enivrant, le difficile étant de faire partager cette ivresse aux autres.

La monotonie est donc la règle. Le hasard a fait que j’ai pu lui échapper en grande partie. J’ai dû en effet, pour des raisons de fin de mois, pratiquer une douzaine de métiers dans des milieux différents et c’est pourquoi ce chapitre est intitulé contacts humains. J’ai acquis par cette voie expérimentale, parfois ardue, quelque connaissance de l’homme et de ses réactions. De la femme aussi mais cela ne vous regarde pas. Je ne me donne pas comme un connaisseur mais j’en sais plus qu’un psychiatre, et bien assez pour ne jamais donner de conseils.

Tout cela étant dû au hasard, il n’y a dans ce qui suit aucun souci de chronologie ni aucun ordre. Les personnages sont très divers et vont du gangster au prix Nobel. J’ai même eu comme voisin de table à Bruxelles un très aimable jeune homme qui, quelques années plus tard, est devenu roi. Il ne manque à mon tableau qu’un président de la République et un pape ; mais je suis très réservé pour les relations.

C’est un hasard qui me fit rencontrer dans un train aux environs de Rome un authentique homme de génie. Au cours de notre conversation je fus frappé par l’originalité de sa pensée et l’aisance avec laquelle il traitait les sujets les plus divers, sans aucune concession à un conformisme. Je n’ai pas eu souvent l’occasion de parler familièrement avec un interlocuteur de ce niveau : je citerai comme exemple le chirurgien René Leriche et Paul Valéry. Ce n’est pas gai de penser que des hommes de cette trempe sont peut-être plus nombreux que nous ne l’imaginons mais que nous n’en tirons aucun parti. Quelle chance avons-nous de les mettre en lumière ?

Une autre rencontre m’ouvrit un petit coin de l’horizon dans une direction tout opposée, car elle concerne le corps et non l’esprit. Partant par le train à Argentan pour une période d’instruction militaire, je me trouvai dans le compartiment avec quatre beaux jeunes hommes qui paraissaient débordants de santé et avec qui je fus heureux d’entrer en conversation. « Nous sommes dockers, me dirent-ils, et nous déchargeons les bateaux sur le port de Paris. Nous sommes connus comme capables de vider un bateau ou de le remplir deux fois plus vite que nos concurrents et, comme l’entretien d’un bateau coûte cher, nous sommes très recherchés. Comment travaillons – nous ? En ne perdant pas une minute ni un effort. Pas question de fatigue ou d’horaire : les cales doivent être vidées en tant d’heures et elles le seront, dussions nous tirer la langue. Nous nous faisons bien payer mais chacun y trouve son compte. Et quand nous avons l’argent en poche, nous le dépensons gaiement, avec le concours gracieux des belles. »

A moitié chemin l’un des quatre suggéra qu’il était temps de casser la croûte et il fut approuvé à l’unanimité. Des paquets furent ouverts et il en sortit des pains de quatre livres, avec de nombreux accessoires parmi lesquels des litres auxquels la guerre fut aussitôt déclarée : tout disparut sans laisser de traces. Comme je complimentais les quatre pour leur appétit, ils protestèrent : ce n’est rien. Si vous pouviez nous voir quand nous sommes au travail ! Et mon cœur fut serré par la jalousie. Elle ne me travaille jamais autant que lorsque je vois des terrassiers établis à la devanture d’un marchand de vins, en été, devant une salade verte, une entrecôte et un ou plusieurs litres de rouge.

Comme contraste avec mes gaillards d’Argentan, je citerai une autre rencontre. Un maçon était chargé d’une réparation dans le laboratoire et transportait les matériaux, plâtre et briques, avec une lenteur telle qu’un témoin apitoyé lui demanda s’il souffrait d’une blessure à la jambe. Mais non, répondit-il, c’est le pas syndical.

Expériences industrielles

 

La manufacture des gobelins

 

La Manufacture royale des Gobelins, ainsi nommée du nom de ses premiers artisans, a été fondée en 1662 par Colbert pour introduire en France un art réservé jusqu’alors aux Flandres. Il l’avait installée sur les bords de la Bièvre, charmante petite rivière à l’onde claire, qui descendait des riantes campagnes de Fresnes et de Bagneux et avait été, disait-on, peuplée de castors. La pureté de ses eaux était favorable à la teinture en 1662. En 1920 ce n’était plus qu’un souvenir. Mais la Manufacture n’avait pas bougé ; elle avait seulement changé d’eau, en s’adressant à un affluent de la Bièvre, la Seine.

Il restait encore bien des traces de son passé. Les bâtiments en façade sur l’avenue des Gobelins sont relativement modernes. C’est surtout quand on les traverse qu’on note un changement. En 1920 on arrivait à une petite rue parfaitement déserte qui partait de nulle part et aboutissait de même. La rue Berbier de Metz longe la Manufacture des Gobelins. Celui qui la traversait en 1920 pouvait bien se croire revenu au temps de Colbert, car elle bordait un immense potager attribué aux artistes des Gobelins, dont chacun avait son petit lot ; il y disposait aussi à sa convenance d’une horde de chats abandonnés par les riverains. A l’occasion ces chats savaient se rendre utiles : chaque fois qu’une chatte donnait des signes d’agitation, ses responsables partaient dans le potager à la recherche d’un matou : la race n’était pas garantie, mais je peux témoigner que le résultat était satisfaisant.

Les tapissiers travaillaient dans de grands ateliers sur des métiers dont beaucoup dataient sans doute de 1662 ; il n’y avait pas de raison pour les moderniser. La tapisserie se déroulait verticalement en face d’eux en leur montrant son envers, mais ils voyaient l’endroit dans un petit miroir. Ce qui faisait le mérite des Gobelins, c’était la qualité inégalée du travail. Le prix de revient n’importait pas. Le personnel ne comprenait que des artistes : bien souvent l’un d’eux, mécontent de son œuvre, la détruisait pour la recommencer. Ils organisaient tous les ans une exposition publique et ils y montraient des chefs d’œuvre. Je me souviens encore d’une pièce qui représentait des nénuphars sur un étang : le modelé, les reflets de l’eau étaient rendus de manière à rendre jaloux n’importe quel peintre.

Le triomphe était le fondu, qui n’existait pas dans les tapisseries de moindre niveau. Là les transitions étaient brusques, du clair au foncé, et cette brutalité déplaisait à un œil sensible. Pour l’éviter, il fallait intercaler entre le foncé et le clair des intermédiaires qui, dans le langage du métier, étaient appelés des entres. Combien ? Le chiffre dépendait de la sensibilité de l’oeil : vingt était un nombre raisonnable. C’est ici qu’intervient l’atelier de peinture dont j’étais le chef.

L’élément de la tapisserie est un fil de laine teint en diverses couleurs : exceptionnellement un fil de soie pour obtenir en certaines places des effets particuliers, par exemple des taches brillantes.

La Manufacture ne composait pas elle-même ses sujets. Elle reproduisait en tapisserie, sur commande, les tableaux qui lui étaient montrés comme modèle, en respectant le mieux possible les couleurs et nous verrons tout à l’heure que cette exigence était à l’origine de sérieuses difficultés. Le matériel de teinture consistait en quelques cuves de cent litres environ pleines d’eau presque bouillante chauffée par un courant de vapeur, dans lesquelles le teinturier plongeait les écheveaux soutenus par des bâtons de bois. Tout son art consistait dans le choix et le dosage des matières colorantes nécessaires à l’obtention des teintes voulues. Les compagnons faisaient preuve d’une habileté professionnelle magnifique : jamais d’accident, et la teinte désirée était fournie sans que l’œil le plus délicat pût apercevoir de différence. Notez que la collection des bobines teintes et conservées en magasin en comportait 22 000, toutes différentes. Cependant il arrivait souvent que ce nombre fût insuffisant et que l’on nous demande une nuance intermédiaire, un entre : nous fournissions l’entre sans rechigner. Pourtant il y eut un jour un accrochage. Un client exigeant nous demanda non pas un entre, mais trois, gradués progressivement d’une nuance à une autre qui en différait à peine. Les trois compagnons se réunirent et déclarèrent que cela n’avait pas de sens. La mémoire visuelle des couleurs atteignait une perfection incroyable. Quand l’artiste devait reproduire une nuance, il montait au magasin sans emporter aucun échantillon, se fiant à sa mémoire.

Le service de teinturerie comprenait aussi un petit laboratoire, dans lequel j’avais l’honneur de succéder au chimiste Chevreul qui l’avait dirigé un siècle auparavant. Il avait été un brillant chimiste et nous lui devons la bougie stéarique qui a remplacé l’antique chandelle. Il signala son passage aux Gobelins par des recherches sur les contrastes des couleurs et mourut à 103 ans. L’un des ses enfants ayant disparu avant lui, à près de 80 ans, la légende courait selon laquelle il aurait dit en l’apprenant : « j’avais toujours pensé que je n’élèverai pas cet enfant » . (1)

Quelle était l’utilité de ce laboratoire ? Naturellement je ne me mêlais en rien aux opérations de teinture : les trois compagnons connaissaient leur métier à fond. Mais un point essentiel dépassait leur compétence et demandait un chimiste : le choix des matières colorantes. Les catalogues des fabricants nous les offraient par centaines : pourquoi l’une plutôt que l’autre ?

Le mode de travail des Gobelins et l’usage qui était fait de sa production exigeaient avant tout la solidité des couleurs. Un tapissier tissait un mètre carré par an ; certaines pièces avaient plusieurs mètres, aussi bien en largeur qu’en longueur. Il pouvait donc s’écouler plusieurs années entre la mise en chantier et la fin. On racontait – mais je ne l’ai jamais vu moi-même – qu’une grande tapisserie était restée si longtemps sur le métier que ses couleurs s’étaient à moitié effacées et qu’il avait fallu la recommencer.

Si elle subissait avec succès ce premier examen, elle n’était pas pour cela tirée d’affaire. Son sort était d’aller orner un mur historique, devant lequel devaient défiler des rois ou l’équivalent ; et comme elle avait coûté fort cher, il était nécessaire qu’elle dure beaucoup plus longtemps que ses admirateurs ; c’est-à-dire que ses couleurs ne s’effacent pas, non pas en quelques mois mais durant des centaines d’années. Il est courant de voir exposer aujourd’hui des tapisseries des Flandres qui datent du seizième siècle.

Il est donc nécessaire de n’employer que les colorants les plus solides. Ce problème n’a jamais été complètement résolu et ne pouvait pas l’être puisque l’industrie chimique proposait sans cesse des produits nouveaux, de mieux en mieux élaborés. Les temps anciens n’avaient légué qu’un très petit nombre de couleurs utilisables. En tête venait l’indigo, fourni par une plante indienne. Il était tellement estimé et tellement indispensable que les chimistes allemands avaient fait des efforts réellement gigantesques pour l’obtenir artificiellement par la voie synthétique, à partir du goudron de houille, avec l’espoir de se rendre indépendants du monopole indien. Ils y avaient réussi parce que lorsque les chimistes se sont mis quelque chose en tête, il est difficile de l’en déloger. Pour la teinture l’indigo tenait la vedette dans le monde entier et réalisait un chiffre d’affaire énorme. L’armée française en était cliente pour les capotes bleues et les mauvaises langues affirmaient qu’en pleine guerre de 1914 elle continuait ses achats en Allemagne, par l’intermédiaire de la Suisse.

Un autre produit, très connu aussi, était la garance qui chez nous provenait d’une plante cultivée sur les bords du Rhône. Convenablement traitée elle donnait des rouges brillants remarquablement solides. Il était courant à cette époque de voir les devantures de teinturerie signalées par un rideau d’étoffe colorée, étalé en plein soleil : c’était ce qu’on appelait le rouge d’Andrinople. Son mode de préparation était souvent tenu secret, se léguant par transmission orale : il pouvait comporter une douzaine d’opérations qui faisaient intervenir des ingrédients imprévus tels que le crottin de mouton et la bouse de vache. La couleur était solide et l’armée l’employait pour les pantalons rouges qui en voyaient de dures. On n’a jamais vu un soldat mettre sa culotte à l’ombre pour l’abriter des rayons du soleil.

Un troisième produit était la cochenille : petit insecte qui vit au Mexique sur un cactus. Il donne un rouge aussi résistant que la garance auquel les gens de métier accordent plus de feu. Par respect de la hiérarchie, la cochenille était réservée aux culottes réglementaires des officiers, qu’elles aidaient dans leurs conquêtes. Pour les jaunes le choix était plus large mais aucun produit n’était aussi satisfaisant. Aux Gobelins on s’était longtemps servi de la gaude qui est aussi une plante méridionale. Dans le langage actuel on peut dire que nous étions colonisés par le midi. Le jaune de la gaude était d’une résistance moyenne mais se faisait pardonner en évoluant vers une nuance dorée agréable à l’œil, ce qui est très perceptible sur les vieilles tapisseries. Nous voici donc en possession d’un embryon de palette dont il a bien fallu se contenter pendant des siècles. Mais nous sommes devenus plus exigeants. L’indigo donne des bleus ternes, rabattus selon le terme du métier. Il est très voisin chimiquement de la pourpre antique qui, malgré sa gloire, est une vilaine couleur dont personne ne voudrait plus. Mélangé à la gaude l’indigo donne des verts mais nous pourrions dire des verts conventionnels, car ils n’ont rien de commun avec les celui des feuilles du printemps. La garance et l’indigo refusent de se marier pour engendrer des violets acceptables. C’est la misère ! Il ne faudrait pas penser à reproduire un arc en ciel.

Les Gobelins avaient renoncé aux couleurs naturelles, n’en déplaise à Rousseau qui ne voit dans l’œuvre humaine que décadence et perdition. Nous ne connaissions que les produits chimiques, le plus souvent fournis par l’industrie allemande, alors au faîte de sa gloire. Nous nous tirions d’affaire, dans la plupart des cas avec trois couleurs principales qui portaient des noms poétiques ou évocateurs :

le rubinol pour les rouges

le saphirol pour les bleus

l’irisol pour les violets

et pour les jaunes, le jaune solide qui était sans prétention littéraire.

Avec ces quatre ingrédients convenablement dosés nous parvenions à satisfaire toutes les demandes. Mais il se présentait des exceptions, qui nous mettaient en conflit avec la Direction.

Le Directeur de la Manufacture était Gustave Geffroy, bien connu comme critique d’art. Il n’était pas surchargé de travail, car à cette époque la Manufacture était une mer d’huile. Chacun faisait son petit boulot de son mieux et s’y intéressait. A vrai dire il y avait des ombres. Quand le temps était gris les tapissiers disaient que le travail aux ateliers était impossible et revenaient chez eux  ; ils y trouvaient un petit métier qui leur appartenait en propre et la lumière devenait suffisante. Le directeur ayant des loisirs, la logique administrative avait exigé la nomination d’un directeur en second, chargé de les partager, et celle d’un chef du service intérieur qui, lui, avait réellement une fonction active.

C’était apparemment le Directeur qui décidait du choix des sujets à reproduire. Il était bien entendu que la Manufacture était un établissement commercial et que tout amateur pouvait lui faire commande, comme aux Galeries La Fayette, et afficher dans ses salons la signature des Gobelins. Mais il fallait d’abord qu’il eût les reins solides car la signature n’était pas donnée. Il fallait en plus qu’il ne fût pas pointilleux sur les délais de livraison et ce second obstacle écartait plus de clients que le premier. Aussi le premier d’entre eux était-il l’Etat, c’est-à-dire le Ministère qui, peut-être, n’était pas uniquement guidé par des considérations esthétiques.

Dans notre petit atelier nous n’en avions cure. Pourtant nous aurions souhaité pouvoir jouer un rôle de conseil quand il s’agissait de questions que nous connaissions mieux que personne.

La Direction avait un faible pour les nuances éthérées : des roses ou des violets très pâles et diaphanes, à tomber en syncope. Assurément nous pouvions les reproduire mais nous le faisions la mort dans l’âme. Ils nous obligeaient d’abord à blanchir la laine à l’eau oxygénée. C’est une opération facile mais il est bien connu que la laine blanchie redevient jaune en vieillissant. Ensuite, les seuls colorants capables de réaliser ces nuances étaient des crocéines, les plus fugitives de toutes et les plus opposées à l’esprit Gobelins. Nous bâtissions des palais avec des briques de sable.

En arrivant, j’avais trouvé solidement installés, comme je l’ai dit, le rubis, le saphir et l’iris, messagère des Dieux. Mais je ne savais pas si ce choix était le meilleur que l’on pût faire ou s’il reposait seulement sur une tradition ; et personne ne le savait mieux que moi. Le laboratoire pouvait se rendre utile en répondant à la question. Pour le travail journalier il ne servait absolument à rien et, comme il arrive dans plus d’un organisme de l’Etat, cette situation paraissait parfaitement normale. Le budget de l’établissement comportait un laboratoire avec un directeur et était reconduit tous les ans : tout ce que l’on demandait était qu’il ne donne pas d’ennuis. Pour le reste, voyez Courteline.

Un impardonnable mouvement d’humeur, qui fut puni comme on le verra, me fit sortir de la ligne droite. J’essayai de remplir le dossier que j’avais trouvé vide. 102 colorants furent mis à l’essai, formant 250 petits écheveaux enroulés sur autant de cartons. La collection fut exposée à la lumière du jour pendant deux mois pour une première série, quatre mois pour une seconde, sur un toit exposé au midi en été, et la quantité de lumière reçue fut à peu près équivalente au total reçu pendant un siècle dans un musée éclairé normalement : les couleurs qui avaient résisté pouvaient être dites, selon l’expression consacrée : de grand teint. Il s’en trouva fort peu.

Celles qui n’avaient pas résisté pouvaient être divisées en deux classes. Les unes disparaissaient purement et simplement ; les autres changeaient de gamme, ce qui était à peu près aussi fâcheux. Je n’entrerai dans aucun détail mais je dois dire que la chimie fut nettement battue. Parmi les couleurs les plus résistantes se trouvaient l’indigo, la garance et la cochenille. Ce qui me consola un peu c’est que nos colorants usuels étaient parmi les meilleurs, quoiqu’au second rang. Cependant un colorant chimique, le violet thioindigo, s’était montré un peu supérieur à notre irisol.

Ce travail me prit beaucoup de temps. Quand il fut terminé, je rédigeai un rapport que je portai au Directeur. Il le prit, ne l’ouvrit pas et le rangea immédiatement derrière lui dans un carton vert. Je compris qu’il y était pour longtemps : c’était une manière polie de me mettre à la porte et notre conversation fut brève. Je sortis réellement blessé. Dans ma naïveté j’avais pensé qu’une question aussi importante que la durée d’une tapisserie devait intéresser un directeur responsable et je ne trouvai que dédain. La recherche ne fut pas poursuivie et si un acheteur constate que sa tapisserie devient brouillard, ils saura à qui s’en prendre.

Pour finir, je mentionnerai un autre problème, d’ordre esthétique, qui est peu connu et mérite d’être signalé car il met l’impression artistique en rapport avec le travail de laboratoire. L’art du teinturier consiste à reproduire aussi exactement que possible la nuance de l’échantillon qui lui est donné comme modèle. Souvent il peut y parvenir de plusieurs manières qui font intervenir des colorants différents. L’ennui c’est que si pour certains éclairages (la lumière de midi, par exemple) l’identité semble parfaite, aucune différence n’étant perceptible à l’œil le plus exercé, il peut se faire qu’elle soit manifeste avec un autre éclairage, la lumière du crépuscule par exemple, ou celle de l’ampoule électrique. Il a été déjà question plus haut des fondus ; si le fonds est commencé avec un fil teint d’un certain colorant, il faut qu’il soit fini avec le même, sinon il pourra apparaître une marche au beau milieu. Certaines des 22 000 bobines du magasin ne sont plus jeunes et personne ne sait comment elles ont été faites : les artistes ne les aiment pas parce qu’ils les soupçonnent de vouloir leur jouer des tours.

 

Ainsi le vieux fil est-il mal vu. Que peut-on faire ? Il serait possible de le vendre à des artisans travaillant pour leur propre compte et pouvant tirer parti de quelques mètres. Mais nous parlons des années 1928 et alors la loi était formelle : les bobines étaient la propriété de l’Etat et ne pouvaient être vendues que par l’Administration des domaines. Celle-ci se serait volontiers dérangée s’il s’était agi de vendre le dôme du Panthéon, mais nos bouts de fil ne la passionnaient pas. Aussi étaient-ils portés dans un grenier et pris en charge par l’Administration des mites, qui a les dents longues.

La soie artificielle : Tubize

 

Une amitié personnelle me valut d’être choisi comme directeur du laboratoire de recherche de la Société de soie artificielle de Tubize, petite ville de la banlieue Sud de Bruxelles qui marque la limite entre le pays flamand et le pays de langue française : elle est Tubize pour les uns et Tweebeek pour les autres. Le terme « soie artificielle » a disparu de notre langage et comme les chimistes ont créé un grand nombre de textiles de nature diverse, chacun a son nom à lui : nylon, perlon, tergal et bien d’autres.

 

Ma soie était l’aînée de toutes : elle avait été inventée par le comte Hilaire de Chardonnet en 1884. Le mode de fabrication était décrit dans un pli cacheté déposé à l’Académie des Sciences, qui ne fut ouvert qu’en novembre 1887. Ce pli est l’acte de naissance de l’une des plus puissantes industries du monde. Le comte de Chardonnet a eu pour obligés des milliards d’hommes qui ne semblent pas lui en avoir une grande gratitude, car on chercherait en vain une rue de Chardonnet ou une fondation portant son nom.

 

Il est possible que la politique en soit cause. J’ai été pendant quelques semaines en relations suivies avec de Chardonnet pour une expertise et j’ai vu fonctionner le petit laboratoire très sommaire dans une pièce de son appartement. Notre conversation n’abordait aucun sujet politique mais il fut amené à me dire qu’il était légitimiste. Je n’en fus pas autrement ému car je ne savais pas par quoi se caractérisait un légitimiste : un dictionnaire m’apprit qu’il n’acceptait pas l’usurpation de la Royauté par la branche des Orléans et s’en tenait aux Bourbons. Cette fidélité ne pouvait pas être bien vue par un gouvernement républicain, bien qu’il fut enclin à penser que ni les uns ni les autres n’avaient beaucoup de chances et que, avant de disputer à qui ira l’os, il faut d’abord qu’il y ait un os.

 

 

La soie artificielle avait ainsi un père royaliste et ce caractère s’est encore accentué dans la suite. La société de Tubize comptait parmi ses dirigeants le marquis de Baudry d’Asson qui appartenait à une grande famille vendéenne et avait été député, beaucoup plus proche des blancs que des rouges. Quand ma candidature fut posée, il me convoqua et nous eûmes une agréable conversation. Il ne se préoccupa nullement de mes opinions et croyances, et voulut seulement s’assurer que je paraissais sérieux et compétent. Rassuré sur ces points il m’accorda un contrat qui me parut très avantageux : je devais être à Tubize une semaine sur trois et pendant le reste du temps j’étais parisien. Peu de sociétés se sont montrées aussi libérales et je me sentais devenir légitimiste.

 

Pour réaliser ce programme j’ai fait 87 fois le voyage de Bruxelles à Paris et je me suis aperçu un jour que j’étais connu à la gare du Nord. Pas du chef mais du préposé à la location des places. J’avais coutume de retenir la mienne plusieurs jours à l’avance, mais il arriva que je tardai jusqu’à la veille. Le préposé me regarda au travers de son grillage et observa : aujourd’hui vous êtes en retard ! Quelle mémoire ! Je me sentis plein de tendresse pour le réseau du Nord.

 

Cette tendresse augmenta encore un jour d’hiver. Le train que je prenais, l’ Étoile du Nord, était à l’époque l’un des plus rapides : il couvrait la distance de 313 kilomètres en trois heures et quart, à une vitesse moyenne de 96 kilomètres à l’heure : chiffre inusité vers 1920. Sur le parcours belge la vitesse était un peu moindre en raison de nombreux aiguillages dans la région de Mons ; mais sur certains points du parcours français, la locomotive se déchaînait et la traversée à toute vitesse de la gare de Compiègne faisait peur. Peu de créations humaines donnent, à mon sens, une impression de puissance et de domination comparable à celle que fournit un train lourd lancé à toute allure.

 

Nous partîmes un jour de Bruxelles sous un brouillard épais : on ne voyait rien à la distance de cinquante mètres, que le train parcourait en deux secondes. Ce brouillard nous accompagna jusqu’à Paris où nous arrivâmes à l’heure exacte. Pendant trois heures le train avait foncé dans l’invisible, confiant dans la discipline de la Compagnie qui lui garantissait à chaque instant la voie libre.

 

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais à cette époque le service sur le réseau du Nord approchait la perfection. Sur les quais de départ, une grande horloge donnait les secondes ; quand l’aiguille arrivait à 60 le train partait. Cette régularité ne régnait pas partout dans le monde. Aux Etats-Unis les trains avaient une solide réputation de fantaisie. Un voyageur arrive à une petite gare perdue et demande au chef : je prends le trains d’aujourd’hui, ai-je le temps d’aller au village ? – Bien sûr ! Le voyageur s’éloigne et quand il est à deux cents mètres il voit un train s’arrêter et repartir. Furieux il sort son revolver et le braque sur le chef. Fils du diable, lui dit-il, vous m’aviez dit que j’avais le temps. Mais bien sûr, Monsieur, vous demandiez le train d’aujourd’hui ; celui que vous venez de manquer est celui d’hier.

Si le Nord tenait la tête, d’autres régions étaient moins favorisées. Cinq compagnies indépendantes veillaient sur elles : Nord, Est, P.L.M., Orléans, Ouest – État. Ce dernier était célèbre comme modèle du désordre ou de l’incurie et ne trouvait guère de défenseurs. Il m’est arrivé souvent d’avoir recours à lui pour me rendre à Trouville. Du voisinage de certaine station qui s’appelait, sauf erreur, St Mard de France, la voie suivait une pente descendante et le train prenait de la vitesse. Malheureusement il perdait en même temps son équilibre. Les voyageurs étaient violemment jetés de droite à gauche et de gauche à droite et plus d’un pensait sa dernière heure arrivée. Tous les usagers de la ligne le savaient, les journaux en avaient parlé maintes fois, mais l’Ouest- Etat restait impavide. Jusqu’au jour où le train dérailla, comme il était facile de le prévoir depuis des années.

La grande vitesse de l’Etoile du Nord était plaisante, car le trajet de Paris à Bruxelles manque de variété et de piquant : il est bien orné d’un tunnel mais tout le monde sait qu’il est là pour une opération de prestige. Une longue voie sans travail d’art fait pauvre. Un grand pont aurait fait l’affaire, mais il n’y avait pas de rivière acceptable à proximité. Tout bien pesé, le tunnel était plus rentable.

 

Tubize produisait donc de la soie artificielle ; si j’ai bonne mémoire, 6 000 kilos par jour. Elle était appelée soie de Chardonnet ; nous étions en rapport avec deux autres fabriques qui travaillaient suivant les mêmes méthodes, l’une à Servar en Hongrie et l’autre à Tomaschof en Pologne.

 Mes contemporains se souviennent de l’apparition de la soie de Chardonnet à l’exposition universelle de Paris en 1889. Aucun textile connu ne pouvait fournir ce brillant et cette richesse de coloris : le stand était une splendeur. Les gros capitaux, jusque là réticents, s’émurent et Tubize fut fondée l’année suivante. Chardonnet tint la corde pendant longtemps mais des concurrents apparurent bien vite et il y eut de terribles combats, notamment avec la viscose de Cross et Bevan, d’origine anglaise. Une devanture de l’Avenue de l’Opéra offrit pendant des années des tissus de verre filé d’un éclat magnifique, de plus incombustibles et inaltérables, donc éternels. Offrir aux dames un tissu éternel est, à notre époque, un manque de psychologie. Le verre filé existe toujours mais il est descendu au rang d’isolant thermique.

 

Il faut bien le dire, la soie de Chardonnet a inauguré l’ère de la camelote. En effet son seul mérite était son prix réduit. A tous les autres points de vue elle était bien inférieure à la soie naturelle du ver ; par exemple elle ne supportait pas l’eau. Mouillée, elle perdait les trois quarts de sa résistance mécanique, déjà faible à l’état sec. Les pêcheurs à la ligne avaient recours pour ramener le poisson à un fil obtenu en étirant une glande de ver à soie : un fil artificiel n’aurait pas retenu une ablette.

 

Au début tous les autres textiles artificiels souffraient du même défaut, ou, bien plus, ils se teignaient mal. La première fibre comparable à la soie naturelle a été le nylon de l’Américain Carothers, né en 1937. Il n’en profita pas longtemps et le bruit courut qu’il s’était suicidé malgré son extraordinaire succès. Le nylon fut une révélation pour les chimistes comme pour les autres, et l’histoire du textile est divisée en deux périodes, avant et après Carothers.

 

Les 87 semaines passées à Bruxelles me permirent d’y connaître des familles et d’entrer en relation avec des Belges de toute classe, depuis les conducteurs de tramway jusqu’aux professeurs de faculté et aux hommes politiques. J’en ai gardé une profonde affection pour la Belgique. D’abord j’y ai trouvé un pays de bonne humeur, et pour un Français habitué au contact d’oursins de toute espèce, c’est une vertu bien apaisante. J’allais souvent voir un ami qui habitait dans la banlieue, avenue Van Becelaere à Boitsfort lès Bruxelles, et je devais me renseigner auprès du receveur. La première fois je lui demandai à quelle station je devais descendre. Je vous préviendrai. Et en effet il ne m’oublia pas ; il se dérangea pour venir à ma place m’avertir. Faites la même expérience à Paris et le mieux qu’il puisse vous arriver est d’être traité de ballot.

 

Le tempérament du Français peut l’entraîner à se rendre ridicule ou odieux. Je revenais un jour à Paris avec un groupe de parisiens qui avaient passé quelques jours en Belgique. Ils ne cessèrent pas de s’en moquer à haute voix, alors même que nous étions sur le territoire belge et que leur conversation fût entendue par des Belges ; d’ailleurs ils n’avaient rien compris à ce qu’ils avaient vu. On est parfois obligé de rougir de ses compatriotes : dis moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es.

 

Les Belges de 1920 étaient de bons vivants : espérons qu’ils le sont restés. Etant bien équilibrés, ils appréciaient les bonnes tables et se réunissaient volontiers autour. Il m’est arrivé plus d’une fois de prendre part à un dîner qui rassemblait une dizaine de convives. La maîtresse de maison aurait-elle invité l’Eternel et ses apôtres qu’elle n’aurait pas mieux fait. Je me souviens encore d’un poulet à la crème que je me damnerais pour revoir ; et il fut suivi d’un reblochon venu en ligne droite d’Annecy et choisi entre dix. Je devrais aussi parler des vins dont les Belges passaient pour être de fins connaisseurs, portés surtout sur le Bourgogne. Même pour le vin de table ordinaire ils suivaient un rite. Lorsque chez l’un d’eux la provision s’épuisait, il alertait deux ou trois bons amis qui se réunissaient un après midi pour une dégustation. Le négociant envoyait des échantillons qui étaient appréciés avec recueillement, puis on passait au vote. C’était une procédure démocratique et logique aussi : celui qui commande son vin d’après son propre goût est un égoïste ; il devrait penser que, le nectar étant destiné à des amis, c’est leur plaisir qui doit décider.

 

Vers 1942, les bons crus connurent un autre sort. La ville était alors occupée et l’occupant avait soif. Il décida de réquisitionner les bonnes bouteilles qui peuplaient les caves en grand nombre. Que faire ? Se soumettre, impossible ! Tout vider dans le ruisseau, c’était dur ! Alors beaucoup décidèrent de boire eux-mêmes leurs vins avec recueillement, et les réunions de l’après midi devinrent plus fréquentes. Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que les gens de la société eussent un penchant désordonné pour les bonnes choses. Les dîners étaient gais et les dames apportaient une aimable contribution à la bonne humeur générale, sans pruderie. L’essentiel était d’en rapporter un bon souvenir. Et voyez ! Après 50 ans je me rappelle le poulet à la crème et le reblochon.

 

Avec des étrangers des surprises étaient possibles. Un ami invita un soir un illustre savant anglais de classe internationale, qui était de passage et qu’il ne connaissait que de réputation. Il se révéla sous un autre aspect et son verre ne connut pas de repos. S’il était vide, l’inviteur le remplissait par politesse : il n’aurait pas été convenable que son convive souffrît de la soif. Et dès qu’il était plein, le convive le vidait, par politesse aussi ; autrement il aurait paru mépriser ce qui lui était offert. Ce combat de bonnes manières se poursuivit sans faiblesse jusqu’au dessert.. Alors arrivèrent les flacons et chacun conserva sa tactique. On aurait pu penser que le buveur devenait de plus en plus souriant et communicatif : pas du tout. Il devenait au contraire de plus en plus renfrogné, comme si il avait eu les poumons submergés au lieu de l’estomac. Quand le moment du départ fut venu, il se remit sur ses pieds mais se montra malhabile à suivre une ligne droite ; il traçait une de ces courbes inventées par les mathématiciens qui n’ont de tangente en aucun point. Les deux convives les plus costauds l’encadrèrent et le ramenèrent à son hôtel où son entrée ne fut pas glorieuse.

 

Nous apprîmes plus tard qu’il était récidiviste. Il enseignait à Cambridge mais n’aimait pas cette ville où il était trop connu. Quand il se sentait à sec, il prenait le train pour Londres où il connaissait un abri discret. Pour apaiser la susceptibilité britannique je dirai que j’ai connu chez nous dans le haut personnel universitaire, trois ivrognes authentiques. Trois seulement : les deux premiers étaient de l’espèce gaie et leur exubérance plaisait ; mais le troisième appartenait au rebut de l’humanité : le buveur triste.

 

La mise au point de la soie de Chardonnet avait été laborieuse et fort coûteuse. Aucune théorie ne venait aider le praticien qui suivait une voie purement empirique. Il fallait ajouter 20 % d’eau, mais pourquoi ? Des difficultés inexplicables apparaissaient chaque jour. La direction se rendait compte de la nécessité d’avoir quelques principes de base, mais la Science dite désintéressée était en retard de dix ans et n’en fournissait aucun. Un grand industriel m’expliqua un jour la situation dans laquelle il se trouvait : quand je tombe sur un pépin, me dit-il, j’alerte en même temps le contremaître et le laboratoire de recherches. Si tout va bien, tous deux m’apportent la solution ; le contremaître arrive toujours le premier.

 

Ces difficultés démoralisantes expliquent une conversation que j’eus un jour avec le directeur de la Manufacture avec lequel j’avais les relations les plus confiantes, au point qu’il me consulta un jour pour l’éducation de ses enfants. Les travaux du laboratoire avaient suggéré un perfectionnement des méthodes qui paraissait intéressant. La Direction m’en fit compliment pour avoir trouvé un élément nouveau dans un problème si longtemps débattu. Mais elle ajouta : quel que soit l’intérêt de votre procédé nous sommes fermement résolus à ne pas l’employer. Parce que, voyez-vous, nous avons eu trop de mal à mettre au point notre procédé actuel ; nous en avons encore la bouche amère. Pour rien au monde nous ne voudrions revoir cette période d’incertitude, de déboires et d’anxiété : nous n’aurions plus la force ni les moyens de la supporter.

 

Cependant ils avaient un laboratoire de recherches qui, selon les papiers officiels, était qualifié de très important et dont ils traitaient les chefs dans un esprit qu’on aurait pu qualifier d’affectueux. Je les quittai avec une véritable peine. Ils se trouvaient dans la situation d’un égrotant auquel son médecin viendrait dire : j’ai une chance de vous guérir. Mais vous pouvez continuer à vivre comme vous êtes. D’autre part, je ne peux pas vous garantir absolument que mon traitement réussira. Le malade répondra par un proverbe : le mieux est l’ennemi du bien.

 

Le verre Triplex

 

Le verre Triplex, bien connu des automobilistes, n’est pas né chez des industriels. Il doit sa naissance à un peintre décorateur, Edouard Benedictus, qui de nature était curieux.

 

La circulation des automobilistes n’était en 1910 qu’une très faible fraction de ce qu’elle est aujourd’hui. En ce temps le possesseur d’une automobile était un richard ; actuellement le non-possesseur est un purotin, économiquement faible, dira-t-on. Le nombre des victimes d’accidents était dérisoire, si l’on peut ainsi dire quand il s’agit de vies humaines. Un accident singulier, auquel personne ne ferait attention aujourd’hui mais qui fit sensation à une époque à laquelle tous les cas étaient décrits un à un, avait eu lieu à Paris : au cours d’une collision un pare brise s’était brisé en longues aiguilles dont l’une avait percé le cœur de la conductrice. Le verre était l’ennemi.

 

Benedictus avait pensé que, si le verre était renforcé par une feuille de plastique telle que le celluloïd, il ne pourrait pas donner d’éclats dangereux ; il se casserait sans pouvoir blesser. Etant entré en rapport avec un industriel qui possédait une presse hydraulique, il lui avait proposé l’expérience suivante : je mettrai une feuille de celluloïd entre deux carreaux de verre et pour les souder je passerai le tout à la presse. L’industriel lui avait ri au nez : mais, Monsieur, si vous passez un verre à la presse, il se brisera infailliblement – Nous verrons, avait riposté Benedictus qui se méfiait des jugements a priori. L’essai fut fait et le verre résista ; il sortit de la presse une belle feuille transparente – le verre Triplex – d’un aspect tout à fait satisfaisant, et l’inventeur se pensa autorisé à se frotter les mains.

L’ennui c’est que les trois feuilles n’étaient nullement soudées. Dès le lendemain elles commençaient à se décoller aux bords ; après quelques jours la séparation était totale. Mais l’idée de Benedictus avait séduit des financiers et des relations de famille firent que j’entrai en relation avec eux. Ils me proposèrent de mettre au point l’invention. M’étant déjà occupé de celluloïd j’acceptai bien volontiers, d’autant plus que le travail semblait devoir être intéressant et que ma bourse était fort plate.

 

Il le fut en effet. Je ne pouvais pas lui consacrer tout mon temps mais je passais toutes mes matinées au laboratoire qui avait été aménagé rue Olier, dans le quinzième arrondissement. Peu à peu nous fîmes des progrès et finalement nous arrivâmes à des procédés qui autorisaient un lancement commercial. Je ne les décrirai pas, me contentant de dire que le verre Triplex était devenu Heptex : deux verres, un celluloïd, deux couches de gélatine et deux d’un produit intermédiaire que nous appelions l’émail et qui, au dire des ouvrières, sentait la punaise. Je n’ai aucun doute que les pauvres femmes connaissaient à fond l’odeur des punaises, mais je ne peux pas confirmer leur jugement. L’émail était à base d’acétate d’amyle, produit employé en parfumerie : je dois dire en parfumerie bon marché. Dans une autre occasion encore la voix du peuple ne fut pas celle de Dieu, malgré le proverbe. Le fournisseur collait sur ses bouteilles une étiquette : acétate d’amyle. Un jour le libellé changea : éther amylacétique. Grand drame à l’atelier qui déclara le produit inutilisable : de l’avis unanime il sentait l’éther. Et pourtant ces deux noms ne sont que des applications différentes du même produit.

 

Le métier des ouvrières avait en 1911 des côtés pénibles qui ne seraient pas admis aujourd’hui. Elles devaient plonger les mains nues dans des cuves remplies d’alcool coloré par un produit chimique rouge, l’éosine. Les gants de caoutchouc étant inconnus, la couleur se fixait sur la peau, et après quelques jours les ouvrières avaient les mains d’un rouge vif qui résistait au lavage. Elles ne se plaignaient pas, trop heureuses d’avoir un travail. A un autre stade de la fabrication elles devaient mettre la main dans un bain de sulfure qui ramollissait les ongles au point qu’ils tombaient en morceaux. La situation de ces ouvrières dépendait surtout de leur état civil : les jeunes filles qui vivaient avec leurs parents étaient de loin les plus heureuses ; les autres pouvaient avoisiner la misère. L’une d’elles eut une syncope causée sans doute par la faiblesse ; une autre déclara que le rêve de sa vie était de pouvoir un jour manger du gigot.

 

Nous n’avions qu’un ouvrier que nous appelions le père Basset. Bien qu’il fût grisonnant, il était encore vigoureux et les travaux de force lui étaient confiés ainsi que la surveillance. Il était incorruptible et c’est en vain que les jeunesses lui auraient envoyé des œillades le jour où elles arrivaient en retard. J’avais avec lui des relations cordiales et c’est de lui que j’ai reçu le seul compliment qui m’ait réellement fait plaisir au cours de mon existence. Je l’avais rencontré à l’heure de la fermeture de l’usine ; il surveillait le départ du personnel. Il me tendit la main mais j’étais en plein travail. Excusez moi, Monsieur Basset, lui dis-je, je n’ai pas les mains propres. Monsieur, répondit-il, vos mains à vous ne sont jamais sales.

 

Le seul compliment ? Ce n’est pas tout à fait exact. Pendant l’occupation, en 1941, je reçus la visite d’un collègue accompagné d’une jeune fille. Elle a besoin d’aide, me dit-il, et elle vous dira pourquoi. Je ne peux rien, pouvez vous quelque chose pour elle ? Et la jeune fille expliqua : je suis juive. Je fus extrêmement touché de voir que mon collègue avait assez confiance en moi pour me confier une juive, assuré que je lui ferais bon accueil. Ce n’était pas, à ce moment, un cadeau à faire à n’importe qui. J’ajoute ce détail caractéristique que mon collègue était professeur à l’Institut catholique de Paris.

 

 Le verre Triplex fut un jour à l’honneur. En plus du verre ordinaire destiné aux automobiles, nous fabriquions pour des applications spéciales un bi-triplex particulièrement résistant qui était formé de deux feuilles de celluloïd entre trois de verre. L’automobile de Clemenceau en était garnie. Il fut l’objet d’un attentat et, étant assis à l’arrière, il reçut une balle dans le dos. Avant de l’atteindre elle avait dû traverser un bi-triplex qui l’avait amortie et Clemenceau en fut quitte pour quelques jours de repos. Le carreau cassé servit donc comme réclame et fut exposé à un salon.

 

J’ai dit que Benedictus avait eu l’audace de passer une vitre sous la presse hydraulique et qu’il en avait été récompensé. Audentes fortuna juvat, disait-on. Si un accident s’était produit il aurait été possible qu’il se décourage et que Triplex ne voit jamais le jour. En tout cas les financiers seraient devenus réticents. J’en ai connu assez pour savoir que, si un procédé nouveau leur est offert, ils s’attardent aux défauts – possibles ou imaginaires – bien plus qu’aux avantages. Benedictus avait eu de la chance.

 

La fabrication de Triplex à partir du verre à vitre ordinaire était impossible. L’épaisseur variait d’un point à l’autre et il n’était que creux et bosses. Il fallait se servir de glace mince, taillée sur les deux faces. Elle n’était pas d’usage courant et il fallait aller la chercher en Tchécoslovaquie. Les Tchèques étaient depuis des siècles passés maîtres dans cette industrie et le verre de Bohème était célèbre dans le monde entier. Il l’était particulièrement dans les laboratoires et pour n’en citer qu’un exemple, les entonnoirs étaient tchèques. Le public ne se rendait pas compte de cette supériorité parce qu’il ne se soucie guère de savoir qui a fabriqué ce qu’il achète, mais des circonstances imprévues peuvent le sortir de son ignorance. Après la guerre de 1914, les communications avec la Bohème furent un moment difficiles, ou leurs verreries en sommeil. Nous nous aperçûmes de la qualité déplorable des entonnoirs : ceux qui nous étaient offerts par notre propre industrie faisaient rire tant leur forme était biscornue. Si vous voulez vous rendre compte, lisez L’île mystérieuse de Jules Verne. Vous y verrez que des naufragés de l’île s’improvisent verriers, sous la direction de l’ingénieur Cyrus Smith ; il n’était pas tchèque et les produits avaient des formes réjouissantes(2).

Grâce à ce peuple laborieux nous n’avions pas de difficultés du côté des glaces, mais bien du côté du celluloïd qui, tout à fait incolore à son arrivée, prenait par exposition à la lumière une teinte jaune désagréable. Une enquête menée dans le monde entier ne nous permit pas de découvrir un produit à l’abri de cette altération : tout ce que nous pûmes faire fut de choisir celui qui jaunissait le moins : il venait d’Allemagne.

 

Malgré toutes les enquêtes et recherches, et la plus diligente attention, nous ne pûmes jamais parvenir à un mode de fabrication rigoureusement sûr. De temps à autre, sans raison apparente, les verres ne collaient pas. Étant en vacances je reçus un jour une lettre éplorée du Directeur qui me priait de revenir au plus vite pour essayer d’enrayer l’épidémie de décollage. Mais je ne la comprenais pas mieux que lui. Il me semble me souvenir que la situation redevint normale d’elle-même, toujours sans raison apparente. On attribue, je crois, à Ambroise Paré la formule : je le soignai, Dieu le guérit. L’existence de l’industriel est faite d’une série de points d’interrogation et on se prend à l’excuser si, dans son désespoir, il fait dire une messe pour le salut de sa boutique. Le savant dans son laboratoire a un autre refuge avec lequel il est familier : si l’expérience ne confirme pas ses vues, il n’en parle pas, bien assuré que personne ne s’en apercevra. Il n’a pas juré de dire toute la vérité mais seulement celle qui lui convient.

Autres interventions industrielles

 

Le goudron

 

Un hasard voulut que j’eus à m’occuper d’autres problèmes industriels dont je ne tirai pas grand avantage, et mes employeurs moins encore.

 

L’une de mes aventures malheureuses fut le goudronnage des routes : elle fut interrompue pour un motif réellement imprévisible. Cette opération, aujourd’hui si banale et qui semble n’offrir aucune difficulté, en était à ce moment hérissée. Il s’agissait de répandre le goudron sur les routes et il avait été reconnu que la meilleure méthode consistait à le verser à l’état pur, mais émulsionné dans l’eau comme le beurre dans le lait ou le caoutchouc dans le latex d’hévéa. Si l’émulsion était versée sur la chaussée, l’eau s’évaporait et le goudron s’incorporait à la surface. Mais vous aurez beau agiter le goudron et l’eau, il ne s’émulsionnera pas le moins du monde : il faut ajouter des substances appropriées, dites tensio-actives, qui doivent être accessibles et de prix très bas. D’ailleurs il n’y a pas un seul goudron mais une multitude : goudrons de houille, de pétroles ou naturels ; et celui du Mexique n’est pas celui du Venezuela ; chacun a ses petites manies et demande à être traité diplomatiquement. Sinon il refuse de collaborer sans jamais dire pourquoi ; et il ne se conforme à aucune théorie.

 

Je me mis donc courageusement au travail, ayant à ma disposition un arsenal de goudrons noirâtres et répugnants. Et c’est là que survint l’imprévu.Tous les essais de ce genre se font dans des vases de verre dont le chimiste possède une variété étonnante. Chacun est désigné par le nom du premier qui en a répandu l’usage : c’est ainsi que nous connaissons le Becher, le Kjeldahl, l’Erlenmayer, plus communément appelé l’Erlen, avoisinant des ancêtres tels que la fiole, le ballon ou le matras N’en déplaise aux traditions nous ne nous servons pas de cornue. Quand l’émulsion se faisait sagement c’était le paradis. Il suffisait pour passer à l’essai suivant de verser l’erlen dans l’évier et de le rincer sous le robinet. L’ennui était que, dans la majorité des cas – autrement il n’y aurait pas eu de problème – l’émulsion ne se formait pas ; le goudron pâteux ou demi-solide restait insensible et adhérait au verre si fort que le Niagara ne l’en aurait pas détaché.

 

J’essayai tous les moyens offerts par la technique des laboratoires, plus quelques autres ; je n’étais pas sans compétence car toute ma vie j’ai été au laboratoire ma propre femme de ménage. Aucun ne réussit. Vous me direz que j’aurais pu laver à l’essence ou à la benzine ; mais il m’en aurait fallu des bidons entiers. J’essayai des moyens chimiques et dans une crise de désespoir j’arrosai mon goudron d’acide nitrique fumant, qui est un réactif énergique. Il le fut tellement que le mélange s’enflamma et vomit des torrents de vapeurs rouges, tandis que l’acide était projeté de tous côtés : Charybde et Scylla !

La conclusion de cette lutte héroïque devint inévitable : quand j’avais travaillé dix minutes, la journée était finie avant que j’en ai fini avec la vaisselle. Toutes les ménagères me comprendront. Si elles devaient rester jour et nuit devant leur bassine elles rendraient leur tablier. J’écrivis donc à mes employeurs que, malgré mes efforts, je ne voyais aucune chance de leur donner satisfaction dans un délai raisonnable et qu’il valait mieux que nous en restions là.

 

Les vernis à cuir

 

La même conclusion me fut imposée par une tout autre étude sur les cuirs vernis. Le vernis était un mélange d’une solution de nitrocellulose (coton -poudre) et d’huile de lin cuite. Pour la cuisson l’huile était additionnée de bleu de Prusse et chauffée plusieurs heures à haute température. Pourquoi du bleu de Prusse ? Ce produit est une énigme pour les chimistes. Si vous mélangez deux solutions, l’une de ferrocyanure de potassium, jaune pâle, l’autre de chlorure ferrique, jaune aussi, vous obtenez une magnifique couleur bleue qui a été autrefois utilisée comme encre, mais n’a pu l’être en teinture en raison de sa faible solidité à la lumière. Elle a été découverte à Berlin en 1704 et c’est pourquoi son nom allemand est bleu de Berlin.

 

Le fait est que l’huile cuite avec ce produit germanique devient siccative, c’est-à-dire se solidifie avec le temps au contact de l’air en donnant un enduit brillant. Mais vers 1920 son mélange avec la nitrocellulose donnait des inquiétudes. Si tout se passait bien, il se faisait sans histoires et il suffisait de le verser sur le cuir. Là aussi le diable veillait et de temps à autre les deux liquides refusaient de se mélanger et devaient être détruits : ils tournaient comme parfois la mayonnaise.

 

 

Le problème était extrêmement intéressant, aussi bien pour le théoricien que pour le praticien. Malheureusement après peu de temps il apparut qu’il était fort difficile et dépassait de loin mes ressources. Je demandai à résilier mon contrat. Je n’ai jamais regretté cette détermination bien qu’elle ait rompu le contact avec des industriels très bien disposés et d’une amabilité parfaite. Les principes qui auraient pu guider les recherches n’ont été découverts que vingt cinq ans plus tard par Alma Dobry(3).

 

Cloisons étanches

 

Les évènements de mai 1968 sont encore gravés dans nos mémoires. L’un de leurs aspects les plus curieux fut que chacun se découvrit une compétence universelle et se mit à juger de tout et à vouloir réformer tout. A croire les beaux parleurs, nous vivions depuis des siècles une vie comprimée, mais grâce à quelques sauvageons et clown-bandits, nous allions être remis d’aplomb et connaître l’âge d’or.

Mon propos n’est pas de rappeler les faits dans leur généralité, mais de rester dans ma spécialité. Mon expérience me permet un mot sur une notion dont nos réformateurs firent grand cas : la soi disant cloison étanche entre la science et l’industrie. Des gens bien intentionnés mais sans compétence spéciale d’un côté ni de l’autre, le plus souvent fruits secs ou politiciens ou les deux ensemble, découvrirent que, si tout allait mal, c’était par l’influence de cette cloison qui empêchait les contacts normaux entre les savants et les industriels. C’était pure niaiserie. Cette cloison n’a jamais existé que dans leur esprit infantile et, d’ailleurs, si la cordialité n’a pas été parfaite toujours et partout, d’après mon expérience personnelle la responsabilité en incombe plutôt aux savants.

D’après ce que l’on a vu plus haut, j’ai été en contact journalier avec plusieurs industries : verre armé, soie artificielle, goudronnage, cuir verni, matières plastiques. Je pourrais ajouter le caoutchouc mais je n’eus avec lui qu’un simple contact épisodique ; il suffit cependant pour que je fasse partie de l’un des comités de l’Institut Français du Caoutchouc.

Je suis dans mon rôle de mémorialiste si j’affirme que je n’ai jamais rencontré chez les industriels la moindre réserve vis-à-vis de la science pure. Je n’en finirai pas si je voulais citer toutes les occasions dans lesquelles elle a pu profiter de la bienveillance et à l’occasion de leur générosité. J’ai promis de parler le moins possible de moi et j’espère n’avoir pas forcé la dose ; mais je ne peux pas récuser un témoignage pour l’unique raison que j’étais en cause. Un jour je me rendis au magasin de vente d’une grande Société qui fabriquait des feuilles transparentes analogues à la cellophane. J’expliquai mes problèmes au vendeur et, revenu au laboratoire, j’écrivis une lettre pour confirmer quelques points. Je reçus une réponse du Directeur me disant qu’il m’aurait bien volontiers donné toutes les explications nécessaires si je m’étais fait connaître. Où était la cloison étanche ?

Par contre, dans les laboratoires des Facultés l’atmosphère était mauvaise. Elle était révélée par une expression courante : un tel, il fait de l’industrie : c’était une mauvaise note. Celui à qui elle était donnée était un traître et n’avait droit à rien. Dans les usines évidemment, un chef de laboratoire de recherches qui aurait ostensiblement abordé des sujets complètement en dehors des préoccupations de l’usine, aurait été prié de rentrer dans le rang. Nous ne vous payons pas pour vous amuser. Que l’ État le fasse, c’est son affaire. Mais nous devons vivre avant de philosopher.

C’était d’ailleurs chaque fois une question de dimension. Quand les frais engagés par le laboratoire étaient négligeables par rapport au chiffre d’affaires, la discipline était moins stricte et la valeur intellectuelle entrait en considération. Lorsque le grand physicien américain Irving Langmuir, prix Nobel de 1932, entra au service d’une très puissante société, le patron lui dit : faites absolument ce que vous voulez sans penser à nous. La General Electric ou Dupont de Nemours pouvaient se laisser aller à l’idéalisme américain : dans les bilans annuels, Langmuir restait invisible.

 (1) l’histoire est aussi attribuée à Fontenelle

(2) : p. 336 de l’édition Hetzel

(3) :  Alma DOBRY – DUCLAUX, deuxième épouse de Jacques Duclaux et chimiste distinguée.