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Mémoires chapitre IX

chapitre IX

 

Les années 1940

 

 

 

Moral et ambiance

 

 

Les souvenirs des années 1940-1944 sont encore présents à bien des mémoires et si je voulais parler de manière générale je ne ferais que répéter ce qui a déjà été dit cent fois. Tout ce que je peux faire est de rappeler en désordre quelques souvenirs personnels pour essayer de définir l’ambiance dans laquelle vécurent les Parisiens.

 

Je dis les Parisiens parce que, semblable à une carte météorologique, l’ambiance varie beaucoup d’une région à l’autre. Dans le Nord la dépression était profonde ; à mesure que l’on descendait elle se comblait. Quelques jours après l’armistice qui conclut la défaite, un de mes collègues de passage à Toulouse, entra dans un magasin dont la propriétaire était toute souriante. Elle disait avec une satisfaction visible : « eh bien, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés, de cette guerre ! »

 

Nous pouvons bien penser qu’il y avait dans cette manière d’apprécier les évènements autant d’irréflexion que d’égoïsme. Mais il ne servirait à rien de nier que, chez une partie notable de la population, l’esprit de résistance était au plus bas.

 

J’entrai un jour au restaurant en conversation avec un voisin de table qui paraissait bien renseigné. Comme je lui exprimais ma surprise d’une défaite aussi rapide, il me dit : « croyez-vous que l’état major tenait tant à la victoire ? » Sur le moment je trouvai la question impie : comment aurait-il pu ne pas souhaiter un succès qui aurait été le sien ? Mais plus tard je fus amené à me la poser moi-même.

 

Un ami d’enfance appartenait à une famille de militaires ; son père avait été général et il était général lui-même. Son avancement rapide montrait qu’il était estimé en haut lieu, comme le fait qu’il avait longtemps appartenu au G.Q.G., le Grand Quartier Général des Armées pendant la guerre de 1914. Je connaissais bien sa sœur qui ne se serait jamais permis d’émettre une opinion différente de la sienne. Il est mort, n’ayant jamais voulu reconnaître l’innocence de Dreyfus. Les anglais subirent au cours des opérations trois revers auxquels ils furent particulièrement sensibles : la perte de plusieurs cuirassiers tout neufs coulés dans la mer de Chine, la prise de Singapour et celle de Tobrouk. J’étais en visite chez la sœur de mon ami au moment de la capitulation de Tobrouk ; elle était rayonnante : les anglais avaient reçu une bonne pile, tous les espoirs étaient permis. De se réjouir de la défaite d’un allié à souhaiter sa propre défaite il n’y a qu’un pas.

 

Un mécanicien se considérait comme assez malin pour avoir échangé contre quelques litres de vin des déchets de cuivre dont les allemands étaient friands. Si on lui faisait remarquer que ce cuivre était pris pour l’effort de guerre allemand, on ne trouvait aucun écho. « C’est le gouvernement qui le demande », répondait-il. Celui de Vichy, bien sûr !

 

 

Au contraire de l’autre côté du front le moral était au plus haut : pour certaines troupes, jusqu’à la fin quand les hommes de bon sens jugeaient la partie perdue. Un propriétaire rural du Calvados m’a fait le récit suivant : « Ma propriété était à l’intérieur de ce qui a été appelé la poche de Falaise, où des troupes allemandes étaient encerclées. Connaissant leur langue, j’étais entré nécessairement en rapport avec eux. Un matin je vis avec surprise qu’ils accordaient à leur tenue une attention inhabituelle. Tout était brossé, ciré, astiqué comme pour une importante cérémonie. Je demandai quelques explications.  « Voici, me dirent-ils. Nous sommes l’une des troupes d’élite du Führer et nous sommes commandés pour exécuter une opération impossible : ce soir nous serons morts. Aujourd’hui c’est le jour de notre mariage avec la mort et nous tenons à nous y présenter aussi beaux que possible. »

 

 

Nourritures

 

 

Pendant cinq ans notre grande préoccupation fut de trouver à manger. La nourriture de toute espèce était rationnée ; nous avions des tickets de pain, d’huile, de beurre, de savon et d’autres encore. Il n’y eut jamais de famine : les tickets étaient régulièrement honorés. Mais les queues étaient longues à la porte des boulangeries. Les clients se plaignaient parfois de la qualité du pain : comme chacun sait les délicats sont malheureux. Pour la grande majorité c’était surtout la quantité qui importait : elle était juste suffisante pour maintenir l’existence, pour la maintenir en mauvais état. Un de mes amis perdit 18 kilos de son poids : il faut dire qu’il en avait de trop.

 

A Lyon, ville de la bonne chère, le restaurant de l’hôtel nous offrit souvent, comme plat de viande, six escargots. Il n’y avait rien à dire : l’escargot est un animal mais il est douteux que sa consommation puisse conduire à une grande vivacité de corps ou d’esprit. Nous vîmes apparaître, et pas à titre exceptionnel, des nourritures inaccoutumées, telles que le millet et surtout le rutabaga. Qu’on puisse en être réduit à se repaître de rutabagas est une chose digne d’admiration. Tous ces produits, en bon français, sont des succédanés ; la guerre nous conduisit à les appeler des ersatzs, de triste mémoire. L’un de nous nous consola en nous disant que nous n’avions aucune plainte à formuler tant que nous n’en serions pas réduits aux ersatz  de rutabaga.

 

 

 

La pénurie variait beaucoup d’une province à l’autre. Les vignerons du Gard ou de l’Hérault, pratiquant la monoculture, souffrirent le plus ; souvent ils n’avaient même pas de potager. Dans certaines régions de Normandie ou du Massif Central, la vie reposant au contraire sur le potager et l’étable, l’estomac put toujours être garni. Les journaux parlèrent de la surprise des troupes américaines débarquées dans le Calvados, à qui leur presse avait affirmé que les habitants souffraient cruellement de la faim. Ils trouvèrent table garnie avec une motte de beurre au milieu.

 

Les Intellectuels étaient considérés comme des travailleurs de force et avaient droit à un supplément. Pour résumer on peut dire qu’ils ne souffrirent jamais réellement de la faim ; mais tous les jours, en sortant de table, ils pensaient : je recommencerais bien, et tout de suite.

 

 

Le gouvernement prenait des mesures incompréhensibles : impossible de savoir si elles avaient pour but de diminuer la gêne ou de l’augmenter. A la campagne, nous avions récolté beaucoup de noix, environ trente kilos. Comme elles tombent à l’arrière-saison, et toutes le même jour, il n’avait pas été possible de les manger immédiatement. Le transport par voie ferrée était interdit ; tout ce que nous pouvions faire était de les conserver pour les vacances de l’année suivante. Mais il fallait les mettre à l’abri des rats. Nous prîmes un de ces récipients désignés improprement sous le nom anglais de tubs et nous y versâmes nos noix ; puis nous le plaçâmes sur une caisse de bois qu’il dépassait de tous côtés de vingt centimètres. De cette manière, pensions-nous, les rats ne pourraient y accéder, à moins qu’il ne leur pousse des ailes, car il n’y a pas de chauve-rats. Il faut croire qu’il en existe puisque, l’année suivante il ne restait pas une noix dans le tub : elles étaient éparpillées dans toutes les pièces de la maison. Et on entend dire que les animaux n’ont pas d’intelligence.

 

Dans sa sollicitude, le gouvernement nous avait rappelé que le fruit du hêtre, la faîne, pouvait fournir une huile de table excellente ; il nous invitait à les recueillir. Il faut croire que l’auteur de cette circulaire n’avait jamais vu un hêtre, car il nous conseillait, au cas où il donnerait une quantité insuffisante, de le secouer vigoureusement. Nous aurions aimé voir cet expert aux prises avec un hêtre de deux mètres de tour. Autant secouer les tours de Notre Dame pour en faire tomber les nids de pigeons.

 

 

 

Un Parisien suit la guerre

 

 

 

Depuis la bataille de Stalingrad nous suivions avec passion l’avance des troupes russes. Dans une salle de l’Institut où je travaillais, nous avions accroché au mur une grande carte et, chaque jour, nous marquions par de petits drapeaux la situation du front. A notre profonde joie, il reculait presque régulièrement vers l’Ouest.

 

Nous avions parmi nous un éminent physiologiste russe qui vivait apatride en France depuis de longues années, son pays l’ayant renié, comme tant d’autres, suspects d’intelligence. Le sentiment de ces sans patrie était unanime. Certes ils n’éprouvaient aucune sympathie pour le régime soviétique, mais ils étaient russes avant tout et l’avance de leurs armées les réjouissait autant que nous, bien qu’elle ne pût que consolider le régime de l’oncle Joseph. En plus ils étaient très fiers de voir la part capitale que leur nation assumait dans la lutte. Par là ils se montraient bien différents des émigrés de notre Révolution qui souhaitaient ouvertement la victoire des alliés.

 

L’un d’eux me marqua son déplaisir quand, après la victoire, les fenêtres se garnirent de drapeaux : un nombre insignifiant étaient des drapeaux russes. Mais cela ne signifiait nullement que la population fût ingrate. D’abord les seuls emblèmes que nous pouvions avoir en notre possession dataient du temps des tzars et n’étaient plus de mise ; ensuite on ne pouvait pas nous demander d’oublier que les soviets, pendant la guerre précédente, avaient conclu un accord avec l’Allemagne sans se soucier aucunement de nous. Ils avaient été trompés, bien entendu, mais nous ne nous sentions pas d’une sympathie débordante pour les amis de nos ennemis ; et d’ailleurs nous étions convaincus que, si la France avait été finalement écrasée, les soviets n’en auraient pas été le moins du monde affectés.

 

Dans ce qui précède je dis souvent nous au lieu de je. C’est parce que, dans le milieu dont je faisais partie, on aurait trouvé fort peu de collaborateurs : sous-entendu de collaborateurs avec les allemands de Hitler. Parmi le personnel nous n’en comptions qu’un et il était roumain de naissance. Il se mit ouvertement au service de la Wehrmacht et après la victoire il fut prié d’aller se faire pendre ailleurs. Je ne sais s’il y réussit mais jamais plus nous n’entendîmes parler de lui.

 

Notre état d’esprit, pour ce qui concerne l’Allemagne, était bien complexe. Nous n’arrivions pas à identifier le pays des nazis avec le pays réel. Le général De Gaulle l’avait senti le jour où, s’adressant à la foule venue le voir, il lui avait dit : « vous êtes une grande nation. Mais vous n’êtes pas les seuls. »

 

 

La victoire d’Afrique, l’avance en Italie, le débarquement si bien réussi dans la région de Toulon nous avaient remplis d’espoir. Mais l’évènement militaire qui monta notre moral au plus haut point fut celui qui a été appelé la percée d’Avranches L’avance en Normandie avait été presque continue mais lente. Pour libérer la superficie d’un département les alliés avaient dû se battre pendant un mois et il en restait cinquante. L’armée allemande paraissait terriblement forte ; elle était commandée par des chefs du niveau le plus élevé comme Von Rundstedt et Rommel.

 

En vingt quatre heures le sort du monde changea. Avranches est une gentille petite ville, pacifique par vocation. Actuellement elle s’enorgueillit d’un ravissant jardin public où tout respire le calme et la beauté, et d’une grande promenade qui offre une belle vue sur la mer, notamment sur le Mont Saint Michel. Plus bas coule, quand elle coule, une petite rivière que franchit un vieux pont. La position était occupée par les troupes américaines, commandées par le général Patton.

 

Patton eut une idée comme en ont seuls les grands stratèges : revenir à la guerre de mouvements. Ce n’était pas un théoricien, pour qui son projet eût été irréalisable. Il avait de l’imagination, de l’audace et du bon sens. Il commença par s’emparer du pont qui, par suite d’une erreur providentielle, n’était pas miné et il déchaîna ses troupes, toutes motorisées, avec ce simple programme : en avant quoi qu’il arrive. Si vous rencontrez des îlots de résistance, ne perdez pas votre temps à les réduire, passez à côté à toute vitesse ; d’autres nettoieront. Une heure gagnée c’est cinquante kilomètres.

 

On a dit que Patton espérait arriver dès le premier jour devant Brest, et ses moyens le lui permettaient. Mais la résistance fut plus forte qu’il n’avait pensé. Il put cependant creuser en quelques jours une grande poche dans la France occupée et retourner la situation. Désormais ses adversaires étaient encerclés, partout isolés et réduits à la défensive : ils ne l’avaient jamais été. En signe de reconnaissance la ville d’Avranches a élevé sur une de ses places un monument à Patton ; je pense que cet hommage local est insuffisant et qu’un autre, national, doit être rendu à l’homme qui a remporté une si belle victoire, à la fois matérielle et morale.

 

 

Libération de Paris

 

 

Comment se fit la libération de Paris ? J‘y ai assisté et je serais incapable de la décrire : nous fûmes libérés sans comprendre. Peut-être le problème serait-il plus clair si j’avais, tous les jours, pris note des observations faites. Les évènements se précipitèrent et je serais incapable de dire dans quel ordre. Mais est-ce si important ? Un témoin n’est pas un historien. Je rapporterai seulement en qualité de témoin un certain nombre de faits mineurs qui peuvent aider à comprendre l’état d’esprit des Parisiens dans les lieux que je fréquentais, pendant les quelques jours qui précédèrent la libération totale.

 

Il y eut la journée des barricades. Paris les a toujours aimées. Deux furent constituées dans mon voisinage immédiat : l’une dans le haut de la rue Claude Bernard, la deuxième sur le boulevard de Port Royal ; elles barraient complètement le passage aux voitures. Une autre était plus lointaine, près de Saint Étienne du Mont ; elle était double, celle des adultes et celle qu’avaient bâtie les enfants et qui ne barrait rien, ne dépassant pas 50 centimètres de hauteur. Pour les enfants, grande ou petite cela ne faisait aucune différence : il n’y a que l’intention qui compte.

 

De quoi étaient-elles faites ? Pour le soubassement de pavés entassés. Au dessus un bric-à-brac rappelant le marché aux puces : des vieux lits de fer, par exemple, ou des fourneaux de cuisine morts de vieillesse. Quand elle était achevée personne ne l’occupait. Celle du boulevard de Port Royal reçut des honneurs : un char allemand l’attaqua au canon, sans résultat bien évident. Il est probable qu’elles n’eurent qu’un effet moral. Malgré leur force les occupants ne pouvaient pas se sentir bien à l’aise dans cette immense ville manifestement hostile.

J’eus un jour un témoignage de ce malaise en voyant une patrouille descendre la rue Claude Bernard. Non seulement ils n’avaient pas l’air glorieux mais ils se sauvaient à toutes jambes, poursuivis par un garçon d’une vingtaine d’années, porteur d’un petit revolver.

 

 

Il y eut beaucoup d’actes de courage individuel. Un ami me raconta avoir vu, près du Luxembourg, des jeunes gens attaquer avec des bombes, à dix mètres de distance, un convoi allemand en armes. Bien des maisons portent encore une petite plaque : ici est mort notre fils, à vingt et un ans. Nous pourrions répéter les vers de Victor Hugo :

 

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie

 

Ont droit qu’à leurs cercueils la foule vienne et prie

 

Parmi les plus beaux noms leur nom est le plus beau

 

Toute gloire près d’eux passe et tombe, éphémère,

 

Et comme ferait une mère,

 

La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau

 

 

 

Maintenant voici un petit épisode d’un genre bien différent, qui touche au comique. Un lundi je me mis en route pour aller assister, quai Conti, à une séance de l’Académie des Sciences. Arrivé place du Panthéon, je fus charitablement arrêté par un poste médical de secours, installé à la mairie du cinquième arrondissement en vue d’un grabuge éventuel. Il me conseilla vivement de ne pas traverser la rue Soufflot en pleine vue : les occupants avaient installé un blockhaus au bas de la rue, vraisemblablement bien garni de mitrailleuses, et j’aurais fait une bonne cible. Bon ! Je passai derrière le Panthéon et pour être mieux en sûreté encore je descendis par la rue Cujas. Arrivé au boulevard Saint Michel je fus bien surpris de voir que j’y étais seul, absolument seul ; sur toute la longueur du boulevard il n’y avait personne : pas la moindre trace de vie. Tous les magasins fermés, pas une voiture en mouvement, un silence absolu et impressionnant. Je n’en ai jamais compris la cause : il n’y avait de danger pour personne !

 

J’arrivai à la salle des séances, espérant la trouver garnie. Là aussi le vide était total et j’étais seul. Quelque peu désorienté j’attendis un bon moment sans trouver d’autre société qu’une rangée de bustes de marbre à qui je n’avais rien à dire. Personne ne vint.

 

Je m’accuse d’avoir manqué de présence d’esprit. Le règlement exigeait que la séance eut lieu comme d’habitude. Les bisbilles entre Staline, Churchill et autres, qui n’appartenaient pas à l’Académie ne nous regardaient pas. Je devais prendre la présidence, à laquelle j’avais droit par ordre d’ancienneté. Déclarer la séance ouverte, demander si quelqu’un avait une communication à présenter, constater un mutisme général, bien souvent enviable en ce lieu, et me retirer la tête haute. D’après le règlement j’avais droit à la totalité des jetons de présence et cela aurait fait une jolie somme. Mais je rentrai stupidement chez moi, toujours sans voir personne.

 

 

 

Nous ne nous sommes pas battus pour rien

 

 

Un savant iranien, avec qui je parlais un jour des sévices subis par la population française et par les déportés politiques, affirma, non sans quelque dédain, qu’ils avaient été très exagérés par la propagande et qu’il n’y croyait guère. Il n‘avait jamais entendu parler du massacre d’Oradour où plus de six cents cultivateurs furent mis à mort avec femmes et enfants, sans que personne pût rien leur reprocher. Mais il y eut pire qu’Oradour et, pour s’en convaincre, il est bon de lire le beau livre de Georges Wellers, L‘étoile jaune à l’heure de Vichy 1.(1) Il y montre jusqu’à quel point l’homme peut s’avilir quand il y est encouragé de haut.

 

Nous savions tous que, dans les villes, des hommes et des femmes disparaissaient, on peut bien dire sans laisser de traces, car personne n’en entendait plus parler et il était impossible d’en obtenir des nouvelles. Ce qu’ils étaient devenus, on ne le savait pas. Les camps d’extermination d’Auschwitz et de Buchenwald étaient ignorés et même l’idée qu’ils pussent exister n’aurait été prise au sérieux par personne.

 

C’était supposer que l’humanité occidentale en était revenue à l’époque du mongol Gengis Khan, mort en 1224. Elle est fort bien caractérisée par une anecdote qui court encore en Orient : un chef mongol avait dit à ses soldats : « quoi qu’il arrive et quoi qu’on vous ordonne, vous ne devez pas avoir pitié ; celui qui aura eu pitié sera mis à mort ». Un de ses soldats rentra au cantonnement : – je suis entré dans une maison et j’y ai trouvé un bébé endormi. Je lui ai mis la pointe de ma lance entre les lèvres ; il s’y est trompé et s’est mis à téter. J’ai enfoncé ma lame plus avant et je l’ai tué. A ce moment j’ai eu pitié. – Tuez cet homme, dit le chef. Il ne devait pas avoir pitié ».

 

 

Il n’est pas question de gémir ni d’accuser, après trente ans. Mais il n’est pas question non plus d’oublier ou d’absoudre au nom d’un prétendu apaisement. Ce n’est pas au peuple allemand que nous en voulons mais à l’esprit du mal qui s’était identifié avec le führer et aurait aussi bien pu dominer ailleurs. Pour éviter autant que possible son retour, chacun de nous a le devoir de témoigner de ce qu’il a vu.

 

Fernand Holveck était un jeune physicien de haute valeur. Étant dans la résistance il fut dénoncé et arrêté. Nous restâmes plusieurs jours sans nouvelles ; puis il réapparut à l’hôpital, dans le coma et mourut après quelques jours sans avoir repris connaissance. Il avait été battu à mort et n’avait pas parlé.

 

Rémi F… était un garçon plein de vie. Il fut envoyé dans un camp de concentration et par miracle il résista. Les américains le libérèrent et le soignèrent de leur mieux, mais il avait dépassé la limite au-delà de laquelle le retour à la vie est impossible. Une nuit son cœur cessa de battre.

 

Un jeune belge, fils d’un excellent ami, fut transporté en Allemagne, dans un de ces trains où les prisonniers entassés à ne pouvoir bouger restaient jusqu’à cinq jours, sans nourriture et sans eau. Il n’arriva pas vivant.

 

ÉlieWollman était chef de laboratoire à l’Institut Pasteur ; il était en traitement à l’hôpital. Un ordre péremptoire arriva : il devait être remis à la police, malade ou non, et avec lui sa femme. Personne n’eut de nouvelles d’aucun des deux.

 

Un physicien de 77 ans, Henri Abraham, bien connu à la fois dans les milieux scientifiques et parmi les électriciens industriels, disparut de la même manière.

 

Gompel entra dans la résistance et fut capturé. Ayant refusé de parler il fut plongé dans une baignoire pleine d’eau bouillante. Il était tellement brûlé qu’il mourut le lendemain.

 

 

 

 

Un matin le bruit courut que la Préfecture de police était entrée en insurrection et que nous devions pavoiser ; les balcons se couvrirent de drapeaux ; nous en improvisâmes un, qui n’avait pas trop bonne mine. Mais les trois couleurs y étaient en ordre : bleu, blanc, rouge. Avant midi nous eûmes le contre ordre : il fallait enlever tout. Nous le fîmes sans comprendre et ce qui se passa ensuite fut tout aussi inexplicable. C’était le règne du « il paraît » et du « on dit ». Pourtant nous pûmes constater des résultats qui se passaient d’explication, par exemple l’entrée à Paris d’une colonne de l’armée Leclerc, la plus aimée de toutes. Elle descendait la rue Denfert-Rochereau et avait pu saluer au passage le lion de Belfort ; nous l’attendîmes devant l’Observatoire et la foule était compacte, très digne d’ailleurs, sans vociférations. Des cris de bon accueil, qui étaient des cris d’amour. Venaient-ils pour combattre ou pour occuper le terrain reconquis ? Nous n’en savions rien ! Mais ils étaient là.

 

 

Toute l’histoire de Paris, pendant cette courte période, semble avoir consisté plutôt en négociations d’état major qu’en combats et le simple citoyen n’en sut rien. Ce n’est que bien plus tard que nous sûmes que le Führer avait donné l’ordre formel de brûler la ville et que le général allemand commandant la place avait en fait refusé d’obéir. Il y eut des combats locaux mais Paris échappa par une sorte de miracle aux maux qui accablèrent les autres capitales.

 

 

 

Je terminerai en contant un tout petit fait qui fut, pour une vingtaine de spectateurs, profondément émouvant et qui dut se reproduire en bien d’autres points. Une voiture occupée par plusieurs soldats s’était arrêtée le long d’un trottoir : elle fut rapidement entourée par un groupe de ménagères accompagnées de leurs petits enfants et la conversation s’engagea, pleine de chaleur. Que pouvaient imaginer ces mères pour faire comprendre aux hommes leur émotion et leur gratitude ? Leur confier un moment ce qu’elles avaient de plus cher. L’un près l‘autre les bambins furent hissés à bout de bras dans la voiture et embrassés. Puis les mères montèrent à leur tour pour remercier de la même manière ces hommes qu’elles ne reverraient jamais. Mais il restait sur le trottoir une pauvre vieille trop percluse pour pouvoir monter. Il fallait pourtant qu’elle eût son tour. Alors un soldat descendit pour l’embrasser. Elle pleurait. Peut être avait-elle quelque part un fils ou petit fils qui, au même moment embrassait une maman. Et de leur côté les soldats pensaient : nous ne nous sommes pas battus pour rien.

 

 

 

29/12/1975

 

(1) Fayard, Paris, 1973