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Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 3

Un mariage d’amour

En 1888 Mary épouse James Darmesteter, linguiste français , alors de retour d’un voyage aux Indes et professeur au collège de France .

Vernon Lee a décrit sa surprise – quelque peu scandalisée – quand elle apprit que son amie la plus chère voulait épouser un homme qu’elle connaissait à peine. C’est sur ce point que d’abord elle achoppe , même si elle note qu’il est juif, ce sur quoi elle n’insiste pas : manifestement ce n’est pas là l’essentiel. L’apparence physique pose un tout autre problème. Vernon a rencontré James à Florence mais l’a probablement à peine vu, – il venait apporter une lettre !! – . Elle le reverra à Londres chez les Robinson et la réaction sera brutale, ainsi que celle de la famille Paget , qui considère Mary comme sa fille. Puis Vernon se calmera, tentera d’arranger les choses avec sa propre famille sans grand succès ! Cette réaction est toute à son honneur. (85) Vernon est une intellectuelle : ce qui compte , ce ne sont pas les apparences , mais ce qu’on peut lire en elles, comme pour the lie of the land. Si elle pense à sa douleur à elle , elle pense aussi au bonheur de Mary. Pourtant, comme les Robinson, elle ne peut s’empêcher de se poser des questions . Un être bossu et difforme ! Et un fille ravissante (un rêve de Shelley! , disait Bourget ! ) N ‘importe qui aurait des doutes .

Il y a d’autres réflexions , qui corroborent la précédente André Chevrillon décrit le couple en vacances dans le jardin savoyard de Taine : (86) « En 1890 ou 91, M. et Mme Darmesteter passèrent l’été à l’hôtel de Talloires , une ancienne abbaye au bord du petit lac . Par le bateau ils venaient souvent à Boringe. La figure du savant orientaliste me reste inoubliable . Il était petit , contrefait, comme Ary Renan (87) , condamné à la même mort précoce . Il était pourtant bien différent de lui : autant la pétulante gaieté d’Ary, les soudains éclats de sa voix claironnante, ses gaietés et ses chants de rapin nous amusaient , autant nous intimidait la silencieuse gravité et le blême visage de Darmesteter . Il n’était pas seulement le maître des études iraniennes, … il avait écrit des pages où reparaissait le feu des antiques voyants de sa race. [Et voilà la race ! A l’époque la mention est fréquente … et risquée (88) ]

Je retrouve une photographie qui le montre tel que je l’ai vu sur la terrasse de Boringe dans un cercle d’amis . Le coude sur le bras d’un fauteuil de jardin, sa tête puissante sur un corps chétif penchée sur un poignet, les yeux mi-clos, il restait immobile et semblait ne rien entendre de nos propos . Et quand fusait la voix claire et chantante de sa jeune femme , son regard se levait sur elle et ne la quittait pas . Le fond de l’homme se révélait alors : son visage prenait une expression d’ardeur frémissante ; je voyais trembler un peu ses lèvres. »

Suit une page sur la « jeune femme » en question : « Mme James Darmesteter était l’exquise poétesse anglaise que ses compatriotes n’ont connue que sous son nom de jeune fille , Mary Robinson , que portait le premier recueil de ses vers, celui dont elle a signé tous les autres. » Et une appréciation de l’art de l’ « exquise poétesse », qui prouve que l’auteur avait plus d’admiration pour la femme que pour le poète. « J’avais lu deux petits volumes de ses vers . Je fus surpris d’y trouver tant de tristesse . La pensée de la mort et la vanité des apparences faisaient contraste avec ce que nous avions vu d’elle : si vive, si fine , si menue, elle semblait ne pas poser sur la terre . Dans sa conversation passaient des jeux d’une fantaisie ailée ; de l’oiseau elle avait la grâce , les élans, les subites envolées . Elle a vécu longtemps et , comme l’oiseau encore , elle n’a jamais vieilli »

Chevrillon a la gentillesse de ne pas insister sur le contraste entre les deux époux ; c’est un homme bien élevé, il a été l’ami très fidèle de Mary jusqu’à sa mort, probablement lui aussi quelque peu amoureux d’elle . Il les a connus suffisamment pour comprendre ce qu’il y avait d’amour en Mary et en James, au delà des apparences.

Il est pourtant difficile d’imaginer un couple plus dissemblable. Le fait a frappé tous les contemporains. Les biographies de James les plus complètes parlent d’une stature jamais parvenue à sa taille adulte et légèrement déformée – en clair James devait être proche du nanisme et un peu bossu -. André Chevrillon parle de Mary avec sympathie et compréhension. D’autres seront moins généreux, comme par exemple, l’essayiste Ernest Tissot. (89) Il raconte la première ( ?) visite qu’il lui fit à Paris, après avoir longtemps fantasmé sur la charmante poétesse anglaise dont il avait entendu parler à Florence : « Je me souviendrai toute ma vie de l’épouvante que me causa James Darmesteter. Personne n’avait eu la charité de m’avertir. Quand, après avoir touché les mains d’une héroïne de Rossetti, je vis entrer son époux… j’étais très jeune, je fus si effrayé que l’usage de la parole me fit défaut ! Je devais attendre dix huit années avant d’oser revenir ! J’ai retrouvé cette femme telle que je la vis alors, avec ses yeux de passion, sa raideur intimidée et intimidante d’anglaise, dans le portrait qu’en peignit à cette époque, de ses pinceaux pleins de bonnes intentions, sa fidèle première belle sœur, Madame Arsène Darmesteter »,

Quelques années après sa première entrevue, Ernest Tissot prépare un livre sur les femmes de lettres contemporaines et rend visite à Mary, alors Duclaux. Il reprend la tradition, fidèlement transmise dans la famille d’Émile, selon laquelle la poétesse anglaise qu’Anatole France décrit dans le Lys rouge sous le nom de Vivian Bell serait Mary Robinson et demande ce qu’il y a de vrai là dedans. Réponse de l’intéressée : « C’est si vrai que, lorsque le manuscrit parvint à la Revue de Paris, James Darmesteter (90) , qui m’aimait avec inquiétude, trouva le portrait trop ressemblant et pria M. Anatole France d’en modifier les détails. C’est ainsi que je me suis vue affublée d’une perruque de cheveux jaunes frisottés sous laquelle, par mauvaise humeur, le romancier me trouva l’air d’un petit chien d’appartement ; dans le texte primitif j’avais le teint pâle, les cheveux noirs ».

Le lecteur qui se reporte au Lys rouge, pense que le personnage créé par A. France, est un condensé des deux écrivaines anglaises alors célèbres à Florence, Mary Robinson et son égérie, Vernon Lee. La simplification de l’histoire, acceptée sinon propagée par Mary, prouve au moins qu’elle en était satisfaite et ne voyait aucun inconvénient à cette possessivité manifestée par son époux d’alors . Où va se nicher la vanité !

La tradition familiale dit aussi que, lorsque James fit la demande en mariage , ses parents demandèrent à Mary d’attendre un an pour s’assurer de ses sentiments . On peut comprendre leur inquiétude. Sur le plan social M. Darmesteter était tout à fait éligible, bien que juif mais pour les élites bourgeoises cela n’avait pas beaucoup d’importance dans l’Angleterre de Disraeli . Beaucoup plus éligible que les poètes du milieu préraphaélite, il assurerait à leur fille un avenir solide .Et c’est ce qu’il aurait fait, eut-il vécu plus longtemps : un professeur au collège de France, un jour membre de l’Institut, laisserait à sa veuve une pension convenable. Mais, si vraiment James était aussi laid qu’on le dit, des parents attentifs pouvaient se demander si leur fille, que sa nature portait à l‘engagement charitable (91) et à l’exaltation poétique, supporterait un tel mariage à long terme. Hélas, le mariage ne dura pas longtemps et Mary fut inconsolable.

Qui était James Darmesteter ?

La biographie la plus sympathique fut écrite juste après sa mort par son maître et ami, Gaston Paris, et publiée dans leur revue, la Revue de Paris (92) ; une autre biographie, officielle celle là , fut écrite par son autre maître, Michel Bréal, et publiée dans l’Annuaire de l’Ecole pratique des hautes études (93)

James est né en 1849 à Château-Salins d’une famille juive établie en Lorraine depuis le milieu du dix huitième siècle. En 1791 lors de son inscription sur les registres de l’état civil , elle choisit le nom de Darmstädter en souvenir de son ghetto d’origine ; le nom fut francisé par le fonctionnaire responsable sous la forme de Darmesteter. Cerf, le père d’Arsène et de James, épousa une fille issue d’une famille polonaise plutôt bourgeoise : rabbis, médecins et officiers ; Cerf lui-même fut libraire et relieur selon la tradition familiale. A la mort du grand père de James qui laissait une veuve, la famille vint s’établir à Paris. Lorsque Cerf lui même mourut, elle entreprit d’y survivre dans le quartier du Marais, parmi les difficultés matérielles. C’ est une histoire banale : celle de la petite bourgeoisie juive d’Europe centrale qui vient chercher le refuge que propose la France depuis la fin du dix huitième siècle. Les deux fils de Cerf , Arsène et James, s’en souviendront toujours.

James est d’abord un savant, linguiste et historien . Son parcours est caractéristique des espoirs familiaux et de la méritocratie qui se voulait au cœur des institutions éducatives de l’époque. Après l’école primaire, Darmesteter entre dans une école talmudique, prise en charge par la communauté ; une fondation israélite lui offre alors une bourse avec laquelle il pourra entrer dans une pension et suivre les cours du Lycée Bonaparte . Il n’a jamais dit le moindre mal de l’enseignement talmudique, du moins en public mais cet élève brillant rêve d’un destin que les yeshiva ne pourront jamais lui offrir . Il va donc au lycée, y fait une scolarité remarquable , « conquiert la liberté de l’esprit », et accède à la culture classique. Il apprend l’anglais , l’allemand et l’italien, passe un baccalauréat es lettres et un baccalauréat es sciences, puis fait des études universitaires : du droit, et une licence de lettres.

C’est un étudiant enthousiaste et bouillant de projets, tous plus essentiels les uns que les autres . Il écrit des vers, un drame, un roman ; il disait , raconte Gaston Paris: « je voulais faire une synthèse du monde ; je décidai que j’y emploierais dix ans ; je consacrerais les neuf premières années à l’étude de chacune des sciences, suivant l’ordre de Comte, et dans la dixième j’écrirais le livre ». Cet « admirable programme fut bientôt abandonné », (G. Paris sic.) . James ne fait pas grand-chose pendant quatre ans, cherche sa voie et vit de leçons particulières jusqu’en 1871, le tout au grand désespoir de sa famille ! A 22 ans en 1871, il se décide tout de même à suivre le conseil de son frère aîné, Arsène Darmesteter (94) , beaucoup moins fantaisiste . Arsène est répétiteur à l’École des Hautes Études et y dirige son cadet . James restera deux années dans le département des études orientales et ses maîtres vont le diriger vers le monde iranien et ses religions.

Inscrit à l’école le 18 novembre 1872, il est élève titulaire le 26 juin 1873, répétiteur de zend le 21 octobre 1877, Directeur adjoint le 26 août 1880, Directeur d’études le 26 octobre 1892. Après sa thèse sur Ormuzd et Ahriman, dieux principaux du panthéon persan, il va continuer dans cette voie, traduire l’Avesta en anglais pour le compte de l’université d’Oxford et en commencer une traduction en français qui sera couronnée par l’académie des inscriptions et belles lettres ; en 1882 , il remplace Renan comme secrétaire de la société asiatique ; le dernier rapport qu’il fait pour le compte de la société (1893) est consacré à l’œuvre orientaliste de Renan : « Lui seul pouvait parler à la fois, avec une égale supériorité, du savant, du sage et du poète » qu’était Renan , nous dit Gaston Paris . Sûrement parce que James était lui aussi savant, sage et poète. Bourreau de travail – il avait, nous dit son maître , une facilité de travail que je n’ai vu à ce degré chez aucun autre homme .

Entre temps il a écrit des poèmes , un petit livre sur l’histoire de France à l’usage des écoliers, sous le transparent pseudonyme de Jean Le Français, une étude sur les prophètes d’Israël, ouvrage où , selon Michel Bréal , très désapprobateur, «l’émotion a presqu’autant de part que la critique scientifique » , les Lettres anglaises etc. Il fait surtout un séjour au Pakistan , à Peshawar , où il fréquente érudits et poètes locaux , mais aussi les officiers anglais , écrit les Lettres sur l’Inde , passionnant descriptif de l’Afghanistan de la fin du XIXe, et recueille les chants populaires afghans qu’il fera éditer en France .

Son séjour en Afghanistan et dans le nord des Indes anglaises lui permet deux choses : se faire une opinion sur la politique coloniale britannique, à travers gouverneurs et soldats, qui lui réservent un accueil chaleureux ; diriger vers la civilisation afghane un regard où la sympathie l’emporte sur la critique. Il voit l’Inde anglaise avec les yeux de Kipling, ce mélange de compréhension admirative pour les peuples et leurs cultures, et de mépris pour l’incapacité de ces mêmes peuples et cultures à adopter, voire même à comprendre, l’approche occidentale fondée sur la recherche de l’efficacité et du « progrès ».

En ce sens James est bien un homme de son époque, que nul doute n’effleure sur la justification de la colonisation. Mais son empathie est totale envers les êtres et les choses qu’il rencontre et n’empêche pas l’humour : cela donne à la lecture des Lettres sur l’Inde un charme indéniable et un intérêt certain, aujourd’hui où l’Afghanistan fait une part de l’actualité . Le lecteur contemporain, amusé, s’aperçoit que les quelques cent vingt ans qui le séparent du voyage de James n’ont pas apporté beaucoup de changements à la nature du pays et des hommes qui l’habitent. Vivre à Pëshawar alors comme aujourd’hui n’offre pas beaucoup de distractions intellectuelles . James a donc du temps libre ; il en occupe une partie à lire les dernières productions de la littérature anglaise qu’on lui envoie par bateau, : parmi ces œuvres les recueils d’une certaine Mary Robinson . Et nous revenons à notre /leur histoire.

«Il pensa, nous dit Mary, y aller [en Afghanistan] et mourir … Ce voyage fut une des rares , des vraies joies de sa vie . Il était également chez lui dans les palais de l’administration britannique et dans la prison où quelque poète en haillons, plus ou moins assassin, lui chantait ses ballades incendiaires » (95) . Ce pays et ces hommes James les a aimés , il s’en est fait des amis . Pendant leur mariage le salon de leur appartement, rue Bara, était fréquenté par les lettrés et religieux hindous ; la dernière année de sa vie, malgré son mauvais état de santé, – et certainement malgré les recommandations de son épouse qui l’avait emmené à la campagne pour qu’il s’y soigne – James retourne à Paris pour y rencontrer un « sage oriental ». Ce fut la dernière fois ; il mourut peu de temps après à Maisons-Laffitte où il est enterré. « Longtemps encore, au bord de la mer des Indes, on se rappellera la vaste science, le cœur doux et chaud, la frêle personne, les façons dignes et aimantes, et toute l’exquise simplicité du dernier Dastour (96) de France ». Difficile de savoir si Mary avait raison sur ce dernier point ; ce qui comptera ici c’est l’amour qui s’exprime dans cette phrase , la dernière de l’introduction des Nouvelles études anglaises.

Ajoutons , pour compléter le tableau d’un esprit éclectique, scientifique certes mais tenté par la poésie et l’action, qu’après son mariage il rêva d’une carrière politique , journalistique peut être, fit publier les Lettres afghanes dans un journal grand public, – toujours désapprouvé par Michel Bréal -, écrivit des articles sur les problèmes contemporains dans la Revue de Paris qu’il dirigea avec Gaston Paris et eut des crises de rire avec sa femme , lorsqu’il avouait avoir parfois souhaité un talent d’orateur, ce qu’évidemment son physique lui interdisait . C’est elle qui le raconte. Mary elle même considérait ces tentations avec un certain humour, qui dut déteindre sur James : il me disait, rapporte-t–elle, : « « j’aurais dû naître orateur » ; avec son petit air jeunet, ce mélange de timidité et d’assurance qui lui donnait parfois l’air d’un enfant, avec sa complexion frêle, sa voix chaude, haletante et étouffée, il avait si peu l’air d’un orateur que cette assertion provoquait entre nous un rire immanquable. »

Tel fut ce James que son physique empêcha d’être l’homme d’action et le politique qu’il eut voulu être, au service du pays qui est le sien et dont il suit les errements et les insuffisances avec douleur. Eut-il pu être un Jaurès , il eut tenté d’agir. Ne le pouvant pas, il écrit : d’abord le petit livre d’instruction civique à l’usage des écoliers, puis des articles sur les événements contemporains : l’assassinat de Carnot, et l’avenir de la jeune République (97) Nous y trouvons les thèmes connus de l’époque , le mépris d’une classe politique lâche, démagogue et corrompue et la foi en une France éternelle fondée sur une morale universelle.

Sa mort prématurée, en 1894, à quarante cinq ans, mit fin à ces rêves et à un grand amour.

***

A l’étonnement de ses amis et au grand dam de sa famille, Miss Robinson a donc épousé un handicapé, .. et un juif : ce mot est l’un des premiers de la biographie que lui consacre Gaston Paris. La judéité de James n’ a sûrement pas été un des éléments du choix de Mary, ni pour ni contre . Et pourtant ….

Lisons le portrait qu’en trace Anatole France (98) Il n’avait ni la sérénité ni la prudence intellectuelle de son frère [Arsène Darmesteter] . Sa parole haletante, brève , imagée, annonce un tout autre génie ; son regard fiévreux trahit le poète et en vérité il est poète autant que savant …. Noir regard d’arabe sur [un] pâle visage aux traits accentués, qui porte la trace d’une extrême délicatesse de tempérament. …Tout ce qu’il y a de passion et d’ardeur dans cette enveloppe frêle.. est juif ; il en a le masque, il en a l’âme, cette âme opiniâtre et patiente qui n’a jamais cédé. Il est juif avec une sorte de fidélité qui est encore de la foi. ! Assurément il est affranchi de toute religion positive. Il a fait sa principale étude des mythes et il s’est appliqué à reconnaître à la fois le mécanisme des langues et le mécanisme des religions. ..En dehors de toute confession, en dehors de tout dogme, il est resté attaché à l’esprit des écritures. ». France est un penseur, artiste de la langue, d’une certaine façon poète lui même ; il a reconnu un confrère et un égal. Rien d’étonnant à cela. Ce qui l’est plus ce sont les considérations d’ ‘ordre physique dont on peut se demander ce qu’elles viennent faire dans un article de critique.

Le mot antisémitisme, même si on lui ajoute l’épithète « involontaire » , est trop simple ici , et de plus inexact, connaissant l’attitude de France au moment de l’affaire Dreyfus. S’en contenter épargne de réfléchir sur les origines de ce genre de remarques. L’Europe occidentale de la deuxième moitié du siècle est fascinée par l’orient , le lointain et le proche . Et ce qui est le plus proche , le plus facile à étudier , familier et si différent , ne sont-ce pas les civilisations du livre, l’arabe et surtout la juive , dont la culture chrétienne est issue ? D’où la question inévitable : Pourquoi ? Comment ? Pour qui pense en termes de « race », en quoi cet homme, en qui je me reconnais mais dont la pensée vient d’ailleurs, me ressemble-t-il , en quoi est-il dissemblable ? La réponse est toute faite pour qui ne s’est pas penché spécialement sur la question, comme l’a fait Renan. Elle date des croisades : regard noir, délicatesse et sensibilité poétique de la culture arabe, ardeur passionnée et fierté orgueilleuse de qui, juif ou arabe, n’a jamais cédé. Il y a de l’admiration dans le regard de France, comme il y en aura aussi dans celui de Barrés devant l’Espagne des maures … et, curieusement , aussi des juifs (99)

Et Mary ? Elle a correspondu pendant plus de deux ans avec cet inconnu qui avait aimé ses vers suffisamment pour tenter de les traduire. Elle l’avait très peu vu sauf un nombre limité de fois à la fin de leurs échanges, si l’on en croit Violet Paget. Mais ils se connaissaient assez pour qu’elle lui propose de l’épouser ! Ils étaient donc devenus intimes, suffisamment , la chose est sure, pour qu’elle demande à sa sœur de détruire leur correspondance après sa mort (100) . Qu’a-t-elle découvert en lui qu’elle n’avait jusque là pu trouver en personne , même pas en Vernon Lee? Le noir regard arabe ? Peu crédible, vu le reste des caractéristiques physiques de James. La passion , par contre, celle qu’il mettait en toutes choses et qu’il a mise dans l’amour-culte qu’il lui a voué, le courage indomptable et la volonté sans faille qu’il lui a fallu pour vivre malgré les obstacles et donner un sens à sa vie, et aussi l’étrangeté de cet être qui venait d’un autre monde et pouvait lui être si proche. Tout ce que la sensibilité d’Anatole France avait su ressentir.

Nous connaissons assez Mary pour savoir que ce qui la poussait n’était pas le souci de « faire une fin » comme disent les bonnes âmes . Elle en avait certainement déjà eu l’occasion, elle était bien trop intelligente pour prendre un tel risque avec un homme dont elle n’eut pas été sure et enfin elle l’aimait : cela aussi est sur. Il suffit de se référer à ses poèmes et à son désespoir quand il mourut. Aussi curieux que cela puisse paraître, elle l’aimait , elle l’aimait d’un grand amour.

James était donc juif et en était fier (101) ; il ne laisse personne l’oublier et surtout pas son épouse anglaise qui resta fidèle à sa famille jusqu’à la fin, signalée par la disparition de la femme d’Arsène Darmesteter… Juif et poète, ce sont les mots de Gaston Paris pour qui cette origine est un élément positif , accès à une culture qui a contribué à former le monde européen. Il faut donc la connaître et la comprendre : que Darmesteter soit remercié, conclut son ami, pour l’avoir tenté avec toutes les ressources de son savoir et de sa passion

Le problème que pose la situation des juifs à la fin du XIX ème siècle est une des clefs de l’histoire de Mary Robinson . Non pas qu’elle prit parti ouvertement dans les conflits politiques ni qu’elle écrivit quoi que ce soit sur un sujet qu’elle ne connaissait pas, mais après la mort de son mari elle rendit une visite de remerciement à Émile Duclaux qui avait pris publiquement la défense de James. Cette rencontre porta les fruits que l’on sait, dans le contexte de l’affaire Dreyfus .

Quel est donc cet amour ?

La question vaut d’être approfondie . Brutalement posée , elle équivaut à ceci : comment une jeune femme, qui a eu tous les succès à Londres et à Florence, ravissante selon tous les témoignages, y compris celui des photographes, a-t-elle pu s’obstiner à épouser , contre l’avis de tous, un nain juif plus ou moins bossu, fut-il professeur aux Hautes Etudes ?

De nombreux témoignages disent cet amour ; la famille de Renan, Gaston Paris, Daniel Halévy, André Chevrillon l’attestent et sont les premiers à en être étonnés ? Pour ne pas parler d’Ernest Tissot, qui n’est pas loin d’être jaloux de James et dont l’incompréhension scandalisée porte en elle la preuve d’une curiosité de journaliste, pas forcément désintéressée.

James lui-même ? Il a écrit à Mary Robinson pendant au moins deux ans (102) , lui a confié ses pensées les plus intimes et évidemment envoyé ses œuvres . Lui, le savant, a traduit en français les poèmes de son idéale bien aimée ; le livre paraît chez Lemerre (105) en 1888 et le travail de traduction a été commencé bien avant le mariage. Sans être méchant on peut se dire que James n’avait jamais cru pouvoir espérer une telle chance, c’est en tout cas ce que suggère son plus proche biographe. A 38 ans il a perdu tous ses proches (104) , il ne lui reste que Mary . On peut comprendre que l’arrivée de la jeune femme pût lui paraître comme une sorte de miracle et que l’amour jaloux qu’il lui voua devint le centre exclusif de sa vie. « Il vécut alors, nous dit Gaston Paris , le bonheur sous sa forme la plus pure et la plus idéale et put satisfaire pleinement l’immense besoin d’amour qui était en lui. [Il n’aurait pas résisté [à la mort de son frère] si une main aussi ferme que tendre ne s’était peu de mois avant unie à la sienne et ne l’avait soutenu doucement. Et d’ajouter : celle qui a fait le doux miracle de ce renouveau.. a donné.. à son ami des années d’un bonheur qui dépassait son rêve. » Apprécions ici au passage le style inattendu du savant médiéviste !

Et Mary ? C’est l’évidence même. Tout ce qu’elle en dit – et écrit – le prouve. Il faut lire les poèmes . Et les biographies qu’elle a écrites, d’abord dans la Revue de Paris , puis dans la préface de Critique et politique . Elle l’appelle mon ami, dans les textes publics, mais aussi mon doudou , dans les lettres à sa mère, envoyées aux alentours de 1898 – 1900, et gardées par celle ci car elles expliquent le second mariage . Cette appellation paraîtra peu compréhensible à ceux qui, comme Ernest Tissot, sont persuadés que le mariage n’a jamais pu être consommé . L’expression – un peu ridicule certes – implique une familiarité et une proximité qui pourrait s’appliquer à beaucoup de couples d’amants renommés . Mary témoigna une fidélité constante au souvenir de James et se considéra jusqu’à sa mort comme la légataire chargée de le faire connaître et de veiller sur sa mémoire (105) .

Leur amour avait-il –ou non – une composante physique ? Certains, choqués par le contraste entre la ravissante poétesse anglaise et le nabot français, pensent la chose peu crédible . Ce sont les mêmes ou leurs confrères, biographes et historiens, qui se demandent la nature des rapports entre Vernon et Mary. James voyait en Mary l’idéal inaccessible, suivant en cela les modèles préraphaélites dont nous savons qu’ils n’ont rien empêché. Comment Mary voyait-elle celui qu’elle appelle mon doudou ou mon ami S’agissant de lui, je n’ai jamais rencontré le mot amant ou love sous sa plume ; pourtant c’est un mot que la jeune anglaise a souvent utilisé dans ses poèmes. Il est sans doute des mots que la pudeur interdit dans des situations autres que littéraires. E. Tissot qui l’a connue au moment de chacun de ses mariages parle de sa raideur : il y a des choses qu’on fait peut être dans le secret des alcôves, qu’on ne dit – et qu’on n’écrit – surtout pas.

La question paraît sans véritable intérêt . Nous sommes dans le monde victorien. En France ou en Angleterre, nul ne parle ouvertement de ces sujets s’agissant de gens qu’on connaît, on aime ou on admire : ce serait d’un mauvais goût parfait. Quand ils en parlent, les biographes contemporains des époux ne peuvent que procéder par allusions lointaines, exception faite des sous entendus d’Ernest Tissot : c’est pour eux sans importance et relève de la vie privée . De nos jours où les aspects sexuels sont au centre des préoccupations, la question est reprise : une telle approche aurait bien étonné Mary et James.

Et pourquoi se sont-ils tant aimés ?

Parce que c’était lui, parce que c’était moi, bien sûr ! Mais qu’ont-ils trouvé l’un chez l’autre, qui compose l’attirance mutuelle, puis l’amour ?

L’intérêt, disons l’attirance peut être, de Mary pour James remonte aux années italiennes. Un volume des Essais de littérature anglaise, dans l’édition Delagrave de 1883, porte sur la page de garde, la mention suivante, manuscrite et au crayon : to miss Mary Robinson: L’un des deux au moins s’intéressait à l’autre dès les débuts du séjour Florentin. Un volume des Essais orientaux (106) présente , sur la page de garde et de l’écriture de Mary cette fois, la mention : « Mary Robinson, Florence, Déc. 1887 »(107) Si l’envoi – ou l’achat – des Etudes anglaises se comprend, celui des Essais orientaux est plus curieux. Le sujet – et le développement – en sont fort arides : une jeune poétesse anglaise, d’une indéniable compétence dans les matières littéraires, a plus de chance de s’intéresser à l’auteur qu’au contenu d’une œuvre scientifique très spécialisée , quelle qu’en soit la nouveauté (108)

Lisons la préface de Critique et politique. La première chose visible est l’admiration pour l’intellectuel et le savant : l’esprit de mon ami était si vaste et si profond qu’il tenait lieu de prince dans plusieurs royaumes de l’esprit, écartés si loin pourtant les uns des autres qu’aucun lien ne les rattache entre eux. Elle admirait, avec raison, le savant, disciple de Renan, celui dont l’œuvre compte le plus. Le poète est oublié, le critique littéraire encore plus : son éclectisme est curieux , qui va de Jeanne d’Arc à Shakespeare en passant par George Eliot . Les textes témoignent d’une grande curiosité intellectuelle mais aucun d’eux n’a bouleversé le domaine dans lequel ils s’inscrivent . C’est pourtant la poésie et la question religieuse qui ont causé la rencontre (109)

Les préoccupations de l’historien et du moraliste sont proches de celles que nous voyons à Mary. Ce sont celles de l’époque. Comment faire coexister l’agnosticisme et la prégnance du Mal avec une haute exigence morale ? Question qui hante de nombreux penseurs ! « A travers l’âpre regret de sa mère, écrit Mary dans la préface de Critique et politique, mon ami sentit grandir en lui le divin souci de la perfection morale. Et de citer un extrait d’une lettre qu’il lui écrivait en 1887 : je ne me refaisais pas un culte, mais l’athée dur, ironique, que j’étais devenu, admettait enfin que le sentiment religieux, poussé à sa puissance suprême, est l’âme même de la vie ». Tous deux sont en quête de la perfection morale dans une société qu’ils sentent en décadence.

Mary , nous le verrons, s’intéresse aux mystiques médiévaux et porte sur la morale sous-jacente aux mœurs de la Renaissance une regard aussi curieux que celui de Stendhal. Son premier époux consacre son temps à l’étude, proche parfois d’une glorification, des prophètes d’Israël ; à partir de là, il est en quête de ce qu’il appelle« l’évangile éternel » dans lequel l’apport hébreu rejoindrait celui du christianisme . (110) . Cette utopie le tint jusqu’à ses derniers moments. Il y pensait souvent les derniers jours où, pour soigner sa santé délicate, tous deux faisaient projet d’aller dans le midi pour y vivre,« tranquilles et solitaires, écrit Mary, comme deux hiboux dans une tour de notre forêt, d’une vie exquise, toute faite de pensée et d’amour ». Définition de la belle vie selon Mary Robinson :, amour et pensée dans une solitude à deux !

Outre les articles de critique et de politique , réunis par elle en volume, l’évangile éternel et des poèmes, Mary retrouva après sa mort des textes non complètement rédigés – sur lesquels donc il avait travaillé – dont une espèce de roman historique autour de Paul et du camp de Vespasien . Un philosophe pourrait juger cet éclectisme bizarre et douter du sérieux de l’homme, s’il ne savait par ailleurs qu’il fut l’auteur d’œuvres scientifiques admirées par ses pairs. Un historien se référera avec nostalgie aux penseurs de la Renaissance, Pic de la Mirandole ou Léonard de Vinci. Un scientifique se rappellera que cette génération fut la dernière où certains purent encore croire à la possibilité qu’un homme dominât la totalité des connaissances. En tout cas, on peut comprendre la fascination de Mary, à Florence, qui découvrait alors la réalité d’une culture encyclopédique qu’elle ne connaissait jusque là que par les livres. James possédait sur le plan intellectuel bien des réponses aux questions que Mary se posait et sur le plan affectif l’amour pur et absolu qui fut la quête de ses jeunes années. Il répondait aussi à son besoin de dévouement et, on peut même aller jusqu’à dire son instinct maternel. Les termes qu’elle utilise pour parler de lui à son décès intéresseraient un psychanalyste : douceur charmante, candeur d’enfant béni ; et « il est mort dans un rêve, d’une mort d’enfant » . Jusqu’à un certain point James était son enfant. Mais il fut aussi son appui ; il possédait, nous dit-elle, trois assises de roc inébranlables : la patience, le courage, la véracité car « toute sa vie il avait été à l’épreuve »

Le souvenir de « ce roc inébranlable » fut sans doute le recours de Mary après la mort de James. Une de ses amies américaines le rappelle : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que Mary Darmesteter a raison , lorsque, puisant dans une grande douleur et les profondeurs de la vie, elle écrit à la fin de l’ouvrage : « Ce qui est vraiment important dans la vie , ce n’est pas le malheur ou le désespoir, si fort soit-il, mais les moments heureux qui les dépassent tous » (111)

Tel fut l’homme que Mary enterra un certain jour d’été 1894, et avec lui son plus grand amour.

***

Pour conclure le chapitre de leurs relations, tentons de comprendre l’aventure sociale de ce mariage . Posons en parallèle la jeune anglaise élevée dans le Londres de l’aesthetic movement, sous l’égide de la reine Victoria, du préraphaélisme et des moors d’Emily Brontë, la jeune italienne de cœur, patronnée par une esthète à tendances saphiques dans le bouillon culturel d’une cité vouée aux arts depuis quatre cents ans, et la jeune femme, dûment mariée, parachutée dans le milieu plutôt sérieux , pour ne pas dire sévère – d’un Taine et d’un Renan. Le jargon contemporain parlerait probablement de choc culturel .

Si Taine avait de l’humour, si Renan n’était pas dépourvu d’esprit et si Gaston Paris éprouvait une grande sympathie pour les poètes médiévaux , le ton de leurs salons n’était tout de même pas celui, certainement plus léger, des esthètes amis d’Oscar Wilde ou des palais florentins . Le « background » culturel était fort différent. Pensons aux discussions savantes évoquées par les biographes de Taine ou de Renan, discussions auxquelles participait Berthelot, autour des Origines du Christianisme , des Origines de la France contemporaine ou des Avestas. Mary Robinson apportait dans ce milieu une fraîcheur inhabituelle, comme en témoigne le souvenir admiratif d’André Chevrillon à Boringe , dans la maison de Taine.

Patronnée par Renan, Taine et Gaston Paris, Mary est confortée dans son désir d’ études historiques et suit ainsi la veine initiée avec John Addington Symonds . Cette volonté de travailler sur l’histoire est connue à Paris . Anatole France , encore lui, termine son étude sur les travaux de James Darmesteter, par un acte de reconnaissance envers Mary : « Mary Robinson , aujourd’hui madame Darmesteter, est un poète anglais d’une exquise délicatesse ; ses mains gracieuses savent assembler des images grandes et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent plus . Et ce poète est aussi un historien . Mary Robinson a dit : « les sirènes aiment la mer , et moi j’aime le passé ». Elle aime le passé et elle écrit en ce moment une histoire des républiques italiennes . »

Le milieu intellectuel connaissait donc , de loin apparemment , le projet dont Mary parlait déjà à John Addington Symonds : écrire une histoire des « Français en Italie » .De ces recherches demeure un ouvrage un peu hétéroclite , The end of the middle ages , Essays and questions in history, publié par T. Fisher Unwin, à Londres en 1899, donc après la mort de James. Ce qui prouve au moins que, malgré son désespoir , Mary trouva assez d’énergie et d’aide auprès de ses amis pour mener à bout cet ancien projet .

Ce livre n’est pas une réussite , il touche à beaucoup trop d’intérêts divers : rôle des femmes dans la société des XIVe et XVe siècles, premiers mouvements religieux de résistance contre le catholicisme, schismes , mysticisme, politique française en Italie, etc… : chaque chapitre est solide et bien documenté mais rien n’est sérieusement situé dans l’histoire contemporaine. Chacun de ces sujets mériterait une étude à lui seul. L’ensemble manque d’idée directrice . Mary a vu trop grand, le travail était au dessus de ses moyens , pas intellectuels , pratiques . Je comprends mal que ni Taine , ni Gaston Paris, ni Renan ne le lui aient dit et ne l’aient dirigée vers un travail mieux ciblé.

Est-il permis de suggérer qu’aucun de ces grands maîtres ne prenait totalement au sérieux le travail d’une jolie femme, anglaise de surcroît, même si Gaston Paris a eu la gentillesse de se fendre d’une bonne critique du Froissart. (112) Poète , passe encore ! Mais historien ? Il est des plates bandes sur lesquelles il vaut mieux ne pas marcher , et celles de l’école normale supérieure et de l’école des chartes étaient parmi les mieux gardées : personne en France n’a parlé du livre . Mary elle-même a du s’apercevoir qu’elle s’était fourvoyée, d’où la publication , en anglais et en Angleterre , de ce qui ressemble plus à un recueil d’articles autour de l’Italie du tre- et du quattrocento qu’à un travail construit. Cette publication met fin à ses études sur ces thèmes.

Si Mary avait été un jeune homme , elle eut cherché à faire une thèse , eut sans difficultés trouvé un directeur, aurait eu des directives solides et aurait fait une carrière. Mais c’était une femme, il était donc sage de restreindre ses objectifs. Et c’est ce qu’elle fit.

Socialement beaucoup mieux accepté fut le travail avec James : c’est elle , d’après Gaston Paris, qui rédigera l’introduction pour la traduction anglaise de l’Avesta. « Il l’associait à ses travaux » : le verbe utilisé traduit la place que les savants amis de James étaient prêts à lui voir tenir. C’était aussi la place qu’elle revendiquait auprès de son mari, par amour cette fois, et nul ne sait ce que ce dernier pensait des tentatives de sa femme autour des français en Italie. Après sa mort , elle n’abandonnera pas ses recherches personnelles, mais elle se sentira d’abord comptable de tout ce qu’il aura laissé derrière lui. Elle publiera ses derniers articles dans le recueil , Critique et Politique , qu’elle préfacera. Tout le monde la louera pour cette fidélité, qualité féminine essentielle , comme chacun sait . Si bien que The end of the Middle Ages sonne un peu comme un testament , un adieu , à la fois à Florence et aux ambitions italiennes . Et nul ne saura jamais si nous n’avons pas perdu un historien.

***

James Darmesteter est mort à Maisons Maisons-Laffitte (113) , le 19 octobre 1894 : le 23 octobre on annonçait l’arrestation de Dreyfus . Mary a fait enterrer James avec la bible hébraïque de sa mère et le recueil des chants afghans : elle voyait en lui ce que lui-même y voyait : un poète et un héritier de la longue tradition juive . (114)

« Là où il est à présent je pense qu’il dort bien, qu’il dort à toute éternité, dans son lit de sable fin, sous un manteau de fleurs bleues, à l’ombre de la forêt. Sa tête.. repose sur la bible hébraïque de sa mère ; entre ses mains il tient un livre de chansons.. Que Dieu me le garde ! Il n’y a qu’une nuit entre nous : que Dieu le protège ! »

C’est dans le travail et le souvenir qu’elle se consola , ou du moins réussit à vivre , … jusqu’à l’épisode suivant , qui a nom Émile Duclaux.

– (85) – Quand Vernon revoit James à Londres, elle écrit : « un nain , un bossu , handicapé de naissance : difficile de regarder ce corps tordu et soufrant quand il est immobile, encore plus difficile quand il se traîne à travers la pièce ; c’est comme si tout son petit corps déformé allait tomber en morceaux ; il a la taille d’un garçon de 12ans » ( lettre à sa mère , in V. Colby, op cit , p. 121) ; plus tard elle reconnaîtra
que chez Mary il s’agit bien d’amour (It is love) et que James est « un homme bon , sincère ,gentil et très correct » (ibid.)
– (86) – André Chevrillon, Taine, A. Fayard , Paris, 1958, pp86, sq. La maison de Taine se trouvait à Boringe , auprès du lac d’Annecy ; dans le
chapitre II , les disparus, Chevrillon nous donne le plus long texte écrit sur une femme dans le livre (une page entière) ; les autres femmes ont droit à quelques lignes : tooujours le fameux charme de Mary !
– (87) – Fils d’Ernest Renan, peintre estimé, lui aussi contrefait et mort jeune.
– (88) – Ni Taine ni Chevrillon ne peuvent être soupçonnés d’antisémitisme ; voir plus bas la réaction d’Anatole France.
– (89) – TISSOT Ernest, Princesses de lettres, Payot, Lausanne, s.d. (circa 1909)V, pp 249 – 312,
– (90) – qui fut le directeur et un des responsables de la revue, avec Gaston Paris
– (91) – voir l’histoire du poète aveugle (chapitre 1) –
– (92) – Revue de Paris, 1894,6 (15 novembre) pp. 483 – 512 ; repris in G . Paris, Penseurs et poètes, 1896, pp. 61 sq
– (93) – Bréal Michel J. A., James Darmesteter, Paris, imprimerie nationale, 1895, -8 – Annuaire de l’école Pratique des hautes études, Section sciences historiques et philologiques, 1895, pp. 17 – 33
– (94) – 1846 – 1888 . Arsène aussi est un étudiant brillant : il obtient son baccalauréat à seize ans et sa licence à dix-huit , puis suit à Paris les cours de l’ École pratique des hautes études où il est l’élève de Gaston Paris, grand spécialiste de l’étude du Moyen Âge. Arsène est grammairien et historien de la langue française ; son petit livre de « vulgarisation » , La vie des mots , a été réédité : éditions Champ libre, 1979.
– (95) – James Darmesteter, Nouvelles études anglaises, Avant propos [de Mary Darmesteter], Ed Calmann Lévy, Paris, 1896 pp. I – XI
– (96) – Dastour : mot d’origne persane , passé en arabe littéraire : utilisé avec le sens d’instructions / instructeur/maître ; cf www.setar.info/, utilisé avec comme traduction handbook (cithare) ; cf www.mossadegh.com/ utilisé avec comme traduction instructions (dastour chahiriyan 1110 higir = instructions des souverains année 1790) . J.D. était le « Dastour français », comme on disait à Bombay ( p.IV). Ici sera traduit par maître .
– (97) – Il appelle, devant cette tombe [celle de Carnot] creusée par dix mille coupables, à l’application de la loi, qui demande des comptesau criminel du poignard et à celui de la plume, à l’assassin et aux pontifes de l’assassinat ; dans la guerre et la paix intérieure,il tente de montrer que la République est bien installée, qu’il lui revient de maintenir la paix politique et religieuse qu’elle a instaurées, et de créer la paix sociale, en luttant « non contre la société [comme les socialistes, dont il rejette les thèses] mais contre la misère » en s’appuyant sur une réforme morale ;.. la France,.. sous l’agitation d’écume de la surface, recèle des trésors profonds de sang froid, de forcemorale et d’espérance.Revue de Paris, 15 février 1894, pp. 197 – 224 ; ibid. Juil – aout 1894 pp5 – 8
– (98) – Dans La vie littéraire,( IV, p. 61 sq ) Anatole France fait un compte rendu des Prophètes d’Israël , parus en 1890 ; curieusement il accompagne la critique d’un portrait.
– (99) – Du sang, de la volupté, de la mort : Un amateur d’âmes. Voyage en Espagne, Voyage en Italie, etc.. – Paris : Charpentier et Fasquelle, 1894 ; Le Gréco ou le Secret de Tolède. – Paris : Émile-Paul, 1911
– (100) – Ce qui fut fait, malgré plusieurs interventions de Daniel Halévy ; il avait raison : connaissant les deux protagonistes , nous sommes certains d’avoir perdu quelque chose.
– (101) – James Darmesteter était une des figures de proue de ‘intelligentsia juive , artisan de la théorie du « francojudaïsme », qui cherche à « remodeler l’essence du judaïsme pour l’adapter à l’essence de la troisième République « in MARRUS Michael, Les juifs de France à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Calman-Levy, Paris, 1972 , p. 122
– (102) – Daniel Halévy ne s’ était pas trompé sur l’intérêt de cette correspondance, lui qui fut l’ami des deux et insista, malheureusement sans succès, pour que Mabel, la sœur si p;roche, ne la brulât pas après la mort de Mary.
– (103) – Robinson Mary, [Duclaux Mary], Mary Robinson, Poésies, traduites par James Darmestete, A. Lemerre, Paris, 1888, in 16°, 143 p.
– (104) – Transplanté dans le ghetto de Paris à l’âge de trois ans, James est élevé par un père juif pratiquant, mort en 1868 « alors qu’il allumait des cierges pour une fête juive » , et une mère, exemplaire selon l’archétype de la « mère juive », morte accidentellement en 1880 ; son frère Arsène mourut en 1888 probablement de tuberculose, l’année du mariage avec Mary.
-(105) – A Olmet, par exemple, figure dans la bibliothèque le volume des essais de littérature anglaise, orné du bon à tirer pour une nouvelle édition ave, de l’écriture manuscrite de Mary, la date du bon : 23 février 1900 et la mention : tirage Olmet le 1erseptembre.
– (106) – ( Ed. A. Levy, Paris , 1883)
– (107) – Bibliothèque familiale. L’écriture de la première dédicace ne semble pas être celle de J.D.
– (108) -près le mariage la collaboration des deux se fait précise. James a traduit les poèmes de Mary ; il lui dédicace ses œuvres : le Shakespeare de 1889 est dédicacé : à ma bien aimée, James. La Légende divine est dédicacée : Mariae sacrum / 27 février 1889. Enfin la traduction française du Zend Avesta porte la mention suivante : à Mary Darmesteter, cette traduction française de l’Avesta, commencée en 1877, reprise sur sa prière en 1888, est dédiée par son mari reconnaissant, le 27 février 1892.
– (109) – James Darmesteter a publié chez Lemerre, à l’instar des grands symbolistes de l’époque ; il ne se déshonore pas à être mis aux côtésdes Heredia et Lecomte de Lisle, Anna de Noailles ou même Sully Prudhomme, qui fut, ne l’oublions pas, Prix Nobel de littérature. Mais il participe de l’oubli dans lequel tous sont tombés au profit des poètes maudits. Les retrouverons-nous un jour, comme les peintres classiques de leur époque ? C’est une autre histoire ! Reste que les deux poètes ne pouvaient que se rencontrer.
– (110) – Il feuilletait nous dit-elle, la vieille bible qu’il tenait de sa mère, il voulait en extraire, en les traduisant, tous les versets qui servent encore à soutenir tous ceux que travaille la soif divine. Il voulait en faire « un vademecum dépourvu de tout dogme, que tous pourraient lire, qui ne blesserait aucune foi et serait pour tous une aide dans le combat spirituel » ; « Dans les traces de ce travail, ajoute-t-elle, je retrouve mon ami, mon James triste et profond, …un James historien, un James homme de Dieu ». Nous ne sommes pas très loin ici des ambitions folles de la jeunesse dont sourit Gaston Paris ; Mary la raisonnable les a-t-elle partagées ? Elle a cru de son devoir de l’y aider . Rappelons ici les ambitions du projet de calendrier manuel des serviteurs de la vérité de Paul Desjardins , dans lequel auraient trempé Gaston Paris et … Emile Duclaux (Anne Heurgon, Paul Desjardins, P.U.F. 1964).
– (111) – Sarah Jewett, [The Sarah Orne Jewett project, Terry Heller, Coe college, www.public.coe.edu//.. ] lettre n° 76, dossier J.Darmesteter ; La phrase citée est dans la Vie d’Ernest Renan.
– (112) – Froissard (1894) : le petit livre, travail contemporain de celui mené sur l’Italie, a été très suivi par Gaston Paris ; Le livre est mentionné , favorablement, dans un article critique de René Doumic , dans la Revue des deux mondes , 1894/(09 – 10) , pp . 923 – 935.
– (113) – Trente ans après Mary revient au « northern pavillion » loué pour l’été à côté du champ de courses de Maisons-Laffitte ; elle y évoque leurs derniers instants de bonheur : « O doubled brain, twin souls , and hearts /That mirrored each the deepest deep /Where our unconscious Being starts / And murmurs in his dreamfull sleep ! “ Images and meditations, The northern pavilion , XI
– (114) – Toute la correspondance entre Mary et James, et peut être tous les poèmes qu’elle a écrits pendant ces quelques années de bonheur, tout a disparu . Par la volonté d’une autre femme , l’éternelle seconde, la sœur et l’amie de toujours, Mabel . Mary avait demandé cette destruction, la chose est sure ; Mabel a-t-elle eu raison de lui obéir ? Chacun répondra à cette question selon sa conscience. Toujours est-il qu’il ne reste rien de ce qui fut le monde du bonheur, et qui dura si peu. Le souvenir en resta en Mary jusqu’à la fin , après laquelle , malgré l’agnosticisme, elle espérait vaguement , sans savoir comment , qu’elle pourrait revoir James. « Je ne m’en suis jamais consolée » avouera-t-elle à Maurice Barrès.

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 1

Une jeunesse anglaise

En 1878 paraît chez Kegan & Co, éditeur à Londres, un petit recueil de poésies écrit par une jeune fille de 21 ans, fille aînée d’un couple de la bonne bourgeoisie anglaise, George et Frances Robinson. En 1877 Victoria a été proclamée Impératrice des Indes ; l’Angleterre entre dans la phase la plus haute de son développement économique , c’est l’époque qui verra le succès de Kipling, de Browning , des préraphaélites et de l’Aesthetic Movement ? Tout paraît possible alors à un anglais, le monde lui est ouvert. Mais quel peut être l’avenir d’une jeune anglaise ?

La jeune fille vient d’une excellente famille. Elle a reçu la meilleure éducation possible. Elle vit à Londres dans les quartiers bourgeois de la city et passe l’été à la campagne , généralement dans le Surrey, près d’Epsom où ils ont une maison. Elle fréquente les salons intellectuels de la capitale et la demeure paternelle est ouverte aux artistes , écrivains et poètes : si les anglais et les américains y sont les plus nombreux , on y voit aussi des italiens, des allemands et des français . C’est un milieu international.

Mary Robinson parle anglais bien sur , français, italien, latin et grec. A 21 ans, elle a publié un premier recueil de poèmes , A handfull of honeysuckle et trois ans plus tard paraît chez le même éditeur, la traduction d’une tragédie d’Euripide , l’Hippolyte couronné.

A ce stade le lecteur peut penser qu’il a affaire à un parfait bas bleu ; il peut aussi être impressionné par une telle culture. Il admirera alors l’ouverture d’esprit d’un père de famille qui permet à ses deux seules enfants, deux filles, une éducation rare à cette époque, aussi bien en Angleterre qu’en France. Mary et Mabel ont reçu une formation identique à celle de leurs amis masculins ; elles ont été élevées dans le même contexte moral et culturel. Dans cette Angleterre qui règne sur le monde, dans ces dernières années du siècle, ont-elles eu les mêmes chances qu’eux ? C’est une autre affaire.

Les Robinson vivent à Londres sous le règne de Victoria. « Brouillards, fumées, suies, … mais odeurs animales , crottin, cuirs , paille ,etc. Parcs et odeurs florales, fish and ships … senteurs orientales .. , mais parfums de Covent garden ; égouts en cours de construction , halles aux viandes et poissons, brasseries, tanneries … fiacres et chevaux dans le west end mais vie populaire dans l’east end ; atmosphère encore rurale des banlieues » .. Magasin Harrods, ouvert en 1851 mais échoppes dans l’east end , remplies de produits – et de gens – venus du monde entier (1) . Un jeune ami français, Urbain Mengin, qui débarque à Londres et chez les Robinson , décrit à sa mère le choc qu’il a subi : « Le cœur se serre à voir une misère que j’attendais moins, même après avoir lu Dickens . A côté d’employés de banque en tubes et redingotes allant d’un pas élastique et rapide, on croise des femmes et des enfants qui donnent une sorte de pantomime hallucinante Beaucoup d’enfants vont nu-pieds. Beaucoup de femmes ont des souliers d’hommes ; et sur la tête des chapeaux défoncés … » (2)C’est encore la ville d ‘ Oliver Twist et de Vanity fair ; c’est surtout celle de Gustave Doré et de son London : A Pilgrimage (3), une représentation très axée sur les pauvres et les taudis , mais précise.

Certaines scènes comme les docks de Londres y sont dignes de l’enfer de Dante , d’autres montrent Big Ben, Westminster Bridge et une foule de bateaux à vapeur sur la Tamise, le métro peuplé des foules ouvrières, les encombrements de charrois , d’omnibus et de piétons sur le London Bridge, etc. : une capitale à un tournant de son histoire, en pleine industrialisation, avec une population passant du simple au double, préfiguration de ce que seront les urbanisations du siècle suivant. Mary ne devait pas souvent mettre les pieds dans le métro , mais le bruit , les odeurs , le brouillard étaient bien là, dans cette cité qu’elle a chantée. Ils étaient l’infrastructure d’une ville en devenir , tout être jeune y était sensible et se ne pouvait que se dire : « à nous deux Londres » comme le Rastignac de Balzac devant Paris .

Cette ville était sa ville , et Mary l’assumait. Car elle pouvait y voir autre chose que les docks et les manufactures ; y prospérait aussi tout un mouvement idéaliste, créateur d’art nouveau , affamé de beauté et de retour à la vraie nature, celle des arbres, des fleurs et d’une campagne paysanne encore inaltérée. Londres est la ville des préraphaélites, amis de son père, les Morris et les Rossetti, peintres , poètes, décorateurs, architectes, créateurs d’une certaine forme de poésie symboliste, , du modern style et de l’aesthetic movement ; celle des esthètes comme Oscar Wilde , dont Mary fréquentera le salon , avant le scandale, bien sûr. « Nous autres préraphaélites » écrit elle à son confident (4) . En France cela s’appellera le mouvement symboliste et l’art nouveau.

Mary Robinson est poète . Elle veut que son œuvre exprime le contraste entre la première conurbation du monde et la verte campagne du Surrey ou de l’Oxfordshire , entre la brutale laideur industrielle et la beauté idéale rêvée par les poètes et les peintres , ses amis et contemporains ; ces jeunes – et moins jeunes – gens ont un modèle : Dante , celui de l’Enfer et celui de la Vita Nuova . Pour eux comme pour Dante tout est contradiction : violence sociale et inaccessible Amour, puritanisme d’une société bloquée et aspiration à la liberté , laideur quotidienne et beauté idéale… La famille Rossetti, est un excellent exemple ; le père, Gabriel Pasquale Giuseppe Rossetti, carbonaro, s’était exilé d’Italie comme Garibaldi et a prénommé Dante son premier fils, artiste, poète et libéral comme lui. Dante Gabriel Rossetti est au centre du renouveau artistique dans le Londres des années 50 : il est ami des Robinson. L’Italie de Dante et du Risorgimento fait donc partie des modèles avec lesquels grandissent Mabel et Mary.

Comment vivre dans ce Londres multiple, dans cette Angleterre de tous les possibles ? Comment faire pour agir ? Car il faut agir. Transformer l’Angleterre ! Conquérir le monde. Le héros du Conrad d’ Au cœur des ténèbres (5) dit : « La plupart d’entre nous ne sont ni [des saints] ni [des idiots] . Pour nous la terre est un lieu fait pour y vivre , où nous devons nous accommoder des spectacles , des sons , des odeurs aussi .. et ne pas [nous] laisser contaminer. C’est là qu’entre en jeu notre force , notre foi en notre capacité à creuser des trous pour y enfouir tout cela , notre aptitude au dévouement , non pas à soi même , mais à une tâche obscure, épuisante »

Mary eut pu souscrire à cette définition : ne pas se laisser « contaminer » par la bêtise et la vulgarité , s’efforcer « d’enfouir » loin de sa vue et de celle des autres les spectacles par trop « malodorants » que nous offre le monde ; « se dévouer , non pas à soi même mais à une tâche obscure, épuisante ». Comme les jeunes anglais de la conquête des Indes, le héros de Conrad part à la quête d’un ailleurs, qu’il trouvera même s’il n’a pas la forme attendue. Et les jeunes anglaises ? Dans son appartement londonien la seule jeune fille du roman est vouée à l’attente et au mensonge . « Elles (les femmes, j’entends) sont en dehors de ça , devraient l’être » , nous dit le porte parole du romancier : voici qui règle la question, pour un homme du moins . Et pour une jeune femme ?

La famille Robinson est un modèle . Madame Georges T. Robinson est une mère dévouée et une excellente maîtresse de maison ; Monsieur Georges T. Robinson est architecte de métier d’après l’acte de naissance de sa fille aînée, Mary Frances Agnes ; d’aucuns disent « banquier » , ce qui n’est pas incompatible !! Par goût, il est surtout érudit et bibliophile . Sa bibliothèque , vendue après son décès, comprend plusieurs milliers de livres . Le confort qu’il assure à sa femme et à ses filles , y compris après sa mort , les réceptions dans son salon , les voyages , tout cela prouve une aisance certaine . Leur maison , celle de Gower Street d’abord, puis celle d’ Earl’s terrace , à Kensington , est des plus confortables . Mary évoque ce qu’était la deuxième en 1885 ou 86: « Le joli salon et les trois fenêtres de la façade qui donnent sur les hauts arbres de Earl ‘s terrace tandis que les porte fenêtres du petit salon s’ouvrent sur une large terrasse dominant les jardins d’Edwardes square » (6) Et ailleurs : « Earl’s terrace , c’était d’abord deux douzaines de vieilles maisons construites vers la fin du XVIII ème siècle , commodes, pas bien hautes, avec de jolis ornements … – des têtes de lionceaux sculptées au coin des portes, des fenêtres d’un dessin élégant ; un léger rideau d’arbres et un étroit jardin protégeaient du vacarme et de la poussière de Kensington road ces tranquilles demeures » (7) Même si le souvenir de Mary a eu tendance à s’embellir avec les années, dans le Londres de Victoria on devait certainement voir pire. Pour aller de sa maison à celle de leur ami Walter Pater elle n’avait, nous dit-elle, que des jardins à traverser : on est loin des quais du métro décrits par Gustave Doré.

« Nous étions dans ce temps là, écrit Mary, parfois trois jeunes filles dans notre salon d’Earl’s terrace » La troisième était Violet Paget (Vernon Lee ) (8) , qui fit de longs séjours dans la maison, jusqu’au moment où elle se brouilla avec la famille , mais pas avec Mary comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Vernon offre un portrait de de Georges Robinson : « un petit homme médiocre , bien qu’intelligent, dur et tyrannique » . Ce qui n’est guère aimable et ne correspond pas à ce qu’en pense Mary , du moins si on en juge par ce qu’elle en dit dans ses livres ou ses lettres . Violet était un pilier de la maison , elle y amenait ses amis et Mary lui présentait les siens. Cela arrangeait les deux jeunes femmes , surtout Violet qui avait des ambitions littéraires. Mais elle accaparait Mary et sa sœur Mabel était jalouse, d’où un drame familial et les rancœurs de Vernon.

Tenu ou pas par un homme tyrannique, le salon paternel était grand ouvert aux intellectuels et artistes du temps : formation incomparable pour de jeunes étudiantes . On s’y faisait introduire pour rencontrer des hommes connus, Dante G. Rossetti, les Morris , etc. . Certains d’entre eux eurent une forte influence sur Mary , par exemple l’écrivain et critique d’art Walter Pater (10) , très célèbre à l’époque. L’un des commensaux (11) s’en souvient fort bien , qui va chez les Robinson pour l’y rencontrer et décrit ainsi la visite: « j’ai rencontré Walter Pater chez Mr George T. Robinson, [dans sa maison de] Gower Street, à cette époque lieu et de rencontre pour les poètes, romanciers, dramaturges, écrivains de toutes sortes, peintres, sculpteurs, musiciens etc., pèlerins venant de ou allant vers la véritable bohème. L’hôte et l’hôtesse avaient la rare faculté de garder et de se créer des amis, et tous ceux qui les connaissaient éprouvaient pour eux une estime affectionnée ; mais les réunions délicieusement informelles (12) où tous se mêlaient si heureusement étaient surtout dues à la brillante jeune apprentie poétesse Miss A.Mary F. Robinson , et à sa sœur, actuellement la romancière bien connue, Mis Mabel Robinson. »

Mary recevait Walter Pater chez son père et le retrouvait chez lui , « assis au coin du feu dans son calme salon gris , ou bien, marchant sans bruit à l’ombre des arbres du jardin » « Il était fort laid, nous dit elle, mais c’était une laideur agréable et distinguée .. il ressemblait .. au portrait de Philippe IV d’Espagne par Velasquez » . Bref il n’était ni beau, ni expansif , ni très drôle . Les trois jeunes filles, y compris Violet Paget, (Vernon Lee) « qui commençait et finissait par nous la tournée de visites qui l’amenait chaque été en Angleterre» – l’aiment et le fréquentent assidûment : non seulement c’est une célébrité mais sa conversation est – parfois – brillante ,.. et instructive : « Je [dit Mary] n’ai connu qu’un autre causeur dont les propos oscillassent pareillement entre l’acquiescement anodin et les périodes étincelantes , – c’était Ernest Renan. » . Ses propos , comme ceux d’un autre de ses amis d’alors , Robert Browning, ouvraient à Mary des espaces insoupçonnés.

Walter Pater ne se maria jamais (la chose est rare à l’époque ; rappelons nous qu’Oscar Wilde était marié et père de famille) ; Pater vécut toute sa vie avec ses deux sœurs, tant à Oxford qu’à Londres ; joint à ses théories esthétiques fondées sur l’empire de la sensation, ce fait particulier contribua à la défiance de l’establishment, mais n’empêcha pas son amitié avec les Robinson : autre preuve de leur largeur de vue ! « Les Pater, (Walter et ses deux sœurs) .. venaient volontiers s’asseoir à notre table de famille, mêlés à nos jeunes cousins , à nos tantes, et rien n’égalait la simplicité de Walter Pater en ces occasions . Il semblait se divertir à partager nos jeux , et risquait parfois une plaisanterie. » Ce fut lui , entre autres, qui initia Mary à la beauté des choses simples : « Un jour je le rencontrai dans l’étroit jardin qui s’étendait entre nos maisons et la rue , il arrivait d’Oxford , ( où il donnait ses cours) l’air rayonnant ; il m’arrêta pour me raconter sa charmante aventure : il avait vu des fleurs qui poussaient dans un champ ! Ces fleurs n’étaient que des fleurs d’oignons . Cela suffisait pour le rendre content comme un enfant .. Il semblait revoir une apparition céleste … La beauté , pour lui, était toujours un message divin» . Savoir jouir des choses les plus proches ! Mary n‘oublia pas cette leçon, qui la suivit jusqu’à sa mort.

A travers lui Mary , toute fille qu’elle fut , avait des rapports avec l’université d’Oxford qui lui réserva d’autres aventures. « Vers 1880 le savant Frédéric Myers (13) … eut l’idée de donner à Londres une comédie de salon d’un genre tout à fait insolite : il voulait faire jouer , en grec, par quelques amateurs, l’Agamemnon d’Eschyle. Les difficultés s’amoncelaient, et , pour commencer, la distribution des rôles n’était guère commode . Il n’y avait pas un grand choix d’acteurs suffisamment hellénistes ; et c’est ainsi, qu’à moi, modeste étudiante de vingt ans, échut le personnage de Cassandre . Grande était ma joie ; j’apprenais par cœur la scène terrible que je devais jouer et, pendant quelques mois, notre maison retentit de lugubres ότοτοϊ lancés par une jeune voix heureuse. Cependant la préparation traînait en longueur, car, si on trouvait preneur , à la rigueur , pour Agamemnon comme pour Clytemnestre, personne ne voulait se charger de ces grands diables de chœurs , dont le sens est souvent impénétrable, et qui demandent une foule d’acteurs . Aussi le projet de M. Myers fit-il long feu – pour être aussitôt repris par je ne sais plus quel collège d’Oxford ; mais, enfin mise sur pieds, la représentation ne comportait plus de rôle de femmes et,- la Reine et la prophétesse devant être jouées par de jeunes hommes – je perdais mon emploi . Pour me dédommager le collège m’adressa une invitation pour la « première » . Ce qui valut à Mary une visite à Oxford où elle séjourna chez les Humphrey Ward (14) , proches de Walter Pater, et vit la fameuse représentation d’Agamemnon : en grec !

Cette petite histoire prouve au moins deux choses : d’abord l’immense culture du milieu londonien où vivaient les Robinson . J’imagine mal une tentative équivalente dans la France de la troisième République, sauf peut être à l’École Normale Supérieure , et encore ! Pour quel public ! Ensuite l’immense culture de notre héroïne, qui n’eut sans doute d’égal que l’intensité de sa déception.

Quarante cinq ans après, Mary Robinson devenue Duclaux et française , peut raconter l’histoire avec la distance de l’humour . Je doute fort que la jeune helléniste de vingt ans prit la chose avec autant de philosophie : sa famille et le milieu intellectuel dans lequel elle évoluait n’avaient pas vu d’obstacle à mettre en scène une jeune fille ; pas les oxfordiens qui se souvinrent opportunément que les rôles de femmes chez les tragiques grecs étaient tenus par de jeunes hommes. Ce n’était sans doute pas la première fois que Mary se heurtait au mur de verre, ce ne serait pas la dernière. La chambre de la jeune fille dut retentir des pleurs suscités par la négation d’une grande compétence . Et le refus des femmes !

Dans le salon de leurs parents les deux sœurs ne rencontraient pas seulement des gens d’âge mûr qui contribuaient à leur formation ; bien des jeunes hommes y venaient aussi, cherchant des soutiens et des mentors . Et ce petit monde s’amusait.

Parmi eux George Moore, le célèbre romancier, qui resta leur ami jusqu’à sa mort (15) Mary Duclaux écrit sur lui, trois mois après sa disparition, un article dans lequel nous trouvons une autre description du salon paternel. Après un séjour de sept ans à Paris , George Moore vient à Londres chercher un éditeur pour son premier livre de poésie : « Il avait alors vingt quatre ans … et j’en avais dix neuf . Je n’avais encore rien publié mais on savait que je faisais des vers , et je travaillais le grec à force , à l’University College, seule de mon espèce dans une classe de jeunes hommes. … Introduit chez mes parents … Moore se lia vite d’amitié avec ses deux jeunes contemporaines [Mary et sa sœur Mabel] . Je me rappelle très bien cette première visite et l’impression qu’il nous fit. Il avait l’air d’un peintre, avec sa barbe , sa lavallière , sa jaquette de velours noir. Il n’était pas beau, il y avait même quelque chose de vaguement comique dans son allure… C’était peut être seulement qu’il avait l’air étranger dans notre docte petit cercle d’artistes et de savants. … Si Moore nous semblait étrange, nous avons du lui paraître au moins aussi curieuses. Nous vivions dans un petit monde fermé, Mabel et moi. Ce soir là, (Moore me l’a souvent rappelé) nous portions avec la même simplicité qu’une débutante met à s’habiller d’une blanche mousseline , des robes compliquées et moyenâgeuses qui traînaient de toutes parts sur le tapis , lacées sous les bras par de longs cordons d’un or volontairement terni. Bref l’habit des statues de la façade de Chartres » En 1876 la mode gothique était quelque peu dépassée en Angleterre, mais les préraphaélites la maintenaient, et Mary à leur suite.

Moore passait souvent les voir, dans ses passages entre Paris et l’Irlande. Tous trois étaient « jeunes et gais » ; Moore , « après tant d’années passées loin de sa langue natale, souffrait le martyre auprès de nous lorsqu’il faisait des fautes d’orthographe ; on cherchait umbrella sous la rubrique des O » . Les jeux étaient du genre littéraire dans les salons londoniens à la mode , ou dans le « cottage » que possédait la famille Robinson « sur le communal d’Epsom, au milieu des ajoncs et des vaches ». C’est dans le salon des Robinson à Earl’s terrace que George Moore , qui a trouvé sa voie vers 1886 ou 87 , rencontrera son idole et son modèle littéraire , Walter Pater, que lui présentera une Mary « distraite, distante, se retirant dans les coins [ dont] les pensées volaient déjà vers la France » (16)

Notre poétesse n’est pas seulement un jeune fille qui songe à s’amuser , fut-ce aux dépens de ceux qu’elle admire ou aime. Il y a chez elle une tendance que sa famille et ses amis connaissent bien : parmi les nombreuses occupations auxquelles Miss Mary Robinson permet de la distraire de sa vraie vocation, l’écriture, ils en remarquent une autre : celle de soro consolatrix .Tous les jeunes artistes en difficulté ou en détresse qui viennent chez les Robinson peuvent compter sur elle . L’un d’eux (17) par exemple avait reçu de Dante Gabriel Rossetti une lettre d’introduction ; il va chez les Robinson en fin d’après midi, « à ce moment heureux où la dernière lumière du jour et la lueur du foyer ne sont pas effacées par une lumière plus brutale » . Suit une longue description de Walter Pater, à côté du piano, écoutant ce que lui disait en riant Mary Robinson et sortant presque tout de suite de façon abrupte. C’est Walter Pater qu’il venait rencontrer mais l’écrivain en herbe décrit aussi, un peu étonné, la relation de Mary avec un poète aveugle, Philip Bourke Marston (18) : « en 1880 ou 1881 il se passait rarement une semaine sans que Miss Robinson consacre au moins une ou deux heures dans l’après midi à lire et converser avec l’ami qu’elle admirait tant et dont elle avait pitié. » Ce souci des malheureux et des handicapés de la vie frappe le jeune observateur : c’ est sans doute une des clés de la vie de Mary, en tout cas c’est celle de son mariage avec Darmesteter.

La formation que reçurent Mary et Mabel n’est que peu différente de celle des garçons de leur âge et de leur milieu, au moins sur le plan intellectuel. ; c’est la meilleure formation que leur père put fournir et elles en furent reconnaissantes. Un an de pensionnat à Bruxelles , pour apprendre le français , et aussi, -c’était un des objectifs de ces maisons huppées – l’art de tenir une maison . De cette pension, qui n’a rien à voir avec celle que décrit Charlotte Brontë, elles ne semblent pas pourtant avoir gardé le meilleur souvenir ! Peut être , si l’on en croit Mabel, parce que trop éloignée de parents très aimés. Cet exil dura moins d’un an. Puis vint l’Université.

Oui ! En 1876 / 77 ! L’University College de Londres (19) . Mary y étudia les cultures classiques , et Mabel , les beaux arts . Mary , seule fille dans sa classe , comme elle nous l’a dit , en était fière : parmi les – rares – papiers laissés derrière elle après sa mort dans sa maison d’Auvergne , figure le certificat de fin d’étude de l’U.C.L. , « magna cum laude » .

Telle était la famille, telle était la maison des Robinson : libre et ouverte à tous . Avec une légère tendance à la distance vis à vis de la contrainte sociale . Milieu d’artistes et d’écrivains à la mode mais souvent contestés, lieu de rencontre pour toutes les nouvelles tendances artistiques , le salon paternel ne peut que donner envie d’agir, de participer à ce foisonnement d’idées , de créer comme les jeunes hommes qui le fréquentent et y cherchent, à travers les rencontres, leur voie vers l’art, et si possible la gloire . Cette gloire qu’obtiendront les amis de jeunesse, les Henri James, John S. Sargent ou George Moore . Mais c’étaient de jeunes hommes, leur chemin était pavé de difficultés, ardu, mais ouvert .

Et celui de Mary ? Elle publie des poèmes , écrit la biographie d’Emily Brontë, se veut historienne et se présente comme telle : à preuve la dédicace à elle faite en 1881 par Jules Barbey d’Aurevilly pour son roman , Un prêtre marié : « à Mademoiselle Mary Robinson, un romancier français à une historienne anglaise » (20). Un homme eut pu , s’il le voulait, suivre ce chemin . Mais Mary ? En aura-t-elle la possibilité , et surtout le courage et la force ?

Que meilleur environnement pour un apprentissage dans les années 1870 ? Une famille artiste et cultivée, et l’Université . Mary a de la chance . Mais l’apprentissage se joue aussi ailleurs : il se fait avec les expériences , à travers les rencontres diverses de maîtres qui ouvrent les voies et vous font prendre conscience de ce que vous êtes . Deux hommes jouent ce rôle , deux hommes plus âgés qu’elle . Le premier est Robert Browning (21) ; le deuxième , John Addington Symonds,(22) que nous retrouverons au chapitre suivant , en concurrence avec Vernon Lee . Mary présentera l’œuvre de Robert Browning chez Grasset, et celle de sa femme bien aimée, Elisabeth Barrett-Browning dans la préface à Casa Guidi windows . Elle dédiera à Symonds l’ Hippolyte couronné et The end of the middle age. Browning était – et est toujours – considéré comme un des premiers poètes de langue anglaise. Pour une jeune poétesse en devenir , peut il y avoir plus grand maître, au sens idéal du mot ? J. A Symonds ne sera jamais un idéal , mais un conseiller et un maître , au sens éducatif du terme.

Robert Browning a 45 ans de plus que Mary ; c’est donc un vieux monsieur qu’elle rencontre pour la première fois , dans des circonstances romanesques ,(23) : en bateau , retour de France , sur le pont , avec son chat « natif du quai voltaire » « mis dans une cage à oiseau » .
« Ah , que nous étions malades, Minette et moi ! » . Alors un vieux monsieur vient à son secours -« Il me semblait bien vieux, il avait tout près de soixante six ans »: c’était Robert Browning . « Ah, gloire à Neptune ! m’écriais-je ; je suis contente d’avoir été malade ». Et de continuer : « Robert Browning fut un des grands amis de ma jeunesse … Il n’était pas exempt de l’affabilité banale des hommes célèbres ; un peu de l’encens qu’on lui prodiguait flottait encore dans sa parole. ..Pour moi il fut exquis.. N’étais-je pas alors une jeune fille délicate, maladive même, qui lisait les poètes grecs et faisait des vers ? Celles là, toutes, il les recevait dans son cœur : un reflet de sa chère morte les éclairait. ». Après le premier volume de vers, « que Robert Browning fut bon pour moi alors, auguste à la fois simple et paternel ! » Ils parlaient d’Élisabeth .

Le vieux monsieur, veuf d’Elisabeth Barrett, l’amour de sa vie , n’était pas insensible à un joli minois, surtout quand il s’accompagnait d’une vive intelligence et d’une grande culture. Ils se revirent donc et c’est ce que Mary rapporte dans la préface aux œuvres de Browning publiées dans les cahiers verts (24) : « Browning fit venir de Florence ses livres, ses tableaux, ses meubles et s’établit dans une maison dont le stuc moisi, le portique trop mince, la vue sur le canal désert, les arbres penchés ne manquaient pas d’un certain pittoresque morne… Je me rappelle bien cette villa confortable et mélancolique de Warwick-Crescent, le canal désuet, la route humide » : c’est là qu’elle lui rendait visite.

Le maître racontait ses souvenirs, lisait ses poèmes, la jeune femme écoutait religieusement : « J’entends la voix du maître qui loue la beauté romantique et pure flottant autour de Pompilia ( l’héroïne de The Ring and the book), la victime, et la puissance presque sauvage du raccourci qui décrit son assassin. » Bien entendu ils parlaient littérature, Browning était ému par l’admiration de Mary . Lui rappelait-elle Élisabeth ? Possible . Les deux femmes , à près d’un demi siècle d’intervalle, se ressemblaient , sinon physiquement , au moins par leur enthousiasme et leur amour de la liberté. Il lui donna donc des conseils , sur l’écriture et sur la vie , comme quelqu’un qui eut pu être son grand père. « Je me rappelle le vieux barde consolant mes inquiétudes de jeune âme aux prises avec un monde trop éloigné du rêve ; il me disait de perfectionner mon petit talent et de ne pas me soucier du reste . – follow your star ! – me disait-il , souriant, le doigt levé … Le monde était pour lui une sorte de pépinière destinée à produire des plantes plus ou moins parfaites et non pas à offrir au regard un spectacle ordonné. La société est peu de chose, l’âme individuelle seule importe : c’est en nous développant contre tous que nous remplissons notre devoir envers Dieu. »

Que fut-il pour elle ? Un maître ? Non : il était bien trop centré sur lui même et trop peu attentif. Plutôt un modèle , celui du poète qu’elle aurait bien voulu devenir et du but qu’elle n’atteindrait jamais . Une image aussi , celle là essentielle : celle d’un couple d’amants , tous deux poètes, chacun se comportant en égal de l’autre, chacun soutenant et comprenant l’autre : un vrai couple quoi ! Dans la vie et non seulement dans l’imaginaire, à la différence du couple rêvé, celui de Dante et Béatrice . La preuve tangible qu’un rêve peut s’incarner dans la réalité contemporaine ! Mary ne fut pas la seule de sa génération à en avoir la nostalgie, elle la partagea avec bien d ‘autres, dont Barrès , de qui la curiosité fut à l ‘origine de leur liaison quelques trente années plus tard. Elle ne cessa de les lire, s’imbiba de leurs œuvres, les poèmes, et les lettres malgré la gêne : :« un indiscutable malaise émeut une fibre restée vivace dans notre âme ..quand nous lisons des pages écrites pour deux yeux seuls, depuis longtemps éteints ; et pourtant comment ne pas les lire, ces lettres ? » Elle les lut donc, rêva d’une destinée semblable : s’ils l’ont pu , pourquoi pas moi ? Comme but , puis comme regret, cette image l’accompagna toute sa vie .

Se développer contre tous , disait le vieux monsieur ; ne pas se laisser handicaper par « un monde trop éloigné du rêve » C’est ce que Mary n’allait pas tarder à faire , avec l’aide de celle qui, après sa famille, fut au cœur de sa vie pendant ces années de formation , Vernon Lee, et l’appui de celui qu’elle reconnut clairement comme son premier maître , John Addington Symonds.

En attendant qu’elle fit le pas décisif qui la conduirait loin de sa famille, en Italie, à Florence, vers une destinée indépendante et une première forme d’amour humain , à quoi rêvait la jeune fille sous le toit protecteur de Kensington ?

A l’amour d’abord. A la gloire ensuite . Quoi de plus naturel ?

Mais l’amour est rarement heureux : il est ambiguë, spirituel et charnel ; il est ouverture vers la beauté idéale et risque mortel. Pour les femmes d’avant la contraception chimique, il est toujours lié à la mort. C’est pourquoi, quand elles en avaient le courage – et la possibilité – tant de femmes ont cherché à le fuir : par la vie religieuse. par l’amour de Lesbos, Malgré les pressions sociales qui fonde sur les femmes le pouvoir masculin de se survivre !

Pour les hommes victoriens ce n’est plus d’ambiguïté qu’il s’agit, c’est de séparation totale . D’un coté il y a l’amour idéal , la Béatrice dont on rêve dans un tableau ou un poème , et de l’autre la sexualité ; d’un coté il y a la famille et les enfants, fondements de la société, et de l’autre des compensations d’un autre ordre, avec d’autres qu’une épouse qu’on respecte trop pour lui faire vraiment l’amour. La prostitution est condamnée par la morale, bien sûr ; les amis des Robinson , – Dante Gabriel Rossetti pour ne parler que de lui -, s’en accommodaient fort bien . Sous Victoria , en France comme en Angleterre, il y a le mariage, union sociale vouée à la reproduction du patrimoine et de la famille, il y a l’amour sexuel vénal auquel seuls ont accès les hommes, – et apparemment ils ne s’en privent guère – et il y a l’amour inaccessible dont rêvent les poètes. Sauf rare exception, les trois sont séparés, et bien séparés.

Voilà pour les jeunes hommes ! Et les jeunes femmes ?

Sur ce point l’éducation qu’avaient reçue les deux filles de M. Robinson n’avait pas fait d’elles des oies blanches. Leur première chance, dont elles furent tout leur vie reconnaissante, ce fut l’amour dont elles furent entourées, qui admettait la liberté de connaître et d’agir. Cet amour leur accordait l’autonomie ; il se fondait aussi sur la solide morale prônée par l’église anglicane et le sens du devoir dû à soi même , à sa famille, à l’Angleterre. Et le premier devoir est de se conformer, au moins en apparence , à ce que la société attend de vous.

Les Robinson avaient confiance en leurs filles sur ces points essentiels de leur éthique, certains qu’elles n’y manqueraient jamais. Leurs parents les traitaient en adultes, leur accordaient la plus grande liberté compatible avec les préjugés de l’époque, même un peu au-delà , et tenaient grandes ouvertes les portes de la culture et de la connaissance, sans interdit. Aucun souvenir de Mary ne rapporte le genre de défense ou de précaution à propos des « choses de la vie » à quoi font allusion les mémoires des jeunes femmes françaises de sa génération , ou de la génération suivante qu’elle connut de près à travers la famille d’Émile Duclaux. Si elles ne pouvaient tout expérimenter, elles pouvaient tout -ou presque tout – savoir. Juste le genre d’éducation opposée à celle assurée à ses enfants par le révérend Patrick Brontë et que Mary décrit dans la biographie : « [leur] enfance abandonnée, [leur] ignorance sans appui, n’en appelaient pas à son cœur » (25) . Mary et Mabel eurent l’amour , le soutien et surtout la confiance de leurs parents, quoi qu’elles fassent. Mais justement élevées comme elles l’avaient été, elles ne pouvaient rien faire de bien condamnable.

Les deux sœurs Robinson ont eu un rapport particulier au mariage. Mabel ne se maria jamais ; la légende familiale, dont le fondement m’a toujours échappé, disait qu’elle fut amoureuse d’un indépendantiste irlandais et ne put l’épouser (26) . Mary épousa par amour un intellectuel français affligé d’un très gros handicap. Ses biographes soupçonnent un mariage blanc, ce qui est loin d’être prouvé, mais la composante sexuelle n’en était certainement pas l’essentiel. Puis, en secondes noces, un savant de vingt ans son aîné, déjà malade et qui mourut cinq ans après. Quand la jeune Mary parle d’amour, ce n’est évidemment pas à des expériences physiques qu’elle pense.

Chez Mary Robinson , il n’y a aucune ambiguïté : l’amour dont elle rêve n’est pas le mariage , bien que les deux ne soient pas incompatibles , voir les Browning ; il est l’idéal mais un idéal intimement vécu qui résonne comme bien plus qu’un thème littéraire. Et quant à la gloire , aucune de ses œuvres de l’époque n’ose clairement la revendiquer, bien qu’il en soit souvent question , mais d’une façon très générale .

Lisons A handfull of honeysuckle , (Une poignée de chèvrefeuille) : c’est d’abord un recueil de poèmes d’amour.

Nous y rencontrons le fatras de dames à hennin veillant aux sommets des tours et de damoiseaux fidèles qui meurent au loin en rêvant d’elles : nul, à l’époque, n’échappe au style troubadour. Autour de cela on peut évoquer pèle mêle les constructions gothiques de Viollet-le-Duc ou Louis II de Bavière, les fauteuils à dossier droit et ornements contournés de William Morris et les vases de Gallé. La littérature française a beaucoup donné dans ce travers à la fin du siècle, ainsi que la peinture ; nous l’avons trop oublié en faveur des Baudelaire ou des Rimbaud, des poètes maudits, et du salon des refusés.

L’Angleterre, plus rétive aux tendances révolutionnaires dans l’art, a beaucoup moins pratiqué le rejet ; Victoria survécut à Napoléon III, Londres ne connut pas la commune ; seul Oscar Wilde fut assez imprudent pour se croire au dessus des conventions bourgeoises et Mary fréquenta son salon quand le maître de maison était encore fréquentable. Les artistes anglais en général s’arrangèrent de l’hypocrisie ambiante assez bien pour recevoir des commandes officielles et publier des œuvres reconnues. Mary Robinson ne fit pas exception à la règle ; elle publia un recueil de poèmes, qui eut son petit succès. Elle publia aussi la traduction d’Euripide , un exercice d’école , comme elle l’avoue elle même : « Désireuse de mêler l’utile et l’agréable, [je] crus que le meilleur moyen d’y parvenir [à la maîtrise du grec] serait de traduire en vers l’une des grandes œuvres classiques » (27) Traduire, soit ! Mais publier ? On ne peut s’empêcher de penser que la jeune personne, entre 1878 et 1881 cherche une certaine publicité littéraire .

Donc les dames à hennin, les fées, les tours crénelées, etc. Mais les Préraphaélites Brothers (PRB) ont été fondés par D. G. Rossetti et William Morris, entre autres, en 1848 , quelques dix ans avant la naissance de Mary ; cela date un peu . Pour Mary pourtant , si le préraphaélisme est une mode, elle lui convient parfaitement ; le lecteur la sent heureuse de célébrer les âmes errantes à la recherche de l’amour perdu, les anges musiciens rêvant de paradis, les héros médiévaux offrant leurs souffrances à leur dame. Leur monde est le sien, elle ne s’est jamais senti bien dans le réel ; « J’avais, hélas, écrit-elle à John A. Symonds en janvier 1879, toujours considéré les personnes réelles comme des modèles commodes pour des livres et des tableaux » : c’est une profession de foi que n’aurait pas reniée un préraphaélite . Pourtant elle en perçoit le ridicule : un an plus tard elle écrit au même : « nous autres, préraphaélites, … nous sommes ridicules, il faut l’admettre » (28) .

Ridicule et irréalisme ? La jeune poétesse, qui ne serait pas fâchée d’avoir du succès, adhère à la doctrine préraphaélite dans ce qu’elle de plus éthéré, puisqu’elle réussit . Ce n’est pas une raison pour prendre au sérieux « les gens très ordinaires [rencontrés dans les salons] qui passent, tous autant qu’ils sont, pour les plus grands génies de tous les âges » (29) . Le bon sens et l’humour ne l’abandonnent jamais. Ajoutons à sa décharge que l’art académique anglais , « vers 1850 » juste avant sa naissance est selon ses propres termes « dans ses plus tristes jours : – un art d’anecdote et de commerce, ignorant la beauté, oublieux de l’idéal, qui ne pouvait contenter une jeunesse ardente et pleine de foi » (30). Jeunesse dont à l’évidence elle fait partie.

Hélas , écrit-elle ! C’est explicite . Le recueil est dans l’air du temps, mais il y a autre chose, qui en fait pour nous l’intérêt .Cet autre chose n’est pas le réalisme. Dans A handfull of honeysuckle Mary Robinson sacrifie certes, une fois, à l’obligatoire manifestation socialisante : un poème, parmi quarante huit, sur la chanteuse des rues. On pense à Pixérécourt ou Eugène Sue : dans la rue, sous la pluie et la neige, sauvage et sans loi, la chanteuse va chantant tant que ses pas la portent, les anges aiment la beauté de sa voix : elle chante pour un peu de pain et de pitié. Est-elle trop vile pour que la choisisse Celui qui récolte son âme dans sa voix ? Tout le poncif de la rédemption ! Aristide Bruant n’eut pas mieux fait! Personne ne peut dire que ce poème ajoute à la gloire de Mary.

Pourtant elle fera un effort louable pour ajouter cette corde à sa lyre : ce type de poème constitue la moitié du recueil suivant , A new Arcadia, qui , lui, reçut une mauvaise critique .Mary en fut désolée et faillit renoncer. La mode apporte la reconnaissance sociale ; et la reconnaissance sociale permet d’agir. Mary voulait agir. Mais la poésie peut-elle , doit-elle être utile ? Et si elle doit l’être, à qui d’autre qu’aux pauvres, aux soutiers de l’ère victorienne ? Interminable sujet de discussion entre elle et Vernon Lee avec qui elle vivait quand le recueil parut (31) . Pourtant Mary n’était pas faite pour cette forme de sujet, elle qui passait de la maison paternelle de Gower Street ou Earl’s terrace aux salons à la mode et aux grands magasins Harrods, sans salir ses souliers autrement qu’en montant dans un des innombrables fiacres ou en foulant les allées ratissées des jardins londoniens . Une femme convenable ne sort ni sans chapeau ni à pieds. Elle continuera à agir de même quand je l’ai connue dans son extrême vieillesse, juste avant la dernière guerre, lorsqu’elle et sa sœur appelaient un taxi pour partir en visite et ne traversaient à pied la rue de Varennes que pour se rendre en face, aux Invalides, visiter les gueules cassées qui y étaient encore hébergées.

Elles avaient de la misère une connaissance convenue. Ma mère et ma grand mère s’amusaient de cette attitude, partagées entre un étonnement légèrement scandalisé, le rire et une admiration affectueuse . Grand-mère Duclaux, comme elles l’appelaient, n’a par exemple jamais songé à dispenser de travail une femme de charge affectée par un deuil familial ; peut être croyait-elle vraiment à ce qu’elle disait : la sensibilité n’est pas l’apanage des classes laborieuses, tout le monde le sait. Elle se donnait donc assez de recul pour être gênée le moins possible par les problèmes des autres : certains autres , pas tous, ceux qui n’étaient pas de son monde, ceux auxquels elle n’était pas attachée . Cela n’excluait pas une grande gentillesse, un intérêt sincère pour qui vivait près d’elle – non avec elle. Elle fut capable d’envoyer Émile Roux à l’autre bout de Paris pour prendre des nouvelles de sa bonne, malade, ce qui lui valut de la part du Directeur de l’Institut Pasteur qui s’était exécuté, une réponse gentille mais légèrement ironique. Roux aimait beaucoup Mary mais il avait le sens du ridicule.

Telles étaient les contradictions de la charité victorienne ! Son inefficacité, son inadaptation au monde industriel sera patente lors de la grande guerre. Les bourgeoises de cette génération furent bien obligées de l’admettre, mais ce fut une démarche intellectuelle ; dans leur vie quotidienne, dans leurs relations familières, elles ne purent jamais l’accepter ; le clivage du monde en classes était aussi naturel que les divisions géographiques.

Mary n’était donc pas vraiment bien placée pour chanter les héros populaires . L’intérêt de ce premier recueil de jeunesse est bien autre. Deux thèmes y sont récurrents , la nature et l’amour ; ce sont des thèmes préraphaélites mais ils sonnent vrai. Cette sincérité fit leur succès qui étonna l’éditeur : le petit recueil, contrairement à toute attente, fut légèrement rentable.

En 1896 (32) elle commente ainsi le tableau de D. G. Rossetti, l’annonciation (1851), qui choqua fort le bourgeois anglican ; l’image est celle de la vierge, « sans manteau bleu » (!), comme une jeune fille du peuple, en chemise de nuit dans une pauvre chambre « de pensionnaire », face à un « ange sans ailes : « c’est du réalisme, si l’on veut, mais du réalisme transformé en symbole », nous dit-elle. Définition qui s’applique à ses poèmes. Comme celui de Dante G. Rossetti, le réalisme de Mary tient dans les détails ( fleurs, paysages, décors…) mais l’œuvre vise bien autre chose que la pure représentation de la réalité , elle vise ce que la réalité est sensée montrer, la vérité sous la forme du symbole : pour le Rossetti du tableau il s’agit de la vérité religieuse . Pour Mary ce sera la vérité de l’amour.

Les tableaux de Rossetti ou Morris, pour ne parler que d’eux, sont remplis de jardins pleins de fleurs, comme les tapisseries médiévales dont ils s’inspirent ; le thème est anecdotique ou symbolique , la flore parfaitement réelle. De la même façon Mary chante le printemps , la jeunesse .. et l’amour. Le bonheur n’est pas sur terre et la beauté s’évanouit , thème classique . Le Ronsard de Mignonne, allons voir si la rose… traite le sujet comme une exhortation à jouir ; les préraphaélites – et Mary – le vivent dans la tristesse, comme s’ils y voyaient l’ impossibilité du bonheur :

Chante, hurle, ris, danse, le printemps est avenu, l’hiver a été lent à mourir. Mais regrette un peu l’hiver, printemps de l’an dernier, frappé au cœur par le premier souffle du printemps. Toi, moi et cette année neuve, nous chantons : la mort réduira nos chants au silence. (33)

La mort hante le petit recueil. D’abord dans une tristesse sereine, où ne perce aucune violence, pas la moindre révolte :

Les clochettes des près remplacent les pissenlits, je ne m’en soucie pas : les roses fleurissent quand les fleurs des champs se fanent. Mais les roses aussi faneront comme les pâquerettes ; et j’oublierai qu’elles ont jamais vécu. (34)

La mort ! Et les souvenirs littéraires :

Derrière le paradis il y a une forêt où vont les amants malheureux, à demi reconnus, à demi oubliés ( half remembered, half forget) ; là sont Orphée, Sapho et Lancelot, half remembered, half forget ; Jason et Médée, Rosamonde et la belle Haulmière, half remembered , half forget ; .. amants, j’espère que votre jeunesse.. sait comment Amour peut devenir peine, half remembered, half forget. (35)

Toute jeune fille rêve d’amour ; il est plus rare qu’elle le situe toujours dans un ailleurs inaccessible et qu’il ne soit jamais lié au bonheur. Il est curieux de voir qu’une jeune fille, qui n’a jamais vraiment souffert et vit dans un milieu protégé, puisse si tôt envisager l’absence de bonheur à venir.

Hier je reposais à l’ombre sur la pelouse ; un faune m’y rejoignit ; nous nous sommes bâti une maison de fleurs, nous y faisions des libations lorsque les cloches noyèrent nos chants et nos vœux ; la lumière du ciel disparut et nous nous dîmes adieu. Nous avions oublié, lui qu’il était mort, et moi, que je dois mourir. (36)

Un psychanalyste ferait ses choux gras de ce faune évoqué par une vierge qui ne peut l’accepter que parce que tout le monde sait qu’il n’existe plus et ne présente donc aucun risque pour elle. La présence de la mort, d’une certaine façon, garantit l’absence du danger. Et, puisque l’amour est à ce point dangereux, ne vaut-il pas mieux ne pas l’éprouver dans sa réalité sexuelle mais dans l’imaginaire, n’évoquer que sa finitude dans l’oubli, l’absence des corps, le souvenir ?

La mort est aussi un passage. Prégnance des mythes païens et chrétiens : le Léthé, le Paradis : les amants se rejoindront, mais ailleurs .

Viens avec moi au lac Léthé puisqu’ Amour est mort …Bois avec moi au lac Léthé, au fond, toujours plus au fond. (37)

Je connais un pays de tranquille repos : ni désir, ni dégoût, ni souffrance n’y parviendront jamais …chacun y dépose son fardeau …Là mon amour et moi nous étendrons et dormirons ; un pays si lointain qu’aucun soupir, aucun son, aucun souvenir de la terre ne l’atteindra. (38)

Quel dégoût, quelle souffrance, quel désir peut avoir expérimentés une jeune anglaise privilégiée de dix huit ans ? Son premier biographe, Emile Tissot, avait conclu à des amours de jeune fille « aussi blancs que le pouvait souhaiter l’âme la plus scrupuleuse , mais réels » . Réponse de Mary, alors Darmesteter : « Cette psychologie de jeune fille [celle supposée par E. Tissot], .. pour moi du moins elle n’est pas vraie. A vingt ans j’étais encore toute à mes vieux bouquins… l’amour était intéressant puisque c’était dans la Vita Nuova, mais ce qui me passionnait bien davantage , c’était une ballade d’Henri de Croyes, une manche à la Véronèse ou une théorie de Platon.. » (39) J’ai du mal à croire tout à fait la femme de trente ans , mariée et heureuse, qui repense sans indulgence à ses imaginations de jeunesse. Ne s’agirait-il pas plutôt de la peur ? Celle d’avoir à éprouver du dégoût, de la souffrance ou du désir ?

Parmi les nombreuses tragédies grecques , c’est l’Hippolyte porte couronne d’Euripide qu’elle choisit de traduire, en vers . Et le texte , quoique porteur d’une morale familiale et sociale qui n’a rien à envier à celle de Victoria, contient des passages d’une rare violence qui inspirèrent Racine . Quelle image de la femme véhicule-t-elle ? Que pense Hippolyte de ce fléau funeste ?

« le père qui l’a mise au monde et l’a élevée y joint une dot pour la faire entrer dans une autre famille et s’en débarrasser. L’époux qui reçoit dans sa maison cette plante parasite se réjouit ; il couvre de parures sa méprisable idole, il la charge de robes, le malheureux, et épuise toutes les ressources de son patrimoine. .. Je hais surtout la savante … car ce sont les savantes que Vénus rend fécondes en fraudes, tandis que la femme simple, par l’insuffisance de son esprit , est exempte d’impudicité.. »

Ces discours nous rappellent quelque chose , et Mary choisit de les traduire avant d’avoir pu lire Stuart Mill ou les moqueries de Taine dans Thomas Graindorge. Ils devaient bien éveiller dans son esprit des résonances sur la condition des femmes ,- sa condition donc – , qui n’étaient pas seulement celles qu’on peut tirer de la beauté des textes grecs.

Le monde victorien n’est pas un monde romantique et, même à l’époque romantique, en France ou en Angleterre, les jeunes filles des classes nobles ou bourgeoises attendaient d’être mariées pour oser ressentir une passion dont la réalité leur demeurait cachée . L’Elise de Lamartine était dûment mariée comme le fut la Charlotte de Werther ; Manon Lescaut comme Atala en sont mortes. On voit mal Mary amoureuse d’un homme marié, forcément plus âgé qu’elle, ou de quelqu’un d’inépousable selon les critères de la société dans la quelle elle vivait . Un artiste par exemple, non rattaché d’une façon quelconque à une institution universitaire, n’était pas envisageable : « pour de respectables anglais de l’an 1831 un peintre était quelque chose entre le tailleur pour dames et le maître de danse, » écrit Mary dans la Revue de Paris (40) ; une génération plus tard cela n’avait pas beaucoup changé, elle devait le savoir . Tout est possible cependant, la femme respectable – et mariée – ne peut officiellement que le nier. Mary était passionnée , mais très rationnelle, ce qui n’a jamais empêché la souffrance.

Si ce que pense Tissot est vrai , Mary ne pouvait que refuser un tel amour . Ne fut-ce qu’à cause de ses parents d’abord , à qui elle n’aurait jamais fait une telle peine, comme le montrent les hésitations qui précédèrent ses deux mariages. Elle vivait dans un monde où les femmes pouvaient avoir des flopées d’enfants, en devenir folles comme l’épouse de Thackeray, être abandonnées sans pouvoir ni obtenir un divorce – la loi était ainsi faite que seuls les hommes y parvenaient vraiment – ni vivre avec un autre sans être mise au ban de leur société, même si, comme George Eliot, elles étaient considérées comme un des plus grands auteurs de leur époque. Pire enfin, combien d’entre elles mouraient en couches ? Mary Robinson Darmesteter ne put épouser Émile Duclaux que parce que sa première épouse, mère de ses deux fils , était morte d’une fièvre puerpérale. La réalisation d’un désir présente beaucoup plus de risques que son rêve : on peut comprendre qu’une jeune fille sensible, cultivée et intelligente hésitât devant un tel destin ! Il vaut mieux rester dans la pénombre, éviter la lumière trop crue du jour. A vingt ans Mary préfère fuir devant la crudité, la cruauté du réel :

La vie est un long fleuve aux ondes claires, mais on y boit l’eau salée des larmes ; chacun s’épuise à le suivre, chacun y verse l’urne qu’il porte, longeant les berges pour toujours. Dieu les a condamnés : ils ont souffert et n’ont pas osé une fin interdite ; après la mort, pour que la Vie ne puisse être oubliée, ils traînent le fardeau de leurs peurs et de leurs pertes, et remplissent le fleuve de leurs pleurs. (41)

Ce monde vaut l’enfer de Dante. A quel point une éducation et une société ont-elles pu brider son élan vital pour qu’une jeune fille, qui possédait toutes les chances que son milieu pouvait lui offrir, et même un peu plus, en vienne à chérir par moments une telle représentation de la vie et l’hypothèse de la mort ?

Elle peut rêver d’amour ,impossible bien sûr ! Elle peut rêver de mort . Mais passer du rêve au réel ? Faire face à la lumière , au jour où tout apparaît sans ombre, dans la crudité du monde ? Mary préfère les temps intermédiaires, l’aube, le crépuscule, l’automne, la nuit comme attente du jour. Et les voies de passage : le fleuve, la mer. Entre un présent qui n’offre pas de vraie sécurité et un futur auquel rien – et surtout pas la religion – ne permet de faire confiance, il y a le temps incertain de l’attente : c’est en lui que se situe Mary.

Je suis seule et j‘attends en pays étranger, près de flots inconnus, sur des rives désertées. Qui me consolera, le ciel gris, la mer grise, ou Amour qui languit loin d’ici ? Vent triste, je ne peux te suivre, mon sauvage désir est trop faible et trop lent pour le rejoindre, Celui qui languit loin d’ici. (42)

Quel aveu ? malgré sa sauvagerie le désir [wild desire] est trop lent et trop faible ; Mary ne franchira pas le seuil.

Dieu, donne moi l’Amour ! Donne moi le bonheur silencieux, âmes qui se rencontrent, yeux et mains qui se répondent, un cœur qui me comprend, le frémissement du baiser volé. Ou donne moi – je peux me lasser de tout cela – donne moi la paix dans l’inimaginable pays de la Mort. … Laisse moi chanter, mon Dieu, et j’abandonnerai le sourire de l’Amour pour les yeux plus doux de la Mort. Mieux vaut vivre un long deuil glorieux qu’un amour inconnu dans un muet paradis ; ni peine ni désespoir ne me tortureront longtemps puisque mes chants peuvent les rendre agréables. (43)

Là perce le bout de l’oreille . Puisque l’amour est introuvable et la mort impossible, il faut vivre..

Réveille toi ! Debout !

Quelle trompette soudaine appelle les vents endormis ? Quelle voix les met en garde, crie dans la nuit muette, et trouve un écho dans ma voix ? Est-ce le jour du jugement ? … J’entends des esprits étrangers qui pleurent dans ma voix : éveille-toi, debout. Monde endormi dans l’ivresse, lève toi, défie ta fin. Personne n’a entendu, et dans mon cœur brûle le mot imprononçable, un glaive y est plongé jusqu’à la garde. (44)

On peut gloser sur le « mot imprononçable » [unutterable word] ; on peut douter qu’elle l’ait jamais prononcé. Il y avait pourtant en elle l’énergie de le vivre : sous quelle forme l’a-t-elle vécu ?

La volonté d’exister prend chair dans et s’appuie sur l’écriture : écrire peut la sauver.

Le monde est mon habit ; je suis là , ciel et enfer dans ma main ; mon sourire est vie, mon soupir mort ; hommes et dieux passent , je suis le commencement et la fin , je suis Dieu, je suis vouloir (45)

L’éducation victorienne ! Ses parents peuvent être fiers d’elle : elle n’a jamais cédé , ni à la facilité , ni au désir, ni aux faiblesses du corps. Comme pour Emily Brontë chez Mary « l’indignation naturelle ouvre les portes de la parole », qui stigmatise « la contradiction entre la vie et les représentations autorisées de la vie [The unlikeness of life to the authorized pictures of life]. La fille du pasteur espère en la gloire du Christ , la fille de l’architecte n’y croit plus depuis longtemps ; toutes deux ont recours à l’imaginaire contre un monde qui ne leur fait pas la place qu’elle souhaitent. L’éthique qui a conduit leur vie est la même : citons la conclusion de la biographie : « Il est rare qu’un homme , encore moins une femme , ait le don inestimable du génie et n’en ait jamais fait une excuse pour une faiblesse, une violence , une chute . Son œuvre , mais aussi sa vie s’élèveront pour la glorifier , elle qui vécut si bien sans gloire” (46) .Ni le génie d’Emily, ni le « petit talent » (sic) de Mary ne les ont jamais autorisées à abandonner cette austère morale.

C’est ainsi qu’on renonce à devenir un Rimbaud, … ou un Browning. Chez une femme la parole ne peut conduire à la gloire : un tel devenir est tout simplement impossible . Des premières épreuves de sa jeunesse Mary conclura au renoncement : elle n’obtiendra pas l’avenir d’action dont elle rêve ; elle obtiendra par contre ce qu’elle retrouvera plus tard chez Nietzsche : la volonté et la maîtrise de soi . Domine toi puisque tu ne peux dominer le monde. C’est une leçon qui n’est guère contemporaine !

– (1) Collectif, Londres 1851 – 1901, l’ère victorienne ou le triomphe des inégalités , Paris, Autrement, novembre 1990
– (2) Robert Mengin, Monsieur Urbain par les témoins de sa vie, Fischbacher , Paris, 1984, p. 107
– (3) série de 180 gravures publié en 1872
– (4) John Addington Symonds : voir chapitre suivant
– (5) Au cœur des ténèbres , 1ère éd. : 1889 ; Autrement , Paris, 2006 , pp. 82 sq.
– (6) Souvenirs sur Georges Moore, in Revue de Paris, mars-avril 1933 ; Mary ne peut préciser la date de la visite de Moore évoquée dans le texte.. George Augustus Moore ( 1852 – 1933) : romancier, poète, auteur dramatique et critique d’art d’origine irlandaise.
– (7) Walter Pater, in Revue de Paris, janvier – février 1925 :Walter Pater , 1839 – 1894 , auteur entre autre d’une Histoire de la Renaissance , qui lui valut des accusations d’agnosticisme, d’immoralité et d’épicurisme. Professeur à Oxford , il partageait son temps à l’époque entre Oxford et Londres . Que la famille Robinson ait laissé ses filles fréquenter assidûment un individu aussi controversé est un exemple supplémentaire de son libéralisme ; ajoutons y le fait qu’ils accueillaient chez eux , entre autres, Wilde.
– (8) Vernon Lee est le pseudonyme de l’écrivaine anglaise Violet Paget ( 1856, – 1935,) : romancière, auteur dramatique et critique d’art ; citation dans la biographie de Vernon Lee par Peter Gunn.
– (10) Walter Pater , 1839 – 1894 , auteur entre autre d’une Histoire de la Renaissance , qui lui valut des accusations d’agnostici d’immoralité
et d’épicurisme . Professeur à Oxford , il partageait son temps à l’époque entre Oxford et Londres . Que la famille Robinson ait laissé ses
filles fréquenter assidûment un individu aussi controversé est un exemple supplémentaire de son libéralisme ; ajoutons y le fait qu’ils
accueillaient chez eux , entre autres, Oscar Wilde.
– (11) William Sharp : (12 September 1855 – 12 December 1905) ,écrivain écossais, poète et critique littéraire, qui écrivit aussi sous le nom de Fiona Mac Leod et édita entre autres Ossian.
– (12) Promiscuous : Oxford dict. : taken from a wide range of sources, especially without careful thought.
– (13 ) Frederic William Henry Myers était le fils du Rev. Frederic Myers et le frère du poète Ernest Myers. Etudiant à Cheltenham College, et au Trinity College, Cambridge il publia en 1867, un long poème, St Paul, qui eut du succès et fut suivi d’autres oeuvres.. Il écrivit aussi des livres de critique littéraire . Il est également connu pour des recherches psychiques sur l’inconscient et la survivance de l’âme ( 1893 ,Science and a Future Life.) , s’appuyant sur la psychologie mais aussi sur les phénomènes supranormaux , ce que cite Mary dans l’article.
– (14) -M. et Mme Humphrey Ward restèrent des amis de Mary , après avoir été ceux de Taine ; Mrs Ward était romancière ; Emile Roux raconte dans une lettre avoir hésité a venir chez Mary pour rencontrer des gens aussi célèbres ; Roux était un modeste !
– (15 ) Revue de Paris, mars 1933, pp. 110 – 130 : George Augustus Moore (1852 – 1933) : romancier, poète, auteur dramatique et critique d’art d’origine irlandaise ; durant les années 1870 il étudia l’art à Paris, où il se lia avec d’autres artistes français de l’époque, comme Manet, qui fit son portrait. Moore fréquentait le salon de Geneviève Halévy ou l’on croisait Rejane, Lucien Guitry, Paul Bourget ou Edgar Degas ;. Geneviève Halévy était la tante de Daniel Halévy , biographe et ami de Mary Duclaux . Comme quoi tout se recoupe !
– (16) Souvenirs de George Moore, cités par Mary Duclaux ; lors de la rencontre de Moore et de Pater, Mary avait déjà décidé d’épouser Darmesteter et s’était soumise à l’attente demandée par ses parents ; d’où la remarque de George sur son attitude lointaine.
– (17) William Sharp voir note supra
– (18) Philip Bourke Marston, (1850-1887), devenu aveugle à la suite d’un accident d’enfance, ami de Dante Gabriel Rossetti.
– (19) Couramment abrégée UCL , l’university college, partie de l’Université de Londres, offre toujours une des meilleures formations du Royaume Uni. C’est la première à avoir admis des jeunes filles parmi ses étudiants. Les jeunes françaises durent attendre bien plus longtemps.
– (20) l’ouvrage – avec la dédicace – figure dans la bibliothèque d’Olmet, la maison auvergnate d’Emile et de Mary Duclaux
– (21) Robert Browning : 1812-1889, poète et dramaturge britannique, reconnu comme l’un des deux plus grands créateurs poétiques de l’Angleterre victorienne, Elisabeth Barrett Browning , 1806 – 1861 est la plus célèbre des poétesses victoriennes.
– (22) Grosskurth Phyllis, J. A. Symonds, Longman , London, 1964 : pp. 222 , 223 notamment. John Addington Symonds (1840 – 1893) : poète et critique littéraire anglais ; c’est l’un des premiers avocats d’une certaine forme d’homosexualité qu’il appelait « l’amour de l’impossible »
– (23) Grands écrivains d’outre-manche, Calmann Lévy, Paris, 1901, in 8° ( 2è éd.) pp 174 – 269 : Une première version de ce chapitre parut dans la revue de Paris, en septembre – octobre 1898, pp. 295-317 & 788 – 816
– (24) Grasset, Paris, 1922 , cahiers verts, n° 12, 1922, n° 5
– (25) Mary Robinson , biographie d’Emily Brontë
– (26) Son troisième roman, The plan of Campaing, tourne autour du Home rule (1887)
– (27) Ernest Tissot, Princesses des lettres, Payot , Lausanne, s.d. (circa 1909°p 259 – 270
– (28) Lettre de janvier 1879 à J.A.S., citée par S. Marandon, p.24
– (29) Ibid.
– (30) article sur D. G. Rossetti,, Revue de Paris, juin 1896
– (31) La discussion anime toute une partie de Belcaro, le livre de Vernon dédié à Mary F. Robinson (London ,Satchell & co, 1883
– (32) Revue de Paris, juin 1896
– (33) A handful of honeysuckle, Winter and spring, (hiver et printemps) p.60 : deux strophes de huit vers, c’est presque un haïku.
– (34) A handful of honeysuckle, a dialogue, p. 40
– (35) Ibid., une ballade des amants perdus.,p.
– (36) Ibid. , , a pastoral, p. 28
– (37) A handful of honeysuckle, Lethe, p. 59 : come with me to Lethe-lake / come, since Love is over..
– (38) Ibid , Death’s paradise p. 41
– (39) Ernest Tissot, Princesses de lettres , Paris, Payot, ± 1909, p. 250
– (40) Revue de Paris 1er novembre 1900) p. 149).
– (41) A handfull of honeysuckle , Fons vitae, p.69
– (42) Ibid.,, p. 47, A grey day : o reach him (Love) that lingers afar.
– (43) Ibid., Love, death and art, p.68
– (44) Ibid., Advent, (L’avènement), p.65
– (45) ibid. Vouloir :
– (46) Seldom has any man, more seldom still any woman, owned the inestimable gift of genius and never made it an excuse for a weakness, a violence, a falling. Not only her works but the memory of her life shall rise up and praise her, who lived without praise so well. (dernière phrase du livre)

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre

Connue sous trois noms en Angleterre, en Italie et en France , Mary Robinson – Darmesteter – Duclaux , finit par n’être connue nulle part . Les critiques littéraires anglais l’étudient (la classent) parmi les poètes préraphaélites de l’époque victorienne ; les historiens de Florence la mentionnent dans le groupe des intellectuels anglo-saxons, artistes et écrivains qui font l’un des intérêts de cette cité dans les dernières années du XIX ème siècle ; les historiens du « genre » la citent à propos de Vernon Lee, dont Mary fut une des amies les plus chères . Les historiens français, enfin, en parlent, ceux d’entre eux qui s’attachent au mouvement intellectuel de la fin du XIX ème et plus particulièrement au groupe des dreyfusards, dont Émile Duclaux fut un des piliers ; ils en parlent de façon épisodique et surtout à propos de ce second mari. Daniel Halévy , auteur de la première étude sur elle , signale spirituellement la difficulté quand il introduit, sous le titre Les trois Mary , l’échange de lettres en elle et Maurice Barrès. Ainsi se sont constitués trois ou quatre groupes d’inégale importance , dont aucun n’est vraiment au courant de ce que savent les autres, ce qui n’a après tout rien que de tout à fait normal.

Or Mary, quel que soit le nom qu’elle porte à tel ou tel moment de sa longue vie , née en Angleterre en l’an de grâce 1857 et morte en France dans le courant de la terrible année 1944 , est bien plus que l’addition des ces morceaux divers, que le récit historique relie à des personnages situés par la recherche au cœur de tel ou tel mouvement. Elle a publié en trois langues : anglais , italien et français ; elle a écrit quelques trente deux œuvres : poésie, critiques , biographies, essais , roman, nouvelles ; elle a préfacé et introduit un peu moins de dix ouvrages et aidé à la connaissance des Browning dans le monde littéraire français. Elle a apporté de nombreuses contributions à des revues reconnues en France ( La Revue de Paris, la Revue bleue… ) et en Angleterre ( Country life, Edinburgh Review, English Historical Review , Fortnightly Review,… ). Enfin, entre 1904 et 1936, elle a tenu pour le Times Literary Supplement une rubrique régulière où elle présentait , avec esprit, tout ce qui lui paraissait nouveau dans la vie intellectuelle et littéraire française. Ce rôle d’intermédiaire entre deux cultures était peut être pour elle ce qui comptait le plus dans son œuvre, où la poésie occupe une position centrale, mais trop essentielle pour ne pas demeurer cachée.

Tout ceci suffirait à montrer que, derrière ces entrées diverses, il y a une personne unique , extrêmement attachante, qui me paraît exemplaire de ce qu’a pu être la vie d’une femme, d’une intellectuelle bourgeoise, au tournant de ces deux siècles dont le premier vit naître la revendication féministe et le deuxième la théorisation du « genre », avec Simone de Beauvoir. Mary a une certaine façon de vivre sa féminité , dans la recherche d’un équilibre introuvable entre la révolte active, – refusée-, et l’acceptation passive , – méprisée -. Les piliers de sa vie sont la culture, – immense – , une éthique très victorienne , vécue dans la compassion aux êtres et aux choses et le dévouement à tous ceux qui souffraient ou dépendaient d’elle, avec de temps à autre la tentation d’un mysticisme assez comparable à celui d’un Whitman, qui rejette toute religion institutionnelle.

Daniel Halévy avait tort en désignant trois Mary, pour la seule raison qu’elle porta trois noms ; elles sont bien plus nombreuses. Il y a la jeune fille en proie au mal de mer qui séduisit le vieux Robert Browning en serrant un chat sur son cœur sur le bateau de Douvres, la jeune femme qui poursuivit le fantôme d’Emily Brontë à travers les bruyères des moors, la Mary Robinson de Florence, comme disait Barrès, qui courait les tombes étrusques dans les collines toscanes, la disciple de Taine et l’amie de Renan qui se convertit à la chasse aux manuscrits médiévaux, et , enfin, la femme mûre qui choisit un biologiste auvergnat pour le suivre jusqu’en Auvergne et y mourir. Il y a des avatars, nombreux ; il n’y a qu’une Mary, derrière toutes ces ombres, et c’est elle que j’ai suivie et aimée dans cette vieille maison que son fantôme hante encore.

Jacqueline Bayard-Pierlot
Olmet , été 2012

Mémoires chapitre VIII

Chapitre VIII

 

 

Expériences hospitalières

 

 

Les hôpitaux donnent une autre occasion pour les contacts humains. J’en ai connu six, en plus deux sanatoriums en France et en Suisse. J’ai déjà cité rapidement l’hôpital Pasteur qui était une fondation privée et je parlerai d’abord des sanatoriums ou simplement sanas, qui étaient aussi des établissements privés, comparables jusqu’à un certain point à des hôtels. Comme nous le verrons, plus la comparaison est juste et mieux cela vaut.

 

 

Sanatoriums

 

J’ai fait un premier séjour à l’hôtel du Mont Blanc à Assy, au dessus de Sallanches. Le site était merveilleusement choisi pour une maison de repos : en plein soleil, abrité des vents du Nord par la chaîne des Fiz. A vrai dire cette chaîne n’offrait pas toujours un refuge sans critique. En plus d’un point elle est formée d’un schiste décomposé qui, s’il est bien trempé d’eau, donne une boue épaisse, susceptible de se mettre en mouvement sans prévenir. En petite quantité elle forme seulement des ruisseaux et j’en vis une avancer ainsi de quelques centaines de mètres en suivant une pente ; c’était dans des lieux déserts et il n’en résulta aucun mal. Quelques années plus tard il se fit une véritable avalanche qui détruisit un chalet.

 

L’air était merveilleusement diaphane. Celui qui n’a pas passé un hiver dans la montagne ne peut pas comprendre la splendeur du soleil. La température descendit à – 18 °, sans empêcher les promeneurs d’aller s’asseoir sur un rocher et d’y demeurer immobile au milieu d’un champ de neige, en extase devant la chaude lumière. Grâce à elle la vie n’est pas supprimée, même sous un mètre de neige. Celui qui se promène dans la campagne, surtout au voisinage des bois, voit que la neige porte d’innombrables traces de petits animaux invisibles le jour. D’ailleurs quoi que dise le thermomètre, la neige ne tient pas sur les pentes bien exposées et le soleil en a vite raison. L’herbe y reste toujours verte comme ailleurs au printemps.

 

Phébus aidant, je connus au début de mon séjour un bonheur parfait. Quel rêve, même si l’on n’est pas un paresseux irréductible, que de se réveiller le matin en pensant : aujourd’hui je n’ai rien à faire. Non seulement je n’ai rien à faire, mais tout travail m’est interdit. La lutte contre le microbe est dure et je ne dois pas gaspiller mes atouts.

 

Le panorama était immense et j’avais une bonne lunette. Je pouvais en particulier suivre les ascensions du Mont Blanc et je me réjouissais en constatant l’angoisse des grimpeurs devant l’un des derniers obstacles : le Mur de la Côte dont la pente est raide. L’allure des rampants n’était pas celle des conquérants mais plutôt celle des martyrs. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était pas rare de voir en ce point les guides offrir à leurs clients un appui qui n’était pas uniquement moral.

 

 

Le moral peut quelquefois être incriminé. J’ai connu un jeune Anglais qui, étant quaker, était tenu à une parfaite franchise vis-à-vis de lui-même. Il était parti le matin pour gravir le Cervin et l’ascension durait deux jours, dont le premier se terminait dans un refuge de haute montagne. A l’arrivée tout allait bien et le jeune quaker se félicitait de son idée. Mais quand il fut réveillé à 3 heures du matin le ton baissa. Se lever dans la nuit noire, par un froid polaire, avec la perspective d’enfiler des chaussures gelées au lieu de rester douillettement au lit ! Il se maudit lui-même : faut-il être sot, pensait-il dans sa rage, pour se mettre volontairement dans une telle situation et aller s’échiner dans de stupides cailloux.

 

Victor Puiseux était un astronome connu. C’était aussi un alpiniste renommé, il a laissé son nom à l’un des sommets du Pelvoux : la pointe Puiseux, 3 946 mètres. Comme tel il avait bivouaqué plus d’une fois à haute altitude, à la lumière des étoiles : si cette lumière est une compagne pour un pâtre chaldéen, elle avait valu à Puiseux de furieux rhumatismes qui, plus tard, attristèrent sa vie. Il se fiait à son expérience et une tradition veut qu’un groupe d’alpinistes bardés de piolets et attachés comme des saucisses l’aient rencontré tout au sommet du Mont Blanc, ayant pour seul harnachement un parapluie.

 

 

Le sana était dirigé pour la partie médicale par le docteur Arnaud envers qui nous avons tous une dette de reconnaissance. C’était un savant de valeur doublé d’un homme de haute conscience, et les consignes qu’il avait édictées étaient la sagesse même : repos, pas d’intervention inutile, patience. Tâchez d’obtenir que le patient oublie sa maladie et se croit en vacances.

Sa fin a été tragique, sous l’occupation bien des années plus tard. Les occupants le soupçonnaient de jouer un rôle dans la Résistance et ils avaient probablement raison. Un jour il fut emmené dans un bois écarté et tué d’une balle de revolver dans la nuque : un assassinat, rien de plus.

 

Une semaine de beau temps me permit de faire des observations touchant l’astronomie, à la mesure de mes moyens d’amateurs, qui étaient faibles. Une tradition veut que les étoiles soient visibles en plein jour si le temps est clair : il est seulement recommandé de descendre au fond d’un puits. Ce conseil me laisse perplexe. Au fond d’un puits on trouve généralement de l’eau fraîche qui n’invite pas à un séjour. Ensuite il faut regarder vers le haut, verticalement, ce qui soumet les vertèbres à des grimaces douloureuses. Tous comptes faits, j’aime mieux ne pas y croire que d’aller y voir. Mais à Assy mes vertèbres n’étaient pas en danger. Il suffisait de regarder sous un angle avouable. Je n’ai pas vu d’étoiles mais simultanément trois planètes. Sauf erreur de mémoire deux étaient Mars et Jupiter ; pour la troisième j’hésite entre Vénus et Saturne. Le difficile était de les trouver car le ciel est large. Mais dès qu’on y était parvenu, (ce qui pouvait demander plus de dix minutes) on pouvait les suivre indéfiniment et on s’étonnait d’avoir été si maladroit. Je n’ai aucun doute que les plus belles étoiles sont visibles en plein jour, du moins jusqu’à la deuxième grandeur.

 

 

Cinq ans après je retournai au sana, cette fois en Suisse, à Leysin. Les conditions matérielles y étaient bien plus favorables qu’en France où la pénurie semblait régner  – dans un grand établissement d’Agay les pensionnaires étaient invités à apporter leurs draps de lit et on pouvait avoir des inquiétudes pour la nourriture – A Leysin je fus accueilli dans un chalet qui portait le nom gracieux de Fleurettes et qui était plus que parfait. Les propriétaires rivalisaient de gentillesse et nous vivions en famille ; en fait depuis vingt neuf ans nous n’avons pas cessé de nous écrire. Cette atmosphère donnait un sentiment de sécurité indispensable à la guérison.

 

Je rends aussi hommage aux infirmières. En Suisse elles portent le nom de sœurs et s’efforcent de le mériter. L’expérience me permet d’affirmer que, si les sanatoriums suisses obtiennent des succès, le mérite en revient aux sœurs plutôt qu’aux médecins. La sœur est avant tout humaine tandis que le médecin tient des registres. Vous savez qu’elle ne vous laissera pas souffrir ; elle vous donne des conseils et non des ordres. Vous pouvez lui confier des pensées intimes avec l’assurance qu’elle les comprendra. En plus elle est cultivée et si son service lui laisse une heure libre, elle viendra la passer avec vous, qui êtes un peu sa propriété. Si elle en avait le droit elle vous dirait volontiers : faites comme chez vous.

Le médecin, lui, est souvent porté à abuser de son autorité. Il donne des ordres que vous ne devez pas discuter. En voici un exemple : j’avais un aimable voisin qui était pianiste professionnel et, comme beaucoup d’artistes, il souffrait de ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament nerveux. Il s’inquiétait facilement et quand on se sait porteur de bacilles, les motifs d’inquiétude ne manquent pas. On mourait peu à Leysin mais la commune avait un cimetière dont bien des tombes ne portaient pas un nom suisse.

 

Ce voisin devait présenter tous les huit jours une analyse ; deux jours avant la communication du résultat, il ne dormait plus et ne faisait que se ronger jour et nuit. Des analyses aussi rapprochées étaient inutiles ; si la maladie évolue de manière normale, sans galoper, aucune méthode ne peut déceler un changement pendant une durée aussi courte. Deux jours d’énervement par semaine c’est dix fois trop pour un malade qui ne doit pas user ses forces. Une sœur l’aurait dit.

En plus, toutes les semaines aussi, le grand spécialiste venait voir ses malades. Mon voisin devait se lever de bonne heure, après encore deux jours d’anxiété. Que va-t-il me dire ? Le lieu du rendez vous était lointain ; il fallait d’abord atteindre la station de chemin de fer à crémaillère qui montait depuis Aigle, puis grimper encore un chemin en pente pour aller faire antichambre. Mon voisin revenait fourbu. Le seul conseil raisonnable que le spécialiste aurait pu lui donner aurait été : ne faites rien de ce que je vous demande. Je vous reverrai avec plaisir mais puisque vous êtes artiste nous parlerons peinture et musique. Pouvez vous me jouer un peu de Chopin ? Vous avez besoin de remuer un peu : chaque note, c’est un microbe qui capitule.

 

J’ai dit que l’oisiveté forcée était au début un pur délice ; mais il ne faut pas qu’elle dure. Certains semblaient s’en accommoder très bien et les cafés de Leysin étaient fréquentés par des soldats français en traitement qui ne souhaitaient rien d’autre et jouaient aux cartes des parties interminables. Mais pour d’autres, après un certain temps, une vie intellectuelle devenait nécessaire et, chose curieuse, on peut s’ennuyer à fond sans s’en apercevoir  Un jour quelques uns d’entre nous eurent l’idée de fonder une sorte de petite revue locale à l’usage des pensionnaires de Leysin : ce projet souleva un grand enthousiasme. Enfin nous aurions quelque chose à faire et le bilan à la fin de la journée ne serait plus éternellement un état néant. Nous allions vaincre l’ennui qui nous rongeait à notre insu. Si ce projet n’eut pas de suite, c’est en raison de difficultés matérielles.

 

Nous n’étions pas riches en 1945. L’argent venait de France au compte gouttes. Un trafic bizarre s’était créé, celui des timbres poste internationaux : n’importe qui pouvait les acheter en France et les envoyer par la poste ; le bureau suisse les rachetait en bon argent suisse avec une complaisance évidente et en dépit des règlements. Leysin appartient au canton de Vaud dont le peuple ne cache pas sa sympathie pour l’idée française et son indulgence pour nos erreurs.

 

Pour nous aider à passer le temps nous avions une magnifique bibliothèque très accueillante. En plus nous pouvions bénéficier d’un règlement exceptionnellement libéral : il suffisait d’adresser une demande pour recevoir dans les deux jours n’importe quel ouvrage de n’importe quelle bibliothèque publique de Suisse. A ma connaissance il n’existe chez nous aucune organisation aussi généreuse et nous pourrions la prendre pour modèle. Plus généralement je pense que nous trouverions grand avantage à être gouvernés par des Suisses qui feraient le travail utile tandis que nous nous chargerions des récriminations que nous savons mettre en avant mieux que personne.

 

L’assistance publique

 

Tout le monde a pu en faire la remarque : le fonctionnement des hôpitaux est souvent mis en discussion et les journaux nous apportent libéralement l’opinion des directeurs, des chefs de service, du concierge et des secrétaires de syndicats. Il ne vient à l’idée de personne de consulter les anciens malades. Pourtant qui connaît la question mieux qu’eux ? Ils ont été en contact avec l’hôpital 24 heures sur 24. Je me souviens de la visite que me fit un jour un grand chirurgien, un prince de la science, très écouté partout. Il me traça de son service un tableau idyllique : les malades étaient bien mieux que chez eux, traités en amis. Mais quand je félicitai de sa chance un de ses récents opérés, je le fis bien rire : le grand chef était de bonne foi ; mais il ignorait ce qui se passait chez lui, et de fait ne s’en souciait guère.

 

Le lecteur trouvera dans ce qui suit une bonne part de critique. Je tiens à dire qu’elle ne s’applique pas, sans discrimination, à tous les services. J’ai eu la chance d’être admis dans l’un d’eux qui ne méritait que des éloges : celui du professeur Siguier à la Pitié. Il trouvait le temps de passer chaque matin dans la salle et d’aller y parler avec chaque malade, non pas en chef mais en ami, trouvant pour tous une parole d’espoir. L’espoir, dans ces grandes salles d’autrefois – plus de quarante lits – qui semblaient le lieu de rendez vous de toutes les misères, avait grand besoin d’être soutenu : aussi sa venue était-elle souhaitée. Quand il entrait pour la visite quotidienne, le silence qui se faisait aussitôt témoignait de notre respect.

Il ne croyait pas aux drogues. Quand il m’eut examiné il me dit : vous venez de subir une opération sérieuse et vous avez eu des complications ; mais actuellement je ne vois rien de grave à vous reprocher et je ne vous ordonnerai aucun traitement ; reposez vous et ayez confiance. Et en effet j’avais confiance, à la fois dans le docteur Siguier et dans son interne, M.Rosenthal, qui était à son image.

 

Il doit être entendu aussi que mes critiques ne visent aucunement la chirurgie, car je fus opéré de main de maître. Mais l’opération est une chose, et ses suites, s’il y en a, en sont une autre.

 

Les meilleures intentions peuvent conduire juste là où l’on craint d’aller et l’histoire du pavé de l’ours n’est pas toujours une fable. Une aimable diététicienne vint me voir pour me composer un régime : c’était une faveur spéciale, ou tout au moins une preuve d’attention dont j’espérais beaucoup et qui pourtant tourna à une confusion. La jeune spécialiste ne me demanda pas mon avis et je ne la revis jamais. Une petite entrevue aurait pourtant été bien utile. Ayant absorbé de pleines boites de drogues et d’antibiotiques, je vivais dans un état constant de nausée, au point que je voyais venir avec crainte l’heure des repas. Le plat de résistance était une bonne platée de pâtes. Mon régime spécial était hors du circuit normal, les pâtes restaient longtemps en route et m’arrivaient froides. Essayez donc, un jour où vous aurez le mal de mer, de vous remettre d’aplomb avec une assiettée de pâtes froides ! Rien qu’en les voyant j’avais mal au cœur. Si je ne suis pas mort de faim, c’est parce que le plateau portait aussi des produits de luxe tels que la compote de pêches. Mais il n’est pas possible de remonter un malade par de la compote. En plus j’avais droit à un gros morceau de beurre que j’étais censé faire fondre sur les pâtes ; mais puisqu’elles étaient froides il n’y était pas sensible et j’en faisais cadeau à des voisins. Nous entendons souvent définir la prospérité par l’espoir qu’elle nous apportera plus de beurre que de pain ; j’espère n’être jamais prospère !

J’aimais bien le yoghourt et il n’aurait pas ruiné l’hôpital mais il était très demandé et fourni parcimonieusement ; trois ou quatre pots pour quarante amateurs. Lorsqu’il arrivait il fallait monter à l’abordage et je n’y parvins pas une seule fois.

 

 Je dus subir des transfusions et ne garde pas un trop bon souvenir. Je dirai tout à l’heure tout le bien que je pense des infirmières, mais l’une d’elles me rendit misérable. La consigne portait que la transfusion devait être effectuée lentement et c’était une mesure sage. Malheureusement la créature diabolique avait une conception particulière de la lenteur et chaque fois qu’elle passait devant mon lit, elle réduisait la vitesse de moitié. De ce fait la durée de la transfusion, qui aurait dû être de six heures, s’allongeait jusqu’à vingt quatre ; je restai une fois six jours entiers immobile, le bras allongé sur le drap, nuit après jour. Quand le débit est faible l’aiguille se bouche facilement, surtout si elle débite du sang ; il faut alors la retirer après avoir défait le bandage. Une nuit l’accident se produisit vers quatre heures du matin. L’infirmière intervint, n’ayant pour s’éclairer qu’une lampe de poche. Trouver la veine, même en plein jour, demande parfois de l’attention ; il arrive qu’elle roule et que l’aiguille pique à côté ; à la lumière d’une petite lampe c’est de l’acrobatie. La pauvrette n’y réussit pas et appela une collègue pour lui tenir la lampe ; toutes deux se mirent au travail sans plus de succès. Après une heure toutes deux étaient si énervées qu’elles renoncèrent. Et naturellement je n’étais pas plus brillant qu’elles ! J’avais eu d’abord le bras gauche bleu du poignet au coude ; puis ce fut le tour du bras droit. Quand il fut devenu écumoire on passa à la jambe gauche ; je sortis de l’hôpital en gardant la droite intacte.

 

Les pauvres filles étaient surmenées en raison de leur nombre insuffisant. Elles couraient du matin au soir et un calcul simple montrait qu’elles avaient parcouru ainsi, au bout de la journée, plus de trente kilomètres, soit le tour de Paris. L’une d’elles m’a déclaré un jour en arrivant : il est inutile de rien me demander, je n’ai pas le temps.

Cette situation pouvait avoir des conséquences pittoresques. Les repas étaient apportés dans de grandes marmites et distribués entre les ayant droit. Normalement la répartition était faite par une ou deux infirmières, mais le plus souvent aucune n’était disponible. Un malade s’était proposé pour suppléer : nous avions remarqué qu’il ne se lavait jamais les mains. Le pain était réellement distribué par une infirmière. Elle ne le touchait pas mais nous le tendait au bout d’une fourchette. Ainsi l’asepsie reprenait à un bout de la salle des droits ouvertement violés à l’autre bout.

Sur trois mois d’hôpital j’en ai passé à peu près la moitié dans une salle commune d’environ quarante lits, et l’autre moitié dans une chambre à deux. La seconde moitié fut la plus intéressante : j’y trouvai le meilleur et le pire.

 

Le pire me fut offert par une sorte de garçon d’une vingtaine d’années. Je dis garçon mais je n’affirme rien. A l’hôpital on n’a pas beaucoup de secrets les uns pour les autres, mais il ne serait pas séant d’être trop curieux ; je ne pus jamais déceler si mon voisin qui avait subi une opération, était un garçon ou une fille, ou les deux ensemble, ou aucun des deux. Jugeant d’après les probabilités je le mets au masculin. Il n’était pas foncièrement mauvais mais curieusement dépourvu à la fois d’instruction et d’éducation. Il disposait d’un poste de radio qu’il mettait en marche à toute heure et le réglait au maximum de telle manière que, si j’avais une visite, il m’était impossible de causer avec elle. Pas une fois il ne me demanda si le bruit me gênait. J’avais quatre vingt sept ans et lui vingt. Quand il s’ennuyait il sonnait pour l’infirmière. Pour tout le monde la déranger dans son travail n’était admissible qu’en cas d’urgence. Mais lui la convoqua une nuit pour lui dire qu’il ne pouvait pas dormir. J’admirai la réaction qui fut maternelle. Mon petit, lui dit-elle, j’étais occupée à refaire un pansement pour un cas sérieux ; tu m’as appelée et je suis venue pour rien, abandonnant un homme qui avait grand besoin de moi. Rends toi compte de ce que tu as fait et ne recommence pas.

Voilà pour l’éducation ! Maintenant la culture. Mon voisin m’ayant demandé à quoi j’occupai mes soirées dans la vie normale, je répondis que je lisais. Je n’oublierai jamais l’expression d’effroi que prit son visage : il avait en face de lui quelqu’un qui trouvait plaisir à lire.

 

Passons à l’autre extrême. J’eus un compagnon qui, sans le vouloir et sans s’en rendre compte, fut pour moi un véritable professeur. Si je n’avais pas été un mauvais élève, il m’aurait appris à vivre. Il ne s’embarrassait d’aucune doctrine mais dans toutes les circonstances de la vie il savait d’instinct ce qu’il convenait de faire et comment il fallait s’y prendre ; et il réussissait toujours. Il savait parler à chacun le langage qui lui convenait, comme le divin Ulysse, et sans avoir besoin de flatter personne et sans jamais s’abaisser, il était bien vu de tout le monde : malades, infirmières et internes.

 

Il trouvait l’hôpital inconfortable et avait entrepris de le moderniser pour son compte, sans en référer à l’administration. Dans notre chambre à deux il avait tendu des rideaux, refait l’éclairage, introduit un réchaud électrique. Un soir il m’invita à dîner pour me faire admirer un pot au feu, chef d’œuvre culinaire de sa femme. Tout lui réussissait en dépit des règlements. Un matin un court circuit se produisit dans son installation électrique et le plomb sauta ; c’était un cas pendable, assimilable à la destruction de matériel appartenant à l’ État, car il avait bel et bien coupé les canalisations publiques pour leur substituer les siennes. Je ne sais comment il s’y prit mais une heure après le plomb était remis sans qu’il ait reçu la moindre observation. Pour qui connaît l’administration ce fut un miracle.

 

Comparaisons

 

En salle commune on se connaît moins bien. Elle procure cependant une riche information en raison de la variété des types d’hommes qu’elle rassemble et dont certains ont des réactions imprévues. Un jour l’un de mes voisins imagina d’ôter tous ses vêtements et de se promener complètement nu. Nous ne savions pas ce qu’il était mais il recevait journellement la visite d’une jeune femme rondelette dont les allures ne laissaient guère de doute sur la profession du couple. Il y eut un moment de surprise puis une infirmière fit remarquer à l’homme qu’il allait un peu loin et il consentit à passer sa chemise.

 

Non loin de moi un alcoolique eut une crise de delirium ; il vociférait en faisant des moulinets avec un bâton et semblait méditer un massacre ; il fallut convoquer des gorilles pour le mettre à la raison. Ses voisins avouèrent qu’ils avaient eu bien peur et que pareille chose ne concordait pas avec l’idée qu’ils se faisaient d’un hôpital.

Un blessé nous arriva, escorté de deux agents de police. Nous ne sûmes jamais pourquoi il était là ; mais le bruit courut avec persistance qu’il y avait de la politique par-dessous. Ce qui donnait de la consistance à cette rumeur c’est qu’il reçut plusieurs fois la visite de dames supérieurement astiquées, au moins des duchesses, auxquelles nous n’étions pas habitués. Les agents se relayaient devant sa porte, jour et nuit, et y périssaient d’ennui. Un jour il eut une crise et parut beaucoup plus mal. Il fallait voir l’empressement des infirmières à lui apporter des soulagements, en particulier de l’oxygène. A l’hôpital le malade est sacré et on ne lui demande pas l’état de son compte avec la société.

Il apparaît dans les salles des maladies rares et délectables qui font le bonheur des spécialistes. L’un de mes voisins roulait paisiblement en automobile quand subitement il devint incapable d’émettre un son. Les pensées se présentaient en foule compacte mais ne voulaient pas donner de son. Rabelais a écrit un conte sur les paroles gelées ; il n’était pas loin de la réalité. Le sang d’un autre contenait deux millions de globules de trop. Une certaine maladie était si rare qu’un seul spécialiste en Europe la connaissait : il fallait attendre son passage à Paris, il avait été prévenu.

 

 

Au sanatorium le calme est complet, notamment pendant les deux heures qui suivent le repas de midi. Il est même interdit aux pensionnaires de se rendre visite à cette heure et on n’entend pas un bruit. Dans les hôpitaux tout dépendait du chef de service (en admettant qu’il s’en préoccupât) et de la surveillante (en admettant qu’elle n’eût pas la tête trop cassée par les difficultés de tous ordres pour désirer veiller sur la discipline). Il en résultait une grande variété. A la Pitié la tranquillité régnait et les conversations ne gênaient personne. Mais à Necker, suivant la forte parole d’un chef d’état, c’était la chienlit en permanence. La surveillante était débordée, des groupes de malades disposaient de poste de radio à haut parleur, chacun poussait le sien au maximum avec l’espoir d’étouffer les autres ; on ne s’entendait plus. En outre une table était accaparée par des joueurs de belote qui, au lieu de poser tranquillement leurs cartes, les jetaient à toute volée en les accompagnant de commentaires tonitruants. L’administration elle-même prenait part à la symphonie : aux heures des repas les marmites étaient apportées sur des chariots métalliques qui, en roulant sur le dallage, vibraient en émettant des sons stridents insupportables. Le pire jour était le dimanche, jour de visites et d’affluence. Alors la salle n’était que tumulte. Un homme bien portant dans cette cacophonie se serait tenu la tête entre les mains. Que penser de malades dont beaucoup avaient déjà la fièvre ?

 

Médecins, infirmières et malades

 

Dans ce qui précède j’ai décrit, à titre d’exemple, quelques cas particuliers dont j’ai été témoin. Il reste à définir une impression générale. Nous avons trois éléments humains à considérer : les malades, les infirmières et les médecins.

Dans la grande majorité des cas l’attitude des malades est d’une dignité parfaite : aucun ne gémit ; un geignard serait bien vite remis au pas. Et pourtant pour beaucoup l’hôpital est la perte de tout espoir. Le patient se rend compte que personne ne peut rien pour lui, la maladie est la plus forte. Mais elle ronge aussi le voisin de gauche et le voisin de droite. Si angoissé que l’on soit, en cherchant un peu on trouvera tout près une autre angoisse plus cruelle encore et mieux justifiée. Il ne faut pas s’attendre à beaucoup de sympathie active de la part d’inconnus. Le poisson qui est dans la nasse ne compte pas plus que son voisin.

 

Ce qui mine l’hospitalisé c’est de n’être plus qu’un numéro, alors que chez lui, quelle que soit sa position sociale, il est un homme qui peut prétendre à tous les sentiments humains. L’un de mes compagnons qui n’était pas encore rôdé résuma ainsi la situation telle qu’il la sentait : Monsieur, me dit-il, avant de venir ici je ne savais pas ce que c’était que la misère. Il ne voulait pas dire la misère de la bourse désespérément vide, mais celle de l’abandon. Il n’était plus que le numéro 17 ou 35. S’il mourait sa fiche serait retirée du tableau et remplacée par une autre fiche toute pareille et son souvenir durerait ce que dure un geste d’écriture. Une organisation de soins à domicile serait autrement humaine et économique.

 

Les infirmières étaient surmenées et nous nous en rendions parfaitement compte. Les petits mouvements d’humeur auxquels elles pouvaient bien rarement se laisser aller étaient bien excusables. Si elles sont appelées simultanément en trois points, elles feront deux mécontents. En quatre mois je n’ai vu qu’une fois un malade parler indélicatement à une infirmière : c’était un Arabe. A peine installé, il commença à vociférer, disant que personne ne faisait attention à lui et que, bien qu’arabe, il entendait être soigné comme les autres. Ce que personne ne contestait. Ce n’était peut être pas un mauvais garçon, bien qu’il roulât des yeux féroces et parût vouloir étriper le personnel. Mais il portait la marque de fabrique et, pour lui, il fallait crier aussi fort que possible pour obtenir quelque chose. Il ne pouvait pas comprendre à quel point ses procédés étaient malséants pour ne pas dire odieux, dans un hôpital où la règle, toujours efficace, est la douceur et, sauf dans les cas extrêmes, la bonne humeur.

 Ayant été opéré, je fus confié pendant les quinze premiers jours à un ange. Ceux qui ont eu la même chance que moi savent ce que cela signifie. Mon ange était d’ailleurs d’une adresse merveilleuse et changeait mes pansements bien certainement sans me toucher. Passe muscade ! Le vieux pansement était dans le seau et j’en arborais un autre, blanc, immaculé. Malheureusement cette félicité ne dura pas. Après deux semaines je n’étais plus intéressant et mon ange me fut retiré.

 J’ai connu, en plusieurs mois dans divers établissements, des douzaines d’infirmières. Deux seulement m’ont paru un tout petit peu inférieures à leur tâche. L’une ignorait la température rectale et affirmait que la température devait être prise sous l’aisselle, et l’autre avait appris le règlement par cœur sans le comprendre. Toutes étaient inflexibles et si le médecin vous avait ordonné une pilule blanche, une rose et une jaune, vous n’y échappiez pas, même si vous aviez la conviction absolue qu’il l’avait fait sans y penser. Ce qui est, bien entendu, une pure hypothèse.

Entre tous ces niveaux peut-on prendre une moyenne ? Ange plus démon divisé par deux. Je ne m’en charge pas. Mais je sais bien que, dans le cas d’un conflit qui intéresserait les infirmières, je serais pour elles.

 

Maintenant parlons des Chefs. Ici je suis bien embarrassé. Je mets à part les chirurgiens dont l’habileté m’a permis de vivre. Quant aux autres, il m’est difficile de me faire une opinion, car bien souvent je n’en ai pas approché à moins de dix mètres de distance.

 

A Necker le premier contact fut décevant. Un Chef m’examina et conclut que j’avais une lésion au rein gauche, qu’il le percevait très bien et qu’on allait me le remettre en ordre. Je fus passablement inquiet car j’avais effectivement un rein en mauvais état, mais c’était le droit. Je confiai mes craintes à la surveillante qui me rassura : ne faites pas attention, me dit-elle, ce n’est pas lui qui vous opère et vous n’avez rien à craindre. Mais qui croire ?

 N’ayant pas été admis dans leur orbite, je n’ai pas grande connaissance des patrons. Mais j’en ai une des traitements qu’ils infligent. C’est à dessein que j’emploie ce mot. Une pilule jaune me fut ordonnée, qui se nommait le Nibiol. Dans la nuit qui suivit j’eus, dans la région du foie, des douleurs telles qu’il me fut impossible de dormir. Dans son état normal ce viscère ne se fait pas remarquer. Quand je m’expliquai avec l’interne le lendemain je me fis mal voir. Le nibiol, me dit-il, est toujours parfaitement toléré ; ne me racontez pas d’histoires. Je compris que j’étais dans mon tort et n’insistai pas. Il n’y a pas de discussion possible avec un Chef ; il sait tout et vous ne savez rien. Son état d’esprit n’est pas très éloigné de celui de l’étudiant qui entra un jour dans ma chambre et m’interpella : eh bien, comment cela va-t-il, mon brave homme ? Familier et protecteur !

 

Le vieux praticien de quartier qui a vu des clients par mille et qui souvent les a suivis, a beaucoup appris, dix fois plus que ce qui lui a été enseigné à l’école ; et il mérite le respect et la confiance. Il est possible qu’il ne soit pas au courant des dernières victoires de la biologie mais il sait par expérience ce qui est bon pour vous et vous tirera d’affaire. Un échec peut avoir de l’importance pour lui ; il n’en a aucune pour le patron. Jamais celui-ci ne cherche à savoir ce que vous êtes devenu et il admet a priori qu’il vous a guéri puisque vous êtes sorti vivant de ses mains. Malgré ma promesse je citerai encore un souvenir personnel. En 1964, après trois mois d’hôpital, j’avais perdu six kilos, bien que je n’en aie jamais eu de trop, et j’avais absorbé soixante kilos de pilules. Je quittai l’hôpital et, revenu chez moi, je n’en pris plus aucune et repris mes kilos en un mois. Dans la médecine actuelle il entre beaucoup de charlatanisme. Pourquoi ? Regardez une liste des sommités des hôpitaux de Paris : elle est d’une longueur inquiétante. Il n’est pas humainement possible que tous soient des hommes de valeur : le pays n’en produit pas assez. Alors quand ils refusent de discuter avec leurs clients, ils font rire.

 

Tel qu’il est aujourd’hui l’hôpital peut être bon pour les Patrons, mais il n’est pas fait pour les malades.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mémoires : table des matières

 

Table des matières

Introduction :

 

Chapitre I

Origines

L’accident à l’œil

Grand-mère Briot et l’hôtel des monnaies

Paris en 1900

Liberté ancienne et contraintes actuelles

Vie du bourgeois parisien

Le pain

La bonne à tout faire

Le facteur rural

Le vin

Métiers de la rue .

Transports

Les omnibus

Les bateaux

La ligne de Sceaux

Chauffage, éclairage

Le chauffage, les ascenseurs

L’éclairage privé

L’éclairage public

Distractions, salons bourgeois et amusements populaires

Les salons

L’inondation de 1910

La tour Eiffel

 

Chapitre II

Années d’école

Le lycée, succès et insuffisances

Les vacances, le club alpin

École Normale Supérieure

La vie à l’ École

L’affaire Dreyfus

Les universités populaires

La thèse de doctorat et les années de préparateur

 Chapitre III

Service militaire

L’égalité

Grandes manœuvres et petites histoires

 

 Chapitre IV

Autour du monde

Albert Kahn et le Japon

En mer, de Bordeaux à Buenos Aires

L’hospitalité sud-américaine

Le Paraguay

Vers l’Amazonie

De Buenos Aires au Chili

Via Mendoza

Via le cap Horn

Le Chili et la cordillère

Vers la Bolivie

Alpinisme dans la cordillère

L’altiplano

Oruro et les indiens

La Paz

Le lac Titicaca

Le Pérou

En mer : de Lima ( Callao ) à la Nouvelle Zélande

Sur la route du retour

 

 

Chapitre V

L’Institut Pasteur

Yersin, Monsieur Roux

Les pastoriens

Pozerski

Metchnikoff

Salimbeni

Legroux

Jupille

 

Chapitre VI

La grande guerre

Mobilisation

Le repérage

E. N. S.

Techniques de repérage

Départ au front

La crête des Vosges

Le site

Tentatives de bombardement

Les hommes et les lieux

La pièce folle

L’attaque du Linge

Belfort

Les Alsaciens

Artillerie contre fantassins

Batailles aériennes : avions

Batailles aériennes : ballons et saucisses

Infanterie contre aviation

Le moral des troupes

Le viaduc de Ballesdorf

Tirs sur Belfort

Le microtélémètre

Les chefs : visites aux armées : Poincaré, Painlevé, Clemenceau, Pétain.

Tentatives de repérageTechniques diverses

Histoire du repérage civil et militaire

Espoirs et pertes

 

Chapitre VII

Contacts humains

Échapper à la monotonie de la recherche

Expériences industrielles

La manufacture des Gobelins

La soie artificielle : Tubize

Le verre Triplex

Autres interventions industrielles

Cloisons étanches

Expériences hospitalières

Sanatoriums

L’ Assistance Publique

Comparaisons

Médecins, infirmières et malades

Chapitre VIII

Les années 1940

Moral et ambiance

Nourritures

Un Parisien suit la guerre

Libération de Paris

Nous ne nous sommes pas battus pour rien

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Annexes 

Chronologie 

 

 

 

Introduction – Presque un siècle. Mémoires

Introduction

ADIEU A UN ARCHICUBE CENTENAIRE, JACQUES DUCLAUX (1)

Notre doyen, Jacques Duclaux, de la promotion 1895, est décédé à Paris le 13 juillet dernier dans sa cent deuxième année. Il était né à Lyon le 14 mai 1877 et nos camarades présents l’an dernier à notre Pot d’été – qui eut lieu justement le 14 mai 1977 – se souviennent que nous avions alors bu à sa santé, contents et fiers de prendre conscience d’un si bel évènement. Au même instant, non loin de là, à son domicile de la rue de l’Arbalète, ses deux filles lui offraient un petit calculateur électronique, dont il apprécia très vite, avec joie et entrain et après quelques leçons, toutes les possibilités, car il avait conservé, avec sa vivacité d’esprit, un attrait infatigable pour le temps présent.

Fils et petit fils d’archicubes éminents, Jacques Duclaux a été lui-même un chimiste et un physicien de grande valeur et en tout un novateur. Il avait commencé sa carrière scientifique comme agrégé-préparateur au laboratoire de chimie de l’Ecole (dirigé alors par Gernez, puis par Lespiau). Il y avait préparé sa thèse – non sans avoir, « chemin faisant », bénéficié avec ardeur et originalité d’une bourse « Autour du Monde » de la fondation Albert Kahn ; puis il s’était lancé dans une voie toute personnelle, ceci aussi bien du point de vue de ses recherches (il fut un pionnier de l’étude des colloïdes) que de celui de ses fonctions professionnelles : elles le conduisirent en effet de l’Ecole à l’Institut Pasteur (où son père, Emile Duclaux, avait été le successeur direct de Pasteur ), puis à l’Institut de Biologie Physico-Chimique, nouvellement créé (fondation E. de Rotschild ), et enfin au Collège de France, avec couronnement du tout à l’Académie des Sciences.

Nous laissons à la notice qui paraîtra dans l’Annuaire des « Anciens » le soin de préciser plus avant les brillantes étapes de cette carrière, mais nous allons faire appel à trois courts extraits de « Souvenirs sur mon père » que vient de nous faire parvenir Madame Françoise Duclaux, pour évoquer d’autres aspects, pittoresques et attachants, de la personnalité de notre doyen.

Le voyage autour du Monde

 « En amoureux de la nature qu’il était, il a choisi pour l’utilisation de la bourse Albert Kahn des pays où peu de gens allaient à l’époque. Faisant ses traversées sur des navires de commerce, il a parcouru dans tous les sens l’Amérique du sud (Chili, Argentine, Pérou, Uruguay, Brésil) dont il nous parlait avec admiration dans notre enfance. Il avait grimpé dans la Cordillère des Andes et était stupéfié par les qualités de marcheurs des indiens, qui pouvaient, nous disait-il, se faire une orange glacée en une seule journée avec les oranges de la plaine et la glace des glaciers. Il avait rapporté de ses voyages de fort jolis souvenirs d’art indien, et un grand nombre de photos. Quelle ne fut pas mon admiration lorsque, l’an dernier, à cent ans passés, il a reconnu une photo trouvée à Olmet (lieu d’une propriété familiale dans le Cantal) et l’a immédiatement identifiée comme la rive du Paraguay dans un village dont il savait encore le nom et qu’il avait vu quelques quatre vingt ans auparavant. D’Amérique du Sud il était allé en Nouvelle Zélande, le plus beau pays du monde, d’après lui, puis, négligeant Chine et Japon, il est rentré en France après une visite à son frère aîné, Pierre, qui avait fait carrière à Haiphong en Indochine.

La « grande » guerre

Après quelques mois aux environs de Paris, dans la Territoriale, mon père a fait une bonne partie de la guerre comme sergent, commandant en Alsace une section de repérage par le son. Il y acquiert sur le tir au canon une telle expérience qu’en 1918, quand commencèrent les tirs de la « grosse Bertha », il affirme dès les premier jour que ce ne sont pas des bombes mais des obus tirés par un canon qui tombaient sur la ville. Je transporte cette affirmation au lycée, où je suscite l’admiration de tous. La fin de la guerre le retrouve lieutenant, dirigeant à l’E.N.S. un laboratoire de recherche sur les gaz de combat. Une grave blessure à une main, causée par l’ypérite, met de longs mois à se cicatriser, et il en conservera cette main légèrement déformée.

Ses amis, ses goûts, sa conversation.

 Je revois dans mon enfance ses deux meilleurs amis, Etienne Burnet et Félicien Challaye, tous deux normaliens. Jusqu’à la guerre de 14-18 ceux ci viennent souvent prendre une tasse de thé après dîner et Burnet fait de longs séjours à Olmet. Ils travaillent le bois, et Burnet grave des ronds de serviette, qui existent encore. Je me souviens également de son bon camarade, Georges Chavannes, replié de Bruxelles, rue des Feuillantines, pendant la guerre de 14 – 18. En sortant des réunions de la Société de Physique mon père se retrouvait régulièrement au Balzar, rue des Ecoles, buvant un demi avec des amis, dans une amicale conversation …

Il adorait la nature et portait un immense intérêt aux arbres. (2) Il collectionnait ce qu’il appelait des « P.D.V. » (Points de Vue) .. Cet hiver, à cent ans, il a pu nous donner l’itinéraire à suivre pour avoir une vue sur un château des Cévennes qu’il qualifiait de « château de contes de fées ». Il a été un très bon marcheur jusqu’à quatre vingts ans passés, où il se faisait encore conduire en voiture pour une promenade dans un coin qu’il aimait. IL surveillait avec amour la croissance de ses arbres. Depuis qu’il n’y allait plus, j’étais chargée de mesurer le diamètre du tronc des arbres d’Olmet, dont je lui rapportais des photographies qui faisaient son bonheur …

Au terme de sa vie, il nous donnait l’impression de « tout savoir » … Il était adoré de tous ceux qui l’entouraient » .

(1)  brouillon d’un article préparé par Françoise Duclaux, à la demande de M. Coulomb, directeur du CNRS, pour paraître dans le bulletin des « Amis de l’E.N.S. », fin décembre 1978. Il s’agit ici de souvenirs, Françoise ne connaissait pas le document Presqu’un siècle .

Mémoires chapitre I

Chapitre I

Présentation

OriginesJacques Duclaux n° 2

Il faut d’abord que je me présente, quand ce ne serait que par politesse. Dans la suite je parlerai de moi le moins possible, mais j’y serai parfois contraint. Les mémoires c’est l’histoire de Je ; si Je n’est pas une personnalité étincelante telle que Cléopâtre, Mahomet ou Kissinger, il n’est qu’un cas particulier au milieu d’une multitude : mais comme tel il peut servir d’exemple. Ce qu’il décrit pour l’avoir vu lui-même, d’autres l’ont vu. Il est un enregistreur mécanique. Pressez le bouton et toute la suite viendra.

Je presse le bouton.

 A l’heure exacte à laquelle j’écris ces lignes, j’ai 98 ans, 8 mois et 20 jours. Des jaloux me demandent parfois comment j’ai fait pour durer aussi obstinément ; les tables de mortalité ne me donnaient, au jour de ma naissance, que moins d’une chance sur mille. Mais c’est tout simple et à la portée du premier venu : c’est une question d’habitude. Faites chaque jour ce que vous avez fait la veille. Alors chaque jour se passera comme la veille, et ainsi de suite. Pourquoi voulez vous que cela change ?

J’ai bien l’intention de continuer ; je ne vais pas changer d’habitude à mon âge. Mais je n’en attends que des joies modérées. Un proverbe nous dit qu’il vaut mieux faire envie que pitié, et je peux témoigner de sa sagesse.

Il y a quelques mois, une petite fille qui m’allait tout juste à la taille m’a proposé son aide pour traverser une rue. Je m’en souviens fort bien : c’était au coins de la rue Censier et de la rue Geoffroy Saint Hilaire. Aimable enfant ! Elle pensait me faire plaisir, alors qu’elle m’enfonçait un poignard dans le cœur. Fallait-il que j’eusse triste mine ; depuis ce jour j’évite la rue Censier.

J’avais déjà reçu un avertissement, bien des années auparavant, en allant rendre visite à un vieil ami. Je sonne, une jeunesse vient m’ouvrir. Apprenant que je voulais voir son patron, elle disparaît à l’intérieur et je l’entends dire : c’est un vieux monsieur qui veut voir Monsieur. Un vieux monsieur ! Je n’avais pas cinquante ans. Pécore ! Pimbêche ! Péronnelle ! Chipie !

L’accident à l’œil

Mon premier souvenir ne remonte pas à un siècle, mais il s’en faut de peu. Nous étions en vacances dans la verte campagne et nous allions partir en promenade. J’étais un tout petit garçon ; un cousin nous accompagnait, il était plus âgé que moi et aimait la chasse. Nous nous étions arrêtés un instant et au moment de repartir il reprit son fusil avec si peu d’attention qu’il appuya sur la détente. Je reçus le coup à bout portant : les plombs firent belle : la cicatrice est encore visible.

Recevoir un coup de fusil à trois ans est un incident sérieux et je pouvais en rester infirme. Le plus curieux est qu’il ne se passa rien. La plaie se referma d’elle-même et de ma vie je n’en ai jamais eu d’ennui.

 Les plombs sont encore en place mais ils ont diminué de taille ; je les ai digérés peu à peu. Nous entendons parfois dire d’un personnage en vue, lorsqu’il a subi un coup dur, qu’il a du plomb dans l’aile. Cela peut être un véritable obus comme pour M. Nixon. Qu’il ne se désole pas : cela passera.

J’ai peut être eu de la chance à cette occasion. Si j’étais musulman, je dirais volontiers que je suis né avec la baraka, comme le roi du Maroc. Je fonde cette croyance sur des faits. J’ai passé bien des examens au cours de ma vie, et en général avec succès. Sauf une fois et cet échec m’a probablement sauvé la vie.

C’était au service militaire. Je dus à la fin subir un examen, en vue de devenir officier dans l’armée de réserve et j’en fus considéré comme indigne. La baraka était intervenue en me mettant comparativement à l’abri. Je partis comme sergent de l’armée territoriale. Si j’avais été sous- lieutenant d’infanterie, mes chances n’auraient pas été bonnes.

La bénédiction d’Allah n’est pas efficace sur le champ de bataille. On m’a dit que, pour avoir vécu tant d’années, je devais avoir une santé inébranlable. Sottise ! Je ne désire pas tellement parler de moi ; mais des mémoires sont un témoignage dont d’autres peuvent faire profit.

J’ai perdu trois ans de ma vie pour des raisons de santé. J’ai été la proie gémissante de huit ou neuf maladies dont chacune aurait pu me mener loin ; je ne compte pas les maladies d’enfance, grippes et autres désordres mineurs. J’ai donc une santé bien moyenne mais j’ai passé au travers de tout. Quelquefois avec l’aide des médecins, quelquefois sans cette aide, et quelquefois malgré eux. Je raconterai plus loin mon expérience des hôpitaux. En bonne logique j’aurais dû en sortir par la porte de derrière, celle de la morgue ; mais Allah ne l’a pas voulu. Il a donné à l’homme, d’une main la médecine, de l’autre le moyen de lui tenir tête. Les grecs disaient qu’il faut être aimé des Dieux, ou des Déesses. Avoir le choix n’était pas désagréable.

 L’or, grand-mère Briot et l’hôtel des Monnaies

 L’usage veut que tout auteur de mémoires commence par décrire son pedigree, en remontant aussi loin que possible, afin de bien montrer que ses ascendants, son éducation, l’influence de son oncle vétérinaire ou de sa tante bas-bleu ne lui laissaient pas d’autre alternative que de devenir une étoile. Je me refuserai à cette tradition.

Ma grand-mère maternelle était la fille du sous directeur de la Monnaie à Paris. Elle m’a souvent raconté que, lorsqu’elle était petite, son père l’emmenait voir l’atelier de frappe des pièces d’or ; elle trouvait grand plaisir à plonger ses mains dans les corbeilles et à faire ruisseler entre ses doigts les pièces brillantes qu’elle n’avait pas oubliées après 90 ans. Elle se souvenait aussi des grandes presses dont le maniement était si dangereux qu’il était réservé aux condamnés de droit commun.

 Aujourd’hui sans doute la moitié de nos contemporains n’a vu de monnaie d’or qu’à la devanture des changeurs. Plus d’un apprendra avec surprise que vers 1900 l’usage de l’or était courant sous la forme de pièces de 10 et 20 francs. Il en existait aussi de 5 francs, mais si petites que le vent les emportait. Toutes les familles bourgeoises possédaient de petits étuis de cuivre dans lesquels elles étaient empilées : l’un pour les 10, l’autre pour les 20, qui étaient les louis d’or.

La monnaie d’or était internationale et les pièces françaises, suisses, italiennes et russes avaient cours partout. Aux frontières le voyageur n’avait pas à se préoccuper des changes. Dans certains pays la monnaie de papier était même inconnue, par exemple en Californie. J’ai vu un jour à San Francisco un promeneur vouloir payer une orange avec une pièce d’or de 20 dollars – plus de 100 000 francs légers. Il l’avait tirée de sa poche sans faire attention.

L’unité monétaire était le franc ; il n’était ni léger, ni lourd ; c’était le franc tout court. Mais son emploi était restreint car c’était une unité de riche. L’unité populaire était le sou, dérivé de l’ancien sol ; nous comptions en petits sous et en gros sous. Il est arrivé depuis que le chef de l’Etat dise que lui aussi avait besoin de sous pour réaliser son programme ; mais ce n’était alors qu’un symbole, tandis qu’en 1900 c’était un objet matériel, le gros sou surtout.

La pièce d’argent de 5 francs était pour le travailleur la pièce de cent sous ; un avare était un grippe sous et un miséreux n’avait pas  le sou. La petite bonne à tout faire, si caractéristique de cette époque, dont il sera question plus loin, demandait au fournisseur le sou du franc ; pour chaque sou dépensé elle avait droit à un petit sou.

 Les timbres poste cependant échappaient à cette linguistique. Pendant des années et des années les lettres avaient été affranchies à 15 centimes. Un jour – fait à peine croyable – le port fut abaissé à 10 centimes. Nous avions aussi des pièces de 1 et 2 centimes, mais déjà en 1900 elles n’étaient plus monnaie courante. Un de mes cousins vivait dans le Doubs : il n’était pas en bons termes avec son percepteur auquel il souhaitait une bonne jaunisse. Pendant toute une année il collectionna les petites pièces d’un centime et lorsqu’il en eut un plein sac, il les porta pour payer ses contributions. Le percepteur n’avait pas le droit de les refuser.

Le gros sou était aussi un article de sport. Je me trouvais en hiver sur la côte d’azur à Saint Raphaël. Le matin les pêcheurs descendaient à la plage, apparemment pleins d’ardeur, et le poisson s’enfuyait ; mais si la vague avait plus de cinq centimètres de creux, la mer était déclarée « agitée » et les émules du capitaine Cook se groupaient entre eux pour jouer au bouchon.

Je ne saurais décrire les règles fondamentales de ce jeu. Mais j’ai bien vu que le gros sou en était l’élément essentiel. Vous posez un bouchon de liège debout sur le sable ; par-dessus, en pile, les pièces de deux sous en bronze. Le joueur s’installe à quelques mètres de distance et jette un autre gros sou. S’il renverse convenablement le bouchon, les mises sont à lui. Le jeu ne semble pas passionnant, mais les pêcheurs ne sentaient aucun besoin de se passionner. Disons le avec étonnement : à cette époque personne ne sentait ce besoin qui est une des pires maladies de notre époque. Chacun pensait simplement : je suis au monde, il faut que j’essaie de m’en tirer le mieux possible.

Pourquoi le gros sou était-il aussi populaire ? Parce que il donnait accès, à l’échelle de 1900, aux joies de ce monde : au journal par exemple. Mieux encore, au croissant matinal trempé dans le lait. Un pain de ménage de deux kilos était vendu 80 centimes. Un homme ne meurt pas de faim s’il mange par jour 500 grammes de pain ; ainsi avec deux gros sous il pouvait se sentir à l’abri.

L’un des caractères de ce temps était la stabilité des prix qui ne variaient jamais. Je viens de donner le prix du gros pain : il resta le même pendant des années et des années. Un roman chez Fasquelle était vendu trois francs cinquante, presque par définition. Les emprunts d’état rapportaient 3 % ; aux Etats Unis le taux d’intérêt descendait à 2.5 % et les emprunts étaient couverts sans difficulté. Bien mieux il n’était accordé à chaque souscripteur qu’une partie de ce qu’il avait demandé.

En conséquence chacun pouvait établir son budget au plus juste, il n’était pas question d’inflation ni de déflation. La livre anglaise était à 25.23 et si un jour elle faiblissait à 25.22 la bourse était en émoi. Le dollar ? Personne ne se souciait du dollar.

Personne n’avait de carte d’identité ni de passeport, n’importe qui allait sans aucun papier en Belgique, en Angleterre, en Italie, pratiquement dans toute l’Europe occidentale. Seule l’Alsace faisait exception : le gouvernement allemand y pratiquait un régime de discrimination tatillon et un Français devait aller déclarer son arrivée à la gendarmerie : après quoi on le laissait tranquille. En un mot l’Europe existait autant que maintenant, avec beaucoup moins de déclamations.

La France regorgeait d’argent liquide, entre les mains surtout de la classe moyenne ; et elle était de ce fait passablement courtisée ? Qui n’a entendu parler des emprunts russes ? La Russie était notre amie, toujours prête à nous aider et nous ne pouvions lui refuser notre liquide ; ce qu’elle en faisait, nul ne s’en préoccupait. Nous savions bien que tous les Russes n’étaient pas d’accord avec leur petit père le Tsar, mais c’était sans importance. Les opposants étaient des anarchistes. On citait quelques noms : Bakounine, Kropotkine, Herzen, mais personne ne les prenait au sérieux. L’anarchiste c’était le personnage pittoresque que Daudet a dépeint dans « Tartarin sur les Alpes ». Il pouvait bien de temps à autre faire sauter un Tsar, et puis après ? Il en venait un autre. Nous avions eu aussi nos anarchistes, comme la célèbre Louise Michel, la vierge rouge. Qu’en était-il sorti ? Le bourgeois dormait tranquille.

Seuls les partis de gauche pensaient qu’il en sortirait quelque chose, et au moment des emprunts ils multipliaient leurs avertissements : vous perdrez votre bon argent, disaient-ils, vous ne le reverrez pas. En fait un très grand nombre de familles françaises perdirent dans l’aventure une bonne partie de leurs économies et s’en mordirent les doigts. Je n’apprécie pas, je constate des faits dont j’ai d’excellentes raisons personnelles pour garantir l’exactitude(3)Et j’ajoute seulement, par souci d’impartialité, que les infortunés qui perdirent leur argent en le confiant à Nicolas le perdirent tout aussi bien plus tard en le confiant à Marianne.

Paris en 1900

Si une bonne fée pouvait, d’un coup de sa baguette magique, refaire Paris tel qu’il était en 1900, après quelques jours on n’entendrait qu’un cri : « Mon Dieu, quelle aimable petite ville de province et comme il est plaisant d’y vivre».

Il serait malséant ici de nous laisser glisser vers l’économie politique et de partir en guerre contre la société actuelle ; mais il faut cependant en dire un mot pour faire sentir la différence entre la vie de 1975 et la vie de 1900. On comprend mal le passé en l’isolant du présent.

Pour définir la vie actuelle il suffit de suivre, à Paris ou dans les grandes villes, une voie tant soit peu fréquentée : la chaussée est périodiquement interrompue par deux rangées parallèles de gros clous de fer enfoncés dans le sol. Si vous traversez en dehors des deux parallèles, vous êtes hors la loi ; elle ne vous couvre plus, pas plus qu’elle ne couvre un chien errant ; et s’il vous arrive quelque ennui, malheur à vous.

Ailleurs les clous ont été remplacés par des bandes blanches ou jaunes que vous ne devez ni ignorer ni confondre, car derrière un buisson le gendarme veille. Ne lui donnez pas l’occasion de vous dresser un procès verbal, car il ne sera nullement verbal. Songez que le gendarme s’ennuie et cherche une victime.

Si l’on y réfléchit, on découvre bien vite que la civilisation de 1975 est essentiellement celle des lignes de clous, dont il existe une variété infinie. Je ne sais plus quel prince veillait sur son père au milieu d’un champ de bataille : « Père, gardez vous à droite, père, gardez vous à gauche ». Heureux roi ! Nous devons nous garder à droite, à gauche, en avant, en arrière et en biais, sans parler du haut et du bas.

Essaierons-nous de glorifier le clou, base de notre liberté ? Ce serait inutile, son efficacité n’est que trop visible. Disons seulement qu’il réalise la forme visible de la contrainte. Dès que vous sentez un désir de vous évader dans quelque direction que ce soit, une voix s’élève : «  Halte ! » Si vous insistez, vous vous cassez le nez sur une pancarte : « terrain interdit sous peine d’amende ». Interdit par qui ? Et pour quoi ? Vous ne trouverez l’explication que dans un petit livre d’Etienne Wolff, Nos ennemis les pancrates qui devrait être connu de tous(4). Le Pancrate, c’est celui qui fonde son action sur le mépris du sens commun.

Vous recevez votre feuille de contributions : impôt sur le revenu. Elle vous parvient hérissée de clous qui ont tous un nom : ils vont de A à Z. En plus l’imprimé porte 26 cadres que vous devez remplir avec dévotion. Surtout ne vous embrouillez pas : si vous inscrivez sur E ce qui doit revenir à S vous risquez que votre contribution monte en flèche. Comme le gendarme, le clou veille.

Vous êtes invité à donner à tout bout de champ votre numéro de sécurité sociale. Ce n’est pas une petite affaire ! Il comporte 13 chiffres dont chacun doit être inscrit bien à sa place dans une sorte de grille. Quand vous avez fini, vous vous trouvez en face d’un gribouillage inintelligible dont il vous semble effrayant de prendre la responsabilité.

Treize chiffres ce n’est pas rien. Un relevé d’une grande banque, agissant pour le compte de l’état, porte l’indication suivante :

30.01.75 106960001010101002513 346.00

Nous supposons que cet alignement de 21 chiffres a un sens, mais lequel ? Si c’est le nombre total d’opérations réalisées par cette banque depuis sa création, il est trop grand : il faudrait supposer que chaque secrétaire en a accompli cent millions par secondes. Mais si c’est le nombre d’absurdités qu’un bureaucrate peut concevoir, il est trop petit.

La contagion a gagné le secteur privé. Je ne sais quelle entreprise a fait parvenir au public une circulaire dans laquelle il faut remplir un certaine nombre de cases sans se tromper d’un millimètre sans quoi tout devient ténèbres. Votre nom ne doit pas comporter plus de dix lettres : vous pouvez vous nommer Voltaire, mais pas Beaumarchais, Montmorency, Sarah Bernhardt, Casimir Perrier, Epaminondas ou Dumont d’Urville. Ne parlons pas de Deutsch de la Meurthe ou de Villiers de l’Isle Adam. En cas d’insubordination vous resterez sur le quai.

Ne vous avisez pas de mettre dans la boite aux lettres une enveloppe de moins de dix centimètres. Soyez heureux que le règlement proposé par l’administration n’ait pas encore paru à l’Officiel, car il vous obligera à écrire l’adresse à 25 cm du bord inférieur droit ou supérieur gauche. Le texte prévoit 24.5 millimètres. Les gros boutiens1 voudraient 25 millimètres et le petits boutiens 24 (5).

Surveillez aussi l’adresse. Autrefois les départements avaient tous un nom qui évoquait quelque chose. Si peu géographe que vous soyez, la Loire Atlantique, les Hautes Alpes ou les Bouches du Rhône vous disaient quelque chose. Si votre petite amie se languissait à Cannes, vous n’auriez pas eu l’idée de lui écrire dans les Côtes du Nord. Maintenant tous les noms sont dans un panier et vous tirez au hasard un numéro. Les Ardennes sont -08-, quoique ce soit aux antipodes de l’Ariège (-09-), tandis que la Moselle (-57-), voisine avec le Morbihan, (-56-). Et nous nous plaignons d’ignorer la géographie ! Pourquoi parler encore de l’Allemagne et de l’Italie ? Appelons les simplement nations 6 et 7.

 Vous vous achetez une automobile et vous pensez que, l’ayant payée, vous pouvez vous en servir. Mais vous n’avez fait que mettre le pied dans un désolant labyrinthe dont vous ne sortirez que si vous êtes marié et si votre dame s’appelle Ariane. Une première file de clous vous mène dans un bureau d’assurances auquel il n’est pas question d’échapper ; une autre au bureau de tabac pour une vignette. Ceci fait, vous êtes pressé de rentrer chez vous, mais tous les sens sont interdits et vous devez aussi respecter les couloirs. L’auteur en sait quelque chose, ayant voulu se rendre de la place Maubert aux buttes Chaumont : malheureuse bille que les bandes renvoyaient dans tous les sens ! Feux rouges inextinguibles, panneaux inintelligibles …

Avec votre auto il vous semble facile d’aller faire un tour sur les grandes routes : elles sont à moi, direz-vous, et la bagnole aussi. Oui, mais ! D’abord la ceinture de sécurité obligatoire. Limitation de vitesse idem. Vous aimeriez vous asseoir à l’arrière et mettre les enfants à l’avant : bernique !

31 août 1975 : « places avant interdites aux enfants de moins de dix ans ». Un arrêté d’application prévoit toutefois des aménagements ou des dérogations lorsque la famille est nombreuse. Il n’est pas précisé à partir de combien d’unités commence cette notion et surtout lorsque la voiture ne comporte pas de place arrière.

On serait tenté de dire : heureux piéton ! Mais – ceci est confidentiel – un bureau s’occupe de distinguer le piéton qui occupe une place avant de celui qui fait l’inverse ; il peut regarder derrière lui, n’est-ce pas ? Et alors ? J’ai entendu au régiment un lieutenant dire : «  Comment voulez vous que ces hommes s’alignent s’ils tournent le dos à ce qu’ils ont devant eux ? » De toute manière le piéton ne doit pas se croire trop malin car un règlement spécifie que celui qui marche à droite est «  mal couvert » en cas d’accident. Ici encore citons un commentaire : « Il eut été souhaitable de voir le ministère de l’équipement et le secrétariat à la Sécurité routière attirer l’attention des millions de piétons qui n’étudient pas forcément l’évolution du code de la route ». Cela c’est le bouquet : il faut connaître le code de la route pour aller acheter le journal au kiosque d’en face. Et voilà le progrès !

Revenons à Paris. Nous allons essayer de décrire la vie d’un parisien, pour être précis, d’un parisien de la classe moyenne à laquelle ma famille appartenait. Ma famille n’était pas née dans l’opulence et tout son avoir lui venait du travail personnel. Mon grand père, venu du Doubs, était professeur de mathématiques dans un lycée de province ; ma grand-mère m’a souvent raconté une scène comique qui s’était produite lors de son mariage, vers 1840. A cette époque le contrat était à peu près obligatoire et le jour de la signature faisait date dans la vie. Le notaire devait énumérer tous les apports des futurs époux. «  Qu’apportez – vous ? demanda-t-il au fiancé. Ma foi, rienVous ne possédez pas de titres ? Non. – Pas d’argent liquide ? Non. – Pas de propriété immobilière ? Non. – Mais enfin il faut que j’inscrive quelque chose ; vous avez sûrement quelque chose. – J’ai ce qu’il y a dans ma chambre. Et le notaire écrivit : «  M. Briot apporte six chemises, autant de chaussettes et douze mouchoirs. »

M. Briot travailla dur et éleva deux garçons et quatre filles qui lui donnèrent bien des chemises et des mouchoirs à acheter. A cette époque pareille prouesse n’était pas rare, on partait de zéro, et en avant !

Nous allons donc suivre la journée du bourgeois parisien. Au réveil il trouvait devant sa porte, sur son palier, une bouteille de lait et un gros pain debout. Je dis un gros pain parce que les formes actuelles, de plus en plus anémiques, restaient inconnues. Personne n’aurait acheté une baguette, ni à plus forte raison une ficelle ; l’unité était le gros pain de quatre livres fendu au milieu. Non seulement il était la base de la nourriture, mais il était entouré d’un respect religieux. Il n’était pas admis par principe qu’un enfant laisse quelque chose dans son assiette ; il ne devait pas avoir les yeux plus gros que le ventre. Les accommodements étaient à la rigueur possibles, mais jamais quand il s’agissait de pain. Maman, elle-même, était inflexible.

Vers 1910 le corps médical fit une découverte : du jour au lendemain le pain devint une nourriture dangereuse et il fut ordonné de s’en abstenir. Personne ne savait au juste à quelle calamité il s’exposait en transgressant la consigne ; mais dans les rang bourgeois peu échappèrent à l’épidémie. Elle fut moins dangereuse pour les travailleurs manuels qui jugèrent d’après leur bon sens ancestral et conclurent qu’un aliment aussi populaire depuis des siècles ne pouvait pas avoir tant de malice.

Le pain était apporté de très bonne heure par une jeune fille qui ne devait pas rechigner aux étages car il importait peu que le client habitât au cinquième et les ascenseurs étaient rares : elle devrait être proposée en exemple aux générations actuelles. Je citerai le cas d’un garçon qui appartient à la classe aisée : plusieurs autos, sports d’été et d’hiver, télévision et tout le tremblement. Quand il eut atteint six ans, on s’aperçut qu’il ne savait pas monter un escalier : il y était perdu comme un poisson sur le parvis de Notre Dame. Voici un guerrier bien préparé à la lutte pour la vie !

La jeune fille aux jambes agiles exerçait une profession bien définie et honorée : porteuse de pain. Xavier de Montépin qui était un des best sellers de l’époque, lui avait consacré un roman dont le succès fut tel qu’un plaisantin a proposé d’écrire désormais son nom : Xavier de Montez pain.

Le petit déjeuner était préparé et servi par une autre jeune fille, officiellement dénommée la bonne à tout faire. D’après nos idées et nos sensibilités actuelles, son sort pouvait être qualifié de misérable. Elle était libre seulement le dimanche après midi, dans certaines familles un dimanche sur deux. Elle dormait dans une minuscule chambre sous les toits, sans chauffage. Comment d’ailleurs aurait-elle pu dormir ailleurs, alors que sa maîtresse la sonnait à toute heure du jour ?

Sa nourriture n’était pas nécessairement celle des patrons ; en principe elle mangeait les restes et il fallait une décision spéciale pour qu’elle eût, non pas droit mais accès momentané aux plats soignés et aux desserts. Elle était payée trente francs par mois à Paris et vingt cinq en province. Il peut paraître invraisemblable qu’il fût facile de trouver une bonne à tout faire ; mais le fait est qu’elles craignaient le chômage et s’adressaient à un bureau de placement qui en avait toujours plusieurs disponibles.

Étaient–elles vraiment malheureuses ? Cette question n’était jamais posée et n’avait pas de sens ? La bonne et ses patrons faisaient partie de l’ordre social et tant qu’ils respectaient les règles du jeu il n’y avait rien à dire. Cette appréciation peut nous paraître cruelle mais elle était celle de tous, d’un coté comme de l’autre.

Au siècle dernier, il arriva qu’un voyageur anglais, attiré par les glaciers suisses entrât en contact avec la population d’une vallée reculée et fut ému par le manque total de confort dans lequel elle vivait. Il demanda à un montagnard : « Comment pouvez-vous supporter une vie pareille ? – Mais Monsieur, répondit son interlocuteur en ouvrant de grands yeux, nous n‘en connaissons point d’autre ».

La vie pénible de la bonne à tout faire n’était pas sans compensation : il était presque normal qu’elle reste longtemps dans la même place. Ma grand-mère a gardé Mélanie pendant vingt cinq ans et Catherine a pris sa retraite après quarante ans sans avoir changé de situation. Les deux étaient considérées comme faisant partie de la famille et, du point de vue affectif, traitées comme telles, prenant part aux joies et aux peines.

Avec les bureaux de placement les accidents n’étaient pas rares. Une année nous avions engagé une cuisinière, sur la foi de certificats, juste avant de partir en famille pour les vacances ; et nous avions fait venir un tonnelet de vin de trente litres. On trouvait alors du vin du Minervois, bien coulant, pour 22 centimes. Après moins d’une semaine je demandai à un cousin qui villégiaturait avec nous de m’aider à changer le tonnelet de place. Descendus à la cave, nous prîmes l’objet à quatre mains, chacun de son côté et fîmes un effort vigoureux pour le soulever. Il s’en fallut de peu qu’il ne s’envole au plafond. Nous le regardions, médusés. La vérité se fit jour : il était vide. Notre cordon bleu l’avait tari au taux moyen de quatre litres par jour. En respectant les apparences, car nous ne nous étions douté de rien.

Je ne prétends point recommander l’alcool. Mais le fait est que certains individus prédestinés lui opposent une résistance sans limite. J’ai connu dans une petite bourgade de province un charpentier qui passait pour être le meilleur ouvrier du coin et que tous les propriétaires se disputaient. La rumeur publique attribuait à son gosier une pente de sept litres par jour.

Et le facteur rural ! Il faisait sa tournée à pied et en été le soleil tapait dur. S’il avait dû passer partout, il en avait, disait-il, pour 35 kilomètres. Même en confiant à des amis bien intentionnés les lettres à destination trop excentrique, il devait visiter beaucoup de fermes dont chacune, suivant un rite ancestral, lui offrait un verre, qu’il ne refusait jamais. Aucune lettre n’était perdue mais tous ces verres excitaient sa verve et le poussaient à raconter des histoires … Vous comprenez !

Toute la bourgeoisie buvait du vin en se tenant à moyenne distance entre le goutte et le torrent. Un soupçon d’intempérance aurait été déshonorant et aurait fermé toutes les portes. Voulez vous des chiffres ? Arrivé au terme de sa vie un homme aurait bu entre cinquante et cent barriques de 200 litres. Je ne suis pas certain qu’il aurait aussi bien supporté 50 kilos d’aspirine ou de gardénal, ou 50 livres de Freud, ou 50 lignes de Saint John Perse !

Passant à la confession, j’avouerai que je suis quelquefois sorti de la moyenne : notamment un jour dans la vallée de Chamonix. Résidant à Argentières je montai au pavillon de Lognan, bien connu des touristes, et j’y arrivai après deux heures de marche sous une pluie qui me trempa jusqu’aux os. Lognan est à 2000 mètres et, par le mauvais temps, l’air y est frais ; je n’étais pas à mon aise. Je commandai au pavillon un demi litre de vin chaud, avec l’entière approbation du gérant qui connaissait le remède à mon mal, sans doute pour l’avoir trouvé efficace sur lui-même. Un guide ne boit pas en course, mais quand il est revenu chez lui après avoir déposé son client sur un matelas, il peut se laisser aller à son bon naturel.

Le remède fut préparé suivant la bonne recette : deux tiers de vin, un tiers d’eau, du sucre et de la cannelle. A peine l’avais-je fini que je tombai dans un rêve délicieux : il me semblait que mon sang coulait en cascades, et que tout mon corps était imprégné d’une couleur d’aurore. Je repartis dans un état d’indifférence totale vis-à-vis des calamités causées par le monde extérieur : il aurait pu pleuvoir des icebergs. Et je n’attrapai pas l’ombre d’un rhume.

Mais pour réussir il faut avoir le vin gai, c’est un don naturel qui ne peut s’acquérir que par l’usage. Avant la guerre russo-japonaise, notre marine possédait un officier qui, disait-on, le possédait au plus haut degré et en profitait pour accroître notre prestige national. Notre flotte naviguait volontiers, était reçue dans les ports étrangers et invitée à des cérémonies dont la plus brillante était un banquet. Notre champion y était toujours délégué parce qu’il était le seul qui pût tenir tête aux buveurs étrangers, et notamment aux Russes.

Les rues étaient bruyantes. Imaginez…

Votre petit déjeuner a pris fin et la tasse a réintégré la cuisine ; vous entendez une mélodie qui ne peut venir que de la cour.

Bien des immeubles étaient constitués de trois ou quatre corps de bâtiment séparés par une cour intérieure ouvrant sur la rue par un passage couvert. Il y venait des musiciens qui étaient un élément de la vie quotidienne, accueillis avec sympathie : très souvent de pauvres diables auxquels la chance n’avait pas souri et auxquels leur public était heureux de venir en aide parce qu’ils apportaient une distraction et meublaient la solitude. Ils s’accompagnaient d’un orgue de barbarie ou d’un accordéon et chantaient des romances sentimentales dont l’une, si j’ai bonne mémoire, s’appelait la sérénade du pavé :

Si  je chante sous ta fenêtre

Ainsi qu’un galant troubadour

Et si je veux t’y voir paraître

Ce n’est pas, hélas, par amour.

Peu m’importe que tu sois belle

Duchesse ou lorette aux yeux doux

Ou que tu laves la vaisselle

Pourvu que tu jettes deux sous.

Deux sous c’était en quelque sorte le tarif officiel, une pièce de dix centimes enveloppée de papier blanc pour être plus visible sur le pavé de la cour. Dans les rues nous avions les cris de Paris dont l’origine était séculaire. Je les nomme ainsi parce qu’ils entraient pour beaucoup dans l’atmosphère et la physionomie de la ville ; je dirais même dans son charme. Avec leur disparition la mort de Paris a commencé.

Le pianiste polonais Arthur Rubinstein en a donné une appréciation qui est parfaitement à sa place ici : « les premières impressions musicales je les dois aux hurlements lugubres et plaintifs des sirènes d’usine qui, par centaines, réveillaient les travailleurs à six heures du matin dans la ville encore plongée dans le noir. Les plus agréables nourritures musicales s’offrirent bientôt à moi sous la forme des gitans qui apparaissaient dans la cour de notre maison pour chanter et danser, avec leurs petits singes costumés, tandis qu’un soi disant homme-orchestre jouait d’un tas d’instruments bizarres. Il y avait aussi les mélopées des marchands de vieux habits juifs, des marchands de glaces russes et des paysannes polonaises qui chantaient les louanges de leurs œufs, de leurs légumes et de leurs fruits. J’adorais tous ces bruits ».

Voici une raison d’aimer sa ville qui peut paraître bien imprévue, mais ces menus spectacles apportaient la vie qui maintenant nous a fuis.

Avions nous des singes savants ? Je ne m’en souviens plus. Peut être quand j’étais tout petit ! Sans doute les bêtes sauvages ne faisaient-elles déjà plus recette en 1900. Nous étions loin d’une époque où l’arrivée en France d’une girafe avait été la cause d’un véritable mouvement populaire, tout le monde voulant voir cet invraisemblable quadrupède.

Nous avons maintenant tant de zoos, publics et privés, que nous sommes familiers avec les animaux les plus lointains. J’ai vu vers 1900 un des derniers montreurs d’ours : il parcourait les campagnes en menant deux petits ours qui n’avaient pas l’air bien méchants ; mais il avertissait les spectateurs de ne pas trop s’y fier. Tenez vous à distance, ils sont solidement muselés mais leurs griffes sont libres et un coup de patte d’ours ne pardonne pas. Allez voir au jardin des plantes le dénicheur d’ourson de Barye.

 Descendons dans la rue. Nous pourrions y rencontrer un petit troupeau de chèvres errant librement sur la chaussée sous la conduite d’un berger plus ou moins basque. Il annonçait son arrivée par la musique d’une petite trompette (disons un pipeau pour la couleur locale) et était aussitôt entouré de mamans dont les bébés préféraient à tout autre le lait de chèvre. Sa fraîcheur est garantie puisqu’il est trait devant la cliente et emporté tout chaud. Certains bébés ont une préférence pour une certaine nourrice et boivent à la carte. Le petit troupeau et son berger en béret apportaient une bouffée d’air agreste et étaient très populaires.

Au coin de la rue nous aurions trouvé le commissionnaire attendant un client ; c’est une profession disparue et presque inimaginable. Le commissionnaire était prêt, à toute heure, à effectuer pour vous un travail qui dépassait vos moyens, le plus souvent un travail de force. Monter des bagages, transporter un meuble, aider à un déménagement. Le nôtre attendait assis sur un banc public au coin de la rue du Bac et du boulevard Saint Germain. Je le revois très bien : un petit homme râblé qui déjà n’était plus jeune. Mais pour son nom j’hésite entre Kermadec et Kermarec, avec une préférence pour le dernier. Je me rappelle encore le jour où il nous monta sur l’épaule un lit pliant : pauvre Kermarec ! Il s’était si définitivement embrouillé dedans qu’il n’arrivait plus à en sortir.

Une autre profession disparue aussi, mais sans laisser de regrets, était celle du bagotier. Elle a tellement disparu que le mot même qui la désigne a été supprimé dans le petit Larousse ainsi que dans le Robert ; mais il subsiste dans le grand Larousse. Vous reveniez de vacances et, sur le quai de la gare, vous trouviez un fiacre. Il en existait deux modèles : le fiacre ordinaire et le fiacre à galerie qui pouvait porter les malles sur son toit. Vous partiez ; un homme qui vous avait entendu donner l’adresse vous suivait au pas gymnastique : c’était le bagotier. A l’arrivée il se présentait pour monter les bagages. Que vous habitiez au premier ou au sixième étage ne faisait pas de différence, pas plus que le temps qu’il avait mis à courir ; il comptait sur votre conscience pour lui tenir compte de son effort.

Nous avons peine aujourd’hui à croire que ces hommes aient pu gagner leur vie avec un métier aussi misérable ; il n’étonnait personne. On était dur pour les autres en 1900. Mais on était dur aussi pour soi même. Ma grand-mère est morte à 94 ans, dans une situation mieux qu’aisée, laissant une famille prospère qui comptait plus de 100 membres : elle n’avait jamais eu de feu dans sa chambre à coucher ; il y faisait froid, il ne fallait pas y faire attention.

Autres temps, autres mœurs. J’entendis un jour au restaurant une conversation entre deux jeunes « sportifs » qui se proposaient d’assister à une réunion dans un arrondissement lointain. « Comment reviendra-t-on ?- A pieds. – A pieds, protesta l’autre, penses tu ? Il y a au moins un kilomètre ! » Un kilomètre, c’est six minutes de marche tranquille. Le sport c’est les jambes des autres.

Cette déliquescence n’est pas universelle. Il y a quelques années un constructeur eut à bâtir un refuge sur l’une des faces du Mont Blanc, à quelques 3 500 mètres d’altitude, à la limite des neiges ; il se trouva confronté à un problème. D’une part, l’un des éléments était une pièce de métal pesant 70 kilos et indivisible ; d’autre part le point le plus élevé accessible par des moyens mécaniques était le terminus d’une ligne de chemin de fer, vers 2000 mètres ; il y avait plus de mille mètres à monter d’une seule traite. Un montagnard se présenta comme volontaire et fit l’ascension au milieu de l’émotion universelle. Il n’était pas bavard et à l’arrivée il jeta son sac à terre en disant seulement : M.. !

La vie en 1900 il fallait la chercher dans les rues qui étaient peuplées d’êtres sensibles et non comme aujourd’hui de boites en fer qui pourraient être des cercueils. La situation ne peut être mieux définie que par le mot prêté à Gavroche par Victor Hugo dans Les Misérables : comme il s’ennuie au logis – à vrai dire un triste logis – il s’écrie tout à coup : maintenant rentrons dans la rue. Gavroche connaît le cœur humain beaucoup mieux que nos urbanistes, esclaves des mathématiques et sourds à tout appel du bon sens.

Le marchand de mouron criait :

 Du mouron pour les petits oiseaux !

 Le marchand de cresson :

 Cresson d’fontaine, la santé du corps. Un six liards la botte !

Ce six liards était une figure de rhétorique ; le liard était une vieille pièce depuis longtemps abandonnée, qui valait le quart d’un sou. Mais le cri avait survécu.

 Un autre artisan s’annonçait :

 V’là le raccommodeur de faïence et d’por..celaine ! en marquant un temps d’arrêt après por..

Il s’installait sous une porte cochère, tirait son petit outillage de son sac et, à l’aide d’une pointe emmanchée et de fil de fer, remettait en état quelque victime de votre maladresse.

 Aviez-vous des couteaux de table inefficaces ? Il vous suffisait d’attendre :

V’là le rémouleur ! Avez-vous des ciseaux, des couteaux à repasser ?

Il se rangeait le long du trottoir avec sa grande meule de grès et donnait du fil aux couteaux. Nous ne savons plus aujourd’hui la joie que procure un couteau qui coupe. Notez bien que, lorsque le travail était terminé, le rémouleur vous remontait le paquet à l’étage.

Les comestibles avaient leurs spécialiste : c’était tantôt :

Soles à frire, à frire !

et tantôt :

J’ai du colin, du beau colin.

Notez encore le petit ramoneur qui était censé venir de Savoie. Et le marchand de robinets, et beaucoup d’autres que j’oublie. Justement j’allais oublier le rempailleur de chaises : lui aussi s’installait sous la porte cochère, juste dans le courant d’air.

 Tous ces braves gens qui facilitaient la vie quotidienne, c’était des gagne petit dont chacun travaillait pour son propre compte dans une liberté totale. Si l’on cherche à comprendre le rôle qu’ils jouaient dans le Paris de 1900, il semble possible de le caractériser par un mot : ils apportaient la fantaisie. Ne dites pas que c’est un détail. Celui qui la supprime est condamné à vivre entre des clous, et à travailler à la chaîne.

Seul le marchand de marrons a subsisté derrière sa rôtissoire immuable au cours des siècles ; mais il est déchu de son ancienne splendeur. Acheter deux sous de marrons sortant du feu, brûlants, et s’y réchauffer les doigts avant de les croquer, était une joie pour les enfants et souvent aussi pour les parents. Maintenant ils passent devant le petit éventaire, en automobile, et ne le voient même pas.

Un véhicule bizarre tiré par des chevaux remontait notre rue. Il ressemblait à une petite locomotive, avec des cuivres astiqués, des tuyauteries et des robinets : c’était celui des bains à domicile. Peu d’appartements disposaient d’une salle de bains et le chauffe-bains à gaz était une invention récente. Une compagnie fournissait l’eau chaude qui était apportée devant la grande porte par la locomotive et montée à l’étage dans des seaux. Mais seuls les délicats avaient droit à ce luxe ; tous les autres étaient clients de bains publics.

Un autre véhicule que le passant était bien obligé de remarquer était celui de la compagnie Richer, la plus connue et la plus utile des compagnies parisiennes, bien que l’objet de son activité ne puisse être décrit en termes absolument précis.

L’expression water closets est manifestement empruntée à la langue anglaise ; pour l’objet en lui-même je n’ai pas de compétence mais je suis témoin : il était en 1900 à un niveau inaccessible aux masses laborieuses, comme on dit aujourd’hui de ceux dont le plus cher désir est d’en faire le moins possible. La chasse d’eau était pratiquement inconnue. Dans le petit endroit, qui n’a point changé, la cuvette était fermée par une soupape commandée par une poignée. Au moment voulu l’intéressé tirait la poignée en versant de l’eau d’un broc ou d’un arrosoir. L’eau n’était pas perdue mais se rassemblait au sous sol dans la fosse d’aisance, poétiquement nommée ; Jules Renard dans Poil de Carotte a défini cette aisance en termes auxquels on ne peut rien ajouter.

C’est là qu’intervenait la compagnie Richer, sous la forme de longs tuyaux qui traversaient la cour et aboutissaient à la voiture restée dans la rue et portant les armes de cette compagnie. Dans une usine centrale elle en faisait de l’engrais, la poudrette, appliquant au gros ce que les Chinois faisaient depuis des milliers d’années pour le détail, avec un succès constant. Avons-nous réalisé un progrès ? Actuellement tout est perdu et nos rivières sont des cloaques. Je ne juge pas, je constate.

Avant de poursuivre je dois signaler l’un des plus grands progrès réalisés par l’époque moderne : l’emploi généralisé des sigles. Ils ont toujours existé mais leurs mérites étaient si méconnus que le mot même aurait passé pour une expression prétentieuse. Nous nous contentions de dire : une abréviation. Ainsi nous avions cinq compagnies de chemin de fer dont quatre étaient appelées par leur nom, comme l’Orléans ou le Midi ; et nous ne faisions d’exception que pour le Paris – Lyon – Méditerranée, unanimement appelé P.L.M. Quand je dis unanimement, je dépasse un peu la vérité car certains disaient seulement le Lyon : je vais à la gare de Lyon.

J’ouvre une revue qui se consacre à l’astronomie et j’y trouve, p. 40, un article intitulé : l’Europe à l’heure du soleil. Il faut croire que le soleil n’apporte pas une clarté totale car je ne comprendrai l’article que si je suis familiarisé avec le CERN, l’ESSO, le JOSO, le CESRA et l’ESMOC.

Une technique s’est fondée : quatre ou cinq personnes s’intéressent au même sujet, ou plus communément, au même détail d’un sujet. Croyez-vous qu’ils vont simplement s’écrire pour se communiquer leurs résultats ? C’était bon au temps de Descartes, de Ferment, de Newton. Ils forment un groupe d’études qui dépose dès le premier jour une demande de crédits et se munit, dès le second, d’un président et d’un secrétaire. Ils décident d’un titre et c’est ainsi que vous pouvez recevoir la carte de visite de votre collègue A., président du C.I.E.D.O., Groupe International d’Etude des Détails Oiseux. Nous nous moquions autrefois de ces armées exotiques qui comptaient autant de généraux que d’hommes de troupe ; avec notre armée d’un autre genre, nous faisons mieux.

Passons aux moyens de transport : les omnibus, les tramways, les fiacres. Ceux-ci étant une concession aux ploutocrates, nous parlerons d’abord des omnibus : ils ne portaient pas un numéro comme aujourd’hui mais avaient un nom véritable qui leur assurait une personnalité en indiquant leur point de départ et celui d’arrivée. Si vous aviez un peu le plan de Paris en tête, vous saviez où il pouvait passer.

Je ne sais pour quelle raison, le roi des omnibus était pour moi, Batignolles – Clichy – Odéon. Je ne me souviens plus s’il était attelé de deux chevaux ou de trois ; je penche vers trois : de belles bêtes, bien nourries, au poil luisant. Il est facile de connaître, exprimée en langage moderne, la puissance du moteur : par définition, deux ou trois chevaux. Actuellement l’autobus, qui n’est pas beaucoup plus gros, consomme trente fois plus et vous auriez bien tort d’en conclure qu’il trotte trente fois plus vite. Les voitures partaient de l’Odéon et arrivaient je ne sais où, aux Batignolles évidemment. Mais où était-ce, les Batignolles ? On ne se posait pas la question.

L’Odéon était le centre intellectuel, qui gouvernait Paris, sinon la France. Le rez de chaussée du théâtre était aménagé en galerie d’exposition et la maison Flammarion y vendait tous les livres : ceux des autres comme les siens. Quand on avait une idée en tête, on allait chercher à l’Odéon où l’on pouvait consulter et feuilleter. En cas de difficulté, on allait consulter M. Georges, que l’on était sûr de trouver toujours assis à la même place, sur la même chaise et dans le même courant d’air, hiver comme été. La mémoire de M. Georges était sans défaut et il savait tout ce que l’on peut savoir sur les livres : le titre, le nom de l’auteur, l’éditeur, la date de parution, au besoin les impressions. Sous l’Odéon régnait la confiance. Il aurait été facile de voler, parmi les milliers d’ouvrages exposés, mais on ne volait pas.

A cent mètres de son terminus Batignolles-Clichy-Odéon passait devant le restaurant Foyot, au coin de la rue de l’Odéon et de la rue de Vaugirard. Etablissement glorieux entre tous, fréquenté par les sénateurs tout proches. Le sénateur était dans l’Etat un grand personnage, sans aucune comparaison avec celui d’aujourd’hui, un miteux qu’il est question de supprimer.

Foyot donc abreuvait les sénateurs, et avec eux bien d’autres notoriétés françaises et étrangères. Et, pour ce faire, il mettait en avant-garde une cave amoureusement composée. Quand il dut cesser son commerce – nous dirions mieux, son sacerdoce – la vente de la cave fut un évènement national, sinon international : tous les grands restaurants déléguèrent un connaisseur pour s’assurer la propriété de quelques bouteilles des incomparables nectars. Le culte des bons vins a toujours été familier aux Français. Les journaux ont raconté, il y a bien des années, que le colonel d’un régiment de l’Etat faisait présenter les armes à sa troupe quand, au cours d’une marche, elle passait devant un certain vignoble célèbre, sauf erreur le Romanée – Conti.

Un autre omnibus se faisait remarquer par une singularité : Panthéon – place Courcelles : car il n’existait pas de place Courcelles. Elle avait été débaptisée depuis longtemps et était devenue place Pereire. Qui était Pereire ? Une grande puissance financière qui joua un rôle de premier plan dans l’industrialisation de la France au moment où ses hommes politiques ne croyaient pas aux chemins de fer et soutenaient que nous ne trouverions jamais assez de fer pour les rails. Pereire, ou plutôt les Pereire, avaient bien droit à une place, et par suite à un omnibus ; mais le nom était déjà inscrit sur une planche qui ceinturait la voiture et qu’il aurait fallu repeindre ; et si le vent était à l’économie …

Economie, voilà un mot malsonnant ! C’est sous la magistrature de Thiers, peut être de Grévy, en tout cas un siècle avant nous, que le budget de l’Etat atteignit le milliard ; les compétences hochèrent la tête et dirent : c’est beaucoup ! Aujourd’hui nos consuls nous annoncent un budget de 500 milliards, soit trois cent fois le chiffre qui avait inquiété Thiers. Vraiment il se faisait du souci pour peu de chose !

Une ligne déjà très fréquentée et qui n’a cessé de croître en importance était Montrouge – Gare de l’Est qui traverse au Châtelet le cœur de Paris en enjambant la Seine au pont Saint Michel. Son fonctionnement fut interrompu un jour pendant un quart de minute par un phénomène météorologique fort rare, une trombe. Non pas ce que la littérature appelle une trombe d’eau, par une assimilation impropre, mais une trombe véritable, tourbillon destructeur. A la tour Saint Jacques toute voisine le baromètre tomba en une seconde de deux centimètres et un kiosque à journaux de la place Saint Michel fut réduit en miettes dont les poissons purent faire profit. Quant aux passants, ceux qui ne se mirent pas de bon gré à plat ventre le firent de force, et l’omnibus les imita.

Le pneumatique étant inconnu, les voitures roulaient sur de bonnes vieilles roues de bois cerclées de fer et quand la chaussée était pavée, ils s’annonçaient de loin. C’était un des bruits de la ville et personne n’y faisait attention. Ils se suivaient à intervalles réguliers, de quart d’heure en quart d’heure, ou par demi-heures, et il fallait attendre. A cet égard le parisien était beaucoup plus tolérant qu’aujourd’hui et l’idée de voir les gens se bousculer dans un couloir pour gagner cinq secondes lui aurait paru horrible, comme celle de voir des enfants se précipiter pour devancer les personnes âgées.

Dirai-je le souvenir ému que je garde de l’omnibus Montmartre – place Saint Jacques ? Je le prenais en tant que touriste. Mais pour en faire comprendre le charme, il faut d’abord décrire l’anatomie de l‘omnibus : il comprenait un étage aménagé, l’impériale. Pourquoi l’impériale ? D’après les grammairiens ce mot apparut 1648 et on ne voit pas à quel empire il se rapporte. Un deuxième mot est mieux défini : l’impériale est une petite barbiche semblable à celle que portait Napoléon III, et on conviendra qu’il est plus élégant d’arborer une impériale qu’une barbiche.

L’impériale était accessible par un petit escalier en fer passablement raide et comportait deux longs bancs adossés l’un à l’autre dans le sens de la longueur, d’où le voyageur avait sur la rue une vue plongeante. Il pouvait penser qu’il était au balcon et que Paris défilait devant lui. J’ai dit qu’il était là en touriste : disons mieux encore, en badaud. Une ville n’est habitable que si la bonne moitié des passants est formée de badauds.

Mon omnibus était plus petit que les autres et son escalier plus raide. Il se réduisait à des marches de fer, scellées l’une au dessus de l’autre le long d’une paroi verticale pas plus large que la main et les dames le fuyaient en raison de sa transparence qui les exposait à laisser voir leurs jambes si elles montaient, ce qui était en 1900 rigoureusement exclu.

Je prenais volontiers l’impériale en été, quand la nuit tombait et préparait la ville au sommeil. Au balcon que j’occupais, on assistait à mille scènes familières que l’on avait le temps de suivre avec ses propres yeux et on faisait l’apprentissage de l’homme.

Qui nous rendra ces soirées apaisantes ? Le monde entier les a bannies et voici ce que nous pouvons lire dans les confessions d’un journaliste qui a vécu trois ans à Brasilia : « ici c’est une angoisse permanente. Il n’y a pas de vie dans les rues ; personne ne se promène jamais ; le soir il n’y a rien à faire. Je ne sais quand je pourrai m’échapper d’ici. »

Qui prenait l’omnibus ? Sans doute surtout la bourgeoisie petite et moyenne. Le petit employé et le travailleur manuel allaient plus souvent à pieds ; en l’absence de grandes usines ils trouvaient un domicile à proximité de leur lieu de travail.

Sur la Seine nous avions les délicieux petits bateaux mouches qui descendaient jusqu’à Suresnes et étaient pris d’assaut le dimanche. Ils portaient des noms et je me souviens que certains s’appelaient les Hirondelles. Ils accostaient des pontons amarrés sur les deux rives, alternativement droite et gauche ; ce mode de transport plaisait aux enfants dont il faisait travailler l’imagination. Voici le cuirassé qui s’avance, dessinant une courbe sur le fleuve ; sur la passerelle l’amiral en tenue de combat auquel il est interdit d’adresser la parole : n’est-il pas le maître à bord, après Dieu ? Il donne ses ordres par haut parleur aux chauffeurs en bas dans la cale, tout en tournant une grande roue de bois luisant. Le navire approche ; machine arrière ; l’eau bouillonne autour de la coque ; il accoste, si légèrement que les passagers ne sentent pas de secousse. C’est un moment impressionnant, car il pourrait bien arriver que le ponton soit coupé en deux. Le navire est immobilisé par des câbles gros comme le bras. A l’abordage ! L’échange des passagers se fait dans le tumulte. Puis les mêmes manœuvres se font en sens inverse et le paquebot repart ; il reviendra le soir à l’heure des tartines de confiture.

Pour les moins imaginatifs, ces traversées étaient encore agréables et reposantes. Dès que le bateau avait dépassé le viaduc du Point du jour, il aurait pu se croire sur le Missouri ; les îles étaient comme inhabitées et le regard ne rencontrait que verdure ; les méandres du fleuve changeaient sans cesse l’horizon. Il ne manquait pas autour de Saint Cloud de guinguettes accueillantes : les unes pour familles, les autres pas. Lisez le roman de Gaboriau, L’affaire Lerouge, ou encore Eugène Sue, ou Ponson du Terrail.

En renonçant aux bateaux mouches, Paris a beaucoup perdu ; il est question d’y revenir et un projet, dit-on, est à l’étude ; il a donc les plus grandes chances de ne pas aboutir. Voici un extrait d’un article paru récemment à ce sujet sous la signature de Geneviève Schweitzer, accompagné du regret de ne pouvoir le citer en entier : Pendant des siècles le coche d’eau fut pour les parisiens le transport en commun privilégié. C’est au milieu du XVII ème siècle que les habitants de la capitale ont commencé à voyager régulièrement sur la Seine. D’abord du pont Royal au pont de Sèvres, puis jusqu’à Charenton. Plus tard l’engouement pour le bateau devint tel qu’en 1900, année de l’exposition, quarante deux millions de voyageurs sont transportés. Mais le chiffre chute brutalement à douze millions en 1910 – le métro était né, la voiture avait conquis Paris – pour tomber à cinq en 1923 : c’était la fin.

Les bateaux mouches travaillaient d’une autre manière encore à l’embellissement moral de Paris. Un excellent point d’observation était le square du Vert Galant, à l’extrémité de l’île de la Cité. De là on s’amusait de la Seine, parcourue du matin au soir par des embarcations de toute sorte dont la variété et la fantaisie formaient un dessin animé. Nous nous souvenons encore du toueur : c’était une sorte de chaland sans hélice ni roue qui se hâlait sur une chaîne longue de plusieurs kilomètres posée sur le fond au fil de l’eau ; il mugissait sans cesse pour annoncer son arrivée : il fallait bien que les concurrents se dérangent pour lui, car il aurait été incapable de modifier d’un mètre son itinéraire.

Parmi les aimables souvenirs du passé, aujourd’hui disparus ou devenus méconnaissables, il convient de citer la ligne de chemin de fer de Sceaux : c’était celle des amoureux qui menait en particulier au célèbre parc d’attractions de Robinson, où l’on pouvait boire de la bière dans un arbre. Il était assez populaire pour que son nom fût donné à l’une des stations : Sceaux – Robinson, bien qu’il y eût fort loin l’un de l’autre.

Pourquoi décrire la ligne de Sceaux ? Il est si facile d’aller la voir : il suffit de se rendre à Pithiviers, à 10 kilomètres de Paris, en remontant l’Essonne. Un aimable groupe, dont l’initiative mérite des éloges, a ressuscité un petit chemin de fer d’autrefois, avec une vraie petite locomotive qui est un gros joujou exhalant un parfum d’innocence, tandis que les vieilles voitures sont ouvertes au vent. Vous prenez place, la locomotive s’ébranle en rugissant comme une grande personne et entre en compétition avec les autos qui circulent sur la route voisine ; aucune barrière ne vous en sépare et vous roulez au milieu des champs comme Attila. Après quelques kilomètres trop vite parcourus, le train fait demi tour et vous ramène au terminus, qui vous offre un amusant petit musée. N’oubliez pas avant de partir d’aller remercier la petite locomotive qui, pour vous distraire, a su renoncer au repos. Si vous êtes enfant, vous êtes ravi ; si vous êtes grand père, vous avez eu une bonne journée de détente. Tous les passagers sont disposés à rire dans le petit train de Pithiviers.

Au terminus de la ligne de Sceaux était la place Denfert, au lion de Belfort. De nos jours, au terminus, une voie s’achève en ligne droite : le train s’arrête  et repart en sens inverse. Ici la voie était circulaire pour le plus grand plaisir des spectateurs ; le train arrivant entrait dans le cercle, s’enroulait en le suivant, et ressortait par où il était entré, en se mordant la queue : c’était passionnant. De plus un défaut d’attelage faisait que, au départ, chaque voiture était un peu en retard sur la précédente : il en résultait une secousse qui, pour les voitures de queue, était brutale et achevait de nous mettre en joie. La ligne entrait aussi au bois de Verrières, alors sauvage ; les gens du pays disaient y avoir rencontré des chevreuils ; je n’ai jamais eu cette chance !

Comment se chauffait-on à Paris en 1900 ? Évidemment pas tous de la même manière : en général, dans la classe bourgeoise, au bois. Il venait souvent du Morvan, au fil de l’eau, par flottage : méthode économique qui est encore pratiquée au Canada sur une bien plus grande échelle. Là on flotte des troncs entiers, chez nous des bûches. Pour aider, un barrage avait été établi et avait formé le lac des Settons, aujourd’hui lieu d’excursions. Le bois coupé était déposé en tas tout au bord de la rivière et, les vannes étant ouvertes, le flot l’entraînait dans la Cure, puis dans l’Yonne : il était repêché dans la Seine en amont de Paris.

Le feu de bois a été maintes fois célébré, par Anatole France racontant Le crime de Sylvestre Bonnard, ou par Dickens dans Le grillon du foyer : il faisait partie de la douceur de vivre et c’est lui qui a enfanté la charmante locution : le coin du feu. Auriez vous jamais envie de dire : le coin du radiateur ? Le feu  mettait en jeu la pincette, la pelle et le ramoneur noir et poétique ; l’entretenir favorisait la réflexion philosophique, surtout si l’opération se faisait sous la présidence d’une bonne pipe. C’était la lutte entre l’esprit du bien qui cherchait à entretenir le feu et l’esprit du mal qui voulait l’éteindre. L’expérience faisait découvrir des ruses qui prenaient l’adversaire au dépourvu ; et d’autres qui économisaient le bois. Les Hollandais ont un concours qui permet de couronner le fumeur qui aura fait durer sa pipe le plus longtemps ; pourquoi pas un concours de bûches ?

Mais il faut bien le dire, le bois chauffait mal. Nous avions froid en hiver, ou plus exactement c’est ce que le thermomètre nous aurait dit ; la chaleur fuyait par la cheminée qui, de temps en temps, prenait feu, lorsqu’elle n’avait pas été ramonée à temps. La compagnie d’assurance était à cet égard impitoyable. C’était très joli, un feu de cheminée, une sorte de feu d’artifice économique : le tuyau vomissait un immense panache de fumée noire parsemé de brillantes étincelles semblables à des étoiles filantes

Un système déjà plus perfectionné était celui des bouches de chaleur : un foyer général logé dans la cave chauffait l’air qui montait de lui-même aux étages par des poteries et sortait dans les pièces d’habitation par des bouches, presque au niveau du plancher. Sont-elles aujourd’hui interdites, ou est-il devenu impossible de trouver un chauffeur ? En tout cas elles paraissent abandonnées.

Disons un mot des ascenseurs : là aussi ma génération a assisté à une évolution rapide. Pour une fois je lui donnerai une bonne note afin de montrer que je n’ai pas de malice.

Pour comprendre la situation il faut se rappeler que le moteur électrique était tout jeune et fort éloigné de la perfection qu’il a atteinte : le collecteur Gramme qui en était l’élément essentiel avait été présenté à l’académie des Sciences en 1871. Actuellement il n’est guère de ménage qui ne possède au moins un moteur, mais à ce moment on n’y pensait guère et la seule force motrice qui parût digne de confiance était celle de l’eau. Un puits vertical était creusé dans le sol, aussi profond que l’immeuble était haut, sous la cage de l’escalier ; il recevait un cylindre de fonte dans lequel était admise l’eau de la ville où plongeait un piston de la même longueur, surmonté par la cabine : la pression de l’eau la faisait monter.

J’ai pu assister avec compassion à l’agonie d’un ascenseur de ce type, dans un immeuble cossu de la rue de Varennes ; il était le dernier de sa famille et s’est éteint vers 1950. Au départ il était magnifique d’énergie et semblait capable d’escalader le ciel ; mais au second étage il demandait à réfléchir ; au quatrième on l’aurait volontiers poussé ; il rassemblait ses dernières forces et la prudence commandait d’en sortir.

Comment s’éclairait-on à Paris ? La façade de bien des maisons qui ne sont pas nécessairement les plus anciennes porte encore une plaque émaillée bleue sur laquelle le passant peut lire : eau et gaz à tous les étages. Vers 1900, cette plaque définissait encore le niveau social de l’immeuble, mais non sans quelque hypocrisie. Souvent l’eau atteignait bien réellement l’étage, mais en un point seulement, sur le palier ou dans un minuscule réduit appelé le plomb qui servait à l’évacuation des eaux usées, comme dit pudiquement le dictionnaire. Usées par quoi ? Elles n’avaient jamais servi.

L’escalier était éclairé par un bec papillon ; c’était un terme technique qui n’avait aucune aspiration poétique ; simplement le gaz sortait par une petite fente creusée dans un ajustage de stéatite et la flamme s’étalait un peu comme une aile. On ne voyait pas de nécessité à faire mieux. Comme partout pas de dépenses somptuaires : le concierge allumait les becs le soir et ils brûlaient jusqu’au matin. Dans l’appartement nous avions la lampe à huile, posée au milieu de la grande table avec la famille tout autour. L’expression lampe à huile éveille le souvenir de la préhistoire et nous avons vu récemment un groupe de vignerons bordelais décider de fabriquer leur vin « comme au temps de la lampe à huile ». Plût au ciel !

La lampe inventée par Carcel en 1800 avait constitué un grand progrès, tel que l’unité de puissance lumineuse avait été nommée le carcel, par décision internationale. Un mécanisme commandé par un ressort faisait monter l’huile jusqu’à la mèche et devait être remonté tous les jours ; il émettait à la fin de l’opération un gentil petit glouglou. Le verre de la lampe supportait un abat jour de carton léger, blanc à l’intérieur, qui abattait réellement la lumière au lieu que les types modernes la dévorent. A l’intérieur il arrivait souvent qu’une mouche, «  musca domestica », vole éperdument pendant des heures en se cognant stupidement au carton ; à l’extérieur l’abat-jour était nécessairement vert.

Si la famille était nombreuse une seule lampe ne suffisait pas et il en fallait une famille aussi. Son entretien était confié à la bonne à tout faire et ce n’était pas une mince besogne, à tel point que l’heure à laquelle les lampes étaient faites marquait dans la journée. Il fallait couper les mèches à la bonne hauteur, bien régulièrement sans quoi la lampe filait et remplissait l’atmosphère de flocons noirs, essuyer le verre, faire le plein d’huile. Et surtout astiquer le corps de cuivre jaune qui devait briller comme un miroir : aucune ménagère n’aurait toléré le moindre voile. Répétée chaque jour pendant des dizaines d’années cette opération conduisait à des merveilles.

Ma génération a assisté à l’agonie de la chandelle qui était bien des fois séculaire – quand vous serez bien vieille le soir à la chandelle …-. Elle n’était déjà plus employée que pour ses qualités de corps onctueux : les militaires s’en oignaient les pieds, avant les grandes marches, pour éviter les ampoules. La chandelle avait de grands défauts : d’abord elle graissait tout ce qu’elle touchait, surtout en été. De plus elle coulait à la chaleur de la flamme, en donnant des stalactites peu esthétiques qui en faisaient perdre beaucoup. Aidé de Gay- Lussac le chimiste Chevreul avait trouvé un remède à ces deux maux en décrivant, dans un brevet du 6 janvier 1825, la bougie stéarique, fabriquée d’abord au voisinage de la barrière de l’Etoile et connue dans le commerce sous le nom de bougie de l’Etoile.

Les dîners de famille se faisaient aux bougies : une dizaine plantée dans des candélabres de cuivre brillant. La lumière était douce, sans ombres tranchées, et les dix flammes oscillaient sans cesse comme si elles avaient été vivantes. Flamme et vie sont synonymes.

 Le gaz était fourni sous le nom de gaz d’éclairage, mais il éclairait peu. Un inventeur qui savait le latin avait imaginé la lampe au charbon blanc, ou albo-carbon ; avant d’arriver au brûleur, le gaz traversait une boite métallique plate pleine de boules de naphtaline doucement chauffée par la flamme ; il s’y chargeait de vapeurs qui donnaient un éclat bien supérieur ; cette lampe fonctionnait parfaitement mais son usage ne s’est pas répandu.

Ma génération a assisté à la naissance, la gloire et la mort du manchon Auer ; le tout en quelques dizaines d’années. Auer von Welsbach était un chimiste autrichien, né à Vienne en 1858, qui s’était intéressé aux terres rares et avait réussi à les rendre communes. Notre planète renferme dans son noyau central un grand nombre de métaux dont quelques uns sont en abondance : fer, aluminium, zinc, cuivre, plomb. D’autres sont plus réservés : mercure, étain. Enfin certains sont rares et ne se trouvent dans les roches qu’en quelques points où des prospecteurs les ont dénichés ; les laboratoires n’en possèdent que quelques grammes et ils sont entourés d’un certains mystère. Le chimiste français Georges Urbain avait entendu dire que l’un de ces éléments avait été trouvé dans la mine de Huanchaca et il avait cherché désespérément où se trouvait cette mine, jusqu’au jour où un hasard lui fit découvrir qu’elle avait un bureau en plein Paris : il ne se fait pas beaucoup de publicité autour du samarium, du dysprosium ou de l’ytiorbium.

Auer von Welsbach était l’un des rares maniaques qui s’intéressaient vers 1900 au thorium et au cesium. Le premier avait été identifié en 1818 par le suédois Berzélius et baptisé en hommage à Thor, le dieu du tonnerre. Le second, plus vieux de quelques années, se réclamait de Cérès, reine des moissons, mais n’avait rien à voir avec les épis dorés. Il s’est rendu utile par une autre vertu : entrer dans la composition du ferrocérium, pierre à briquet ou pierre Auer.

Le manchon Auer, né en 1885, était un petit cylindre d’un tissu très léger, imbibé d’une préparation de thorium et de cérium, puis recouvert d’une couche très mince de nitrocellulose qui le rendait maniable ; pour le mettre en état, on le suspendait au dessus d’un brûleur à gaz spécial et on y mettait le feu ; la nitrocellulose brûlait et il restait un squelette ténu d’oxydes qui répandait une brillante lumière.

Le progrès était tel que le manchon Auer avait franchi tous les obstacles. Il avait tout contre lui, son étrangeté, sa nouveauté, sa fragilité, la rareté du thorium. Un hasard m’a permis de découvrir un jour, en cherchant tout autre chose, un rapport présenté à son sujet par de hautes autorités à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, qui ne contestait pas l’originalité de la découverte d’Auer, mais ajoutait aussitôt que toute application pratique était exclue. Comme encouragement c’était tiède ; et ce rapport devait être affiché dans tous les bureaux occupés par des Pancrates. Il n’est nullement exagéré de dire que, vers 1900, le manchon Auer éclairait le monde entier. Le gaz n’était même pas nécessaire et certains modèles fonctionnaient au pétrole. Il a été tué par l’électricité.

Les sociétés françaises en mesure de fournir de l’électricité étaient nombreuses, sans doute plusieurs centaines ; chacune était maîtresse chez elles et choisissait le genre de courant qui lui convenait le mieux. Rien qu’à Paris on voyait coexister le courant continu, le monophasé, le diphasé, sous divers voltages et c’était une tour de Babel. Les petits revendeurs d’appareillage devaient avoir leur marchandise en triple ; le moteur ou la lampe qui convenaient aux numéros pairs de la rue étaient inutilisables du côté impair. Les inconvénients d’une pareille situation anarchique n’ont jamais été aussi évidents en aucun pays que lors d’un incendie qui eut lieu à Bruxelles, à l’époque où la ville était divisée en quartiers que les municipalités voulaient tout à fait indépendantes. Pour l’éteindre le concours de tous les pompiers de la ville aurait été nécessaire : il ne put pas être obtenu parce que les tuyaux d’une commune ne s’adaptaient pas aux prises d’eau de la voisine.

Et l’éclairage public ? Nous n’apprendrons rien à personne en rappelant que nous vivons aujourd’hui le siècle de l’électricité. Mais comme ce siècle a duré bien plus de cent ans, un autre langage est préférable et nous ne saurions mieux faire qu’en empruntant celui de la géologie qui parle de périodes. La période primaire est celle du bâton de résine frotté avec une peau de chat : elle a sombré dans l’oubli. La période secondaire est celle de la pile Volta : le nom seul de l’instrument a survécu et nous connaissons tous la pile miracle qui parle anglais et ne s’use que si l’on s’en sert. La période tertiaire est celle de la pile de Bunsen ; le quaternaire commence avec Ampère et l’action électromagnétique ; les temps modernes ont vu naître le gigantisme et les groupes de 600 000 kilowatts de nos centrales.

Pour le bourgeois parisien l’histoire commençait au quaternaire ; il avait déjà connu l’éclairage des rues au gaz, avec le bec Papillon dont il a déjà été parlé. Tout au long des rues, au bord du trottoir régulièrement espacés, se dressaient les réverbères, colonnes de fonte reposant sur un socle tronçonique, hauts de plus de trois mètres et surmontés d’une lanterne. Une profession justement honorée était celle d’allumeur de réverbères. Tous les soirs quand le jour tombait, on le voyait passer le long des rues, tenant à la main une longue perche au bout de laquelle brillait une petite flamme ; ses gestes étaient rapides et précis ; il s’approchait de chaque bec, ouvrait le vitrage de protection et le robinet. Au matin il refaisait sa tournée en sens inverse. La ville devait avoir une petite armée d’allumeurs pour que toutes les rues soient éclairées en même temps et ils étaient très considérés. Ils étaient en contact avec la population car rien ne les empêchait, leur tournée une fois faite, d’échanger leurs impressions avec M. Pipelet.

Les réverbères aussi savaient se rendre utiles : d’abord en accrochant les ivrognes qui erraient sans soutien ; puis en cas de troubles, d’une autre manière fort bien définie par la chanson révolutionnaire :

Ah, ça ira, ça ira, ça ira

Tous les bourgeois à la lanterne !

Ah, ça ira, ça ira, ça ira

Tous les bourgeois on les pendra !     (7)

A Paris l’apparition de l’ampoule (appelée lampe à incandescence, par opposition à la lampe à arc) ne causa pas grand émoi. Mais, dans les campagnes, la surprise fut totale : j’assistai un jour à une scène dont le souvenir m’égaie encore. L’électricité venait d’être installée dans une ferme écartée et le courant devait nous être donné à onze heures ; nous l’attendions, anxieux, en compagnie d’un paysan fort éloigné d’être bachelier. A onze heures, rien ! Onze heures dix, rien. Nous commencions à être inquiets mais le vieux nous rassura : il faut bien, nous dit-il, donner à l’électricité le temps d’arriver ; elle vient de loin ! Cette simplicité nous amusa ; mais qui fut quinaud ? Au quart, les lampes s’allumèrent : l’électricité avait mis un quart d’heure pour franchir quatre kilomètres. (8)

Les parisiens sont-ils satisfaits de leur éclairage public ? Personne ne peut le dire. Ils ne descendent pas dans la rue pour protester et c’est à l’heure actuelle un symptôme indiscutablement favorable. Mais une publication récente de la grande presse nous apprend qu’il est question de changer 18 000 foyers lumineux sur un total de 89 000. La méthode en usage pour ces changements a été exactement décrite par Pagnol dans Topaze, et le lecteur est prié de s’y reporter. Je peux garantir l’exactitude du récit, ayant vu moi-même déplacer un candélabre sans raison apparente ; je veux dire apparente pour moi, qui habite en face.

    Les parisiens se distrayaient, les bourgeois .. et le peuple de même   La bourgeoisie moyenne ou haute avait ses salons. N’ayant jamais eu accès aux altitudes, je ne peux apporter pour la haute que des témoignages indirects. Mais elle a été parfaitement décrite par d’autres mieux placés que moi : les tendances extrêmes étant représentées d’un côté par Paul Bourget et de l’autre par Labiche, avec Emile Augier comme terme moyen.

Les Dames avaient leurs jours, auquel elles recevaient leurs amies, et bien entendu leurs ennemies aussi. Ils s’annonçaient par un branle-bas dans la maison. Dans le salon les meubles, soigneusement protégés les autres jours par des housses, étaient déshabillés, repolis et alignés. Il n’y avait pas un centimètre qui ne fut rendu irréprochable. L’ennemi allait venir et quelle aurait été la joie de Mélanie si elle avait pu dire à son mari en rentrant à la maison : tu sais, nous sommes allées voir Amélie à son jour ; tu ne le croiras jamais, j’ai vu une miette de pain derrière le piano.

De quoi parlaient ces Dames ? Une obligation limitait le choix des sujets et aussi le ton à adopter. Il fallait être comme il faut, sans défaillance. Cela voulait dire : n’émettre aucune opinion qui ne fut pas conforme au credo du Milieu : respecter les puissances, armée, magistrature, haute finance, clergé. Il ne fallait risquer aucune opinion personnelle, ni élever la voix, ni essayer de se mettre en avant autrement qu’en souscrivant aux bonnes œuvres. Il se produisait parfois des accrochages : dans une ville de l’Est une pauvre femme qui ne pouvait pas trouver de travail et dont les enfants avaient faim, vola un pain à la boulangerie. Sur la plainte du propriétaire elle fut poursuivie : le président du tribunal l’acquitta, je ne me souviens plus s’il s’appelait Magnard ou Magnaud. Ce jugement inhabituel et contraire à la règle du Comme il faut fut commenté sans bienveillance dans les salons : la mère devait laisser ses petits s’étioler, elle ne devait pas voler.

Le président fut loué par beaucoup, blâmé par d’autres ; de toutes manières il exerça une grande influence en ce sens qu’il amena à réfléchir des gens qui n’en avaient pas eu l’occasion ; il fit bien plus pour la classe des humbles que les discours les plus éloquents, je m’en souviens encore après 80 ans. Mais les salons furent inflexibles : il faut dire à leur décharge que le sort des travailleurs manuels ne préoccupait pas beaucoup la classe dirigeante. La marche des idées est lente et un demi siècle ne s’était pas écoulé depuis que l’on avait entendu un grand homme d’état déclarer, sans soulever aucune émotion, que ceux qui étaient nés pauvres devaient mourir pauvres et ne rien demander de plus.

 Avec toutes ces restrictions aux conversations, que restait-il pour animer les Jours ? Les arts, la musique, les spectacles. Il fallait être au courant et pleurer la mort de la Malibran. Toutes les jeunes filles s’efforçaient de jouer du piano et la première question, si un déménagement devenait nécessaire était : où mettrons nous le piano ? Ne soyons pas trop méprisants car, de nos jours, on se demande : où allons-nous mettre l’auto ?

Pour la littérature, les salons disposaient de deux guides sûrs : tout en haut, à un niveau inaccessible, la Revue des deux Mondes ; à un rang nettement inférieur, les Annales politiques et littéraires, dont le critique, Francisque Sarcey, était redouté : il ne goûtait guère que le classique et, pour employer une expression moderne, il n’avait pas pu encaisser Ibsen, les Maisons de poupée le mettaient hors de lui. Sa méfiance vis-à-vis de la nouveauté allait un peu loin et la bicyclette était pour lui un jouet sans avenir. Mais il faut reconnaître qu’il n’aurait jamais signé l’un de ces articles de publicité ou de complaisance qui déshonorent de nos jours les feuilles consacrées à la littérature. Il n’avait pas tous les jours un génie à mettre sous le projecteur et une bulle de savon à gonfler. S’il revenait au monde bien des lecteurs trouveraient avantage à l’écouter.

Et les fêtes populaires ! Celles  du 14 juillet ont aujourd’hui bien changé. Jadis la jeunesse en célébrait dans la liesse deux autres : le mardi gras et la mi-carême ; il n’en reste que le souvenir ; elles n’ont plus rien de comparable à ce qu’elles ont été, pour les jeunes du moins.

Elles n’avaient aucune prétention intellectuelle et n’en sentaient pas le besoin ; le programme était de s’amuser et chacun était maître des moyens à employer. Beaucoup de tout petits portaient des masques, plus rarement un costume complet de carnaval ; les moins ambitieux, un nez de carton. Ces déguisements suffisaient à les mettre en joie, surtout s’ils se rencontraient au hasard, au coin d’une rue. Ce fut pendant plusieurs années le rôle des confettis et des serpentins d’entretenir la bonne humeur générale. Il est presque inexplicable que des procédés aussi primitifs aient pu obtenir un effet aussi plaisant ; on peut y voir un témoignage du bon équilibre moral de 1900. Quand l’homme est dans son état normal, il cherche à s’amuser et y parvient sans difficulté, simplement en se laissant glisser vers ses penchants naturels dont le plus essentiel est de redevenir enfant et de faire du bruit. Pour arriver à s’amuser, il suffit de le désirer ; le reste va tout seul.

Les confettis étaient de petites rondelles de papier multicolore, de la grosseur d’un petit pois, que nous achetions dans de grands sacs de papier. Le terme était d’origine italienne et était entré en France par Nice, mais nous disions un confetti, des confetti. Le jeu consistait à en prendre une pincée, dans les grandes circonstances une poignée, et à la jeter à la figure du premier venu, les garçons visant surtout les filles et inversement ; la victime et son tourmenteur riaient autant l’un que l’autre. Le serpentin était un interminable ruban de papier, multicolore aussi, enroulé en spirale, dont les arbres étaient les destinataires. Convenablement lancée, la spirale se déroulait en s’accrochant aux branches et c’était à qui lancerait la sienne le plus haut. Toute brutalité était exclue d’un commun accord, mais, à vrai dire, pas toute soif. De nombreux cafés restaient ouverts et louaient un orchestre qui donnait à danser. Que fallait-il de plus ?

Le beau temps ne dure pas toujours et les lendemains étaient moins plaisants, pour les employés municipaux au moins : la quantité de confetti projetée était telle que les trottoirs en restaient couverts et qu’il fallait laver à grande eau. On devait décrocher les serpentins qui, s’il venait à pleuvoir, offraient un spectacle lamentable : pour les enlever une armée de singes aurait été nécessaire. Mais qui pouvait le regretter ? On s’était bien amusé la veille ; il n’y a pas de roses sans épines.

L’historien consciencieux ne peut passer sous silence un petit évènement qui amusa un instant les parisiens : trois péniches avaient été amarrées le long d’un quai : Amour, Délices et Orgues, rappelant une singularité de la grammaire française. Délices offrait d’excellente cuisine ? Orgues une musique choisie. Pour ce qui est d’Amour, il suffira de dire que la péniche était discrète, louée à la nuit et que les clients ne soignaient pas leur publicité.

 Oserons-nous rapprocher des fêtes la grande inondation de 1910 ? Elle ne fut une fête pour personne et causa des pertes matérielles incalculables. Elle fut aussi extrêmement spectaculaire et l’historien consciencieux que nous venons de rencontrer ne doit pas l’oublier. Les petites crues de la Seine sont fréquentes et seuls les mariniers y font attention ; mais celle de 1910 était d’un tout autre ordre, car la Seine atteignit un niveau qui n’avait été dépassé que deux fois, en 1740 et en 1658. Elle monta de sept mètres. Fait curieux : parmi les quartiers qui en souffrirent le moins figure l’Ile Saint Louis, juste au milieu de l’eau.

C’est dans cette occasion que le zouave du pont de l’Alma se couvrit de gloire ; à mesure que le flot montait, son anatomie était de plus en plus immergée ; l’échelle officielle était au pont de la Tournelle, mais qui s’en souciait ? L’échelle, c’était le zouave. Tant qu’il en eut à la cheville personne ne s’émut ; à la taille, on s’inquiéta. Heureusement, si ma mémoire est fidèle, l’eau n’arriva jamais à la bouche et il ne fut pas noyé.

La plupart des ponts le furent ; ou plus exactement le pont lui-même surnageait mais était devenu inaccessible : par exemple le pont Royal auquel conduit la rue du Bac. Nous habitions cette rue qui n’avait jamais aussi bien mérité son nom car pour traverser l’onde un bac aurait été des plus utile. Nous constations, sans trop d’émotion, que le flot montait, mais un jour nous n’eûmes plus ni eau, ni gaz, ni électricité et il fallut capituler, le flot ayant envahi la chaussée. Un escalier descendait à la cave : deux marches seulement étaient hors de l’eau. Le pont Saint Michel resta accessible ; mais celui qui y descendait en venant de Montrouge assistait à un spectacle curieux : pour voir les bateaux il devait regarder en l’air, le flot montant jusqu’au parapet. De longues files de barriques passaient au fil de l’eau ; la crue avait été si forte et si rapide que leurs propriétaires avaient dû les abandonner à leur sort. Plus bas, vers Suresnes, des sauveteurs bénévoles les repêchaient en soulevant un grave problème : à qui appartenait la barrique rescapée ?

Le comique ne perdant jamais ses droits, des cartes postales circulaient dont l’une montrait, au milieu d’un immense lac, sur une pancarte : terrain insubmersible. Sur une autre, un bateau lavoir affichait : service interrompu par suite de manque d’eau. D’eau claire évidemment car celle du fleuve était boueuse et entraînait une quantité incalculable de détritus de tout genre. Nous ne lui en eûmes aucune reconnaissance. Bien plus à plaindre furent les bouquinistes et antiquaires dont les caves étaient pleines : tout fut perdu, et l’on put pendant longtemps voir le long des quais des tas informes de décombres dont personne ne savait que faire.

Comment pourrait-on décrire Paris en 1900 sans parler de la Tour Eiffel ? Elle avait onze ans et ne faisait pas encore partie du paysage : les passants la regardaient avec surprise et certains avec hostilité.

Lorsque Gustave Eiffel avait proposé d’élever à Paris une tour haute de 500 mètres entièrement en fer, deux camps s’étaient formés. Les poètes avaient été séduits par la hardiesse du projet : il n’existait rien de pareil dans le monde entier. D’autres sentaient plus ou moins confusément que le projet de Eiffel annonçait un profond changement dans nos méthodes de construction, par la substitution du fer à la pierre, et ne pensaient pas qu’il en résulterait un progrès. Ce progrès était pourtant déjà visible ailleurs et Eiffel était connu parmi les novateurs pour avoir construit dans le massif central, sur la Truyère, le pont de Garabit, dont l’arche avait causé une véritable sensation par sa hardiesse et son apparence de dentelle. Du côté des opposants un argument au moins mérite d’être signalé car il n’a rien perdu de son actualité. La tour, selon eux, avec ses quelques 500 mètres, était une offense à l’harmonie ; elle était disproportionnée et n’était pas à sa place dans le Paris de Haussmann, qui était le seul Paris concevable.

Pour comprendre cet argument il suffit d’aller voir l’avenue de l’Opéra : tout y est sacrifié à l’harmonie : la hauteur des maisons est en rapport avec la longueur de l’avenue, aucune d’entre elles ne cherche à attirer l’attention aux dépens de ses voisines et pourtant elles sont toutes différentes. La grosse masse de l’Opéra qui ferme l’horizon n’est ni trop grande, ni trop petite : ce qui fait la beauté de l’avenue, c’est que le passant n’y remarque rien.

Au contraire la Tour serait trop remarquée ; elle était trop grande, trop disproportionnée, trop tape à l’œil. En plus elle sentait l’usine et non l’œuvre d’art.

Pour apprécier cet argument il est bon de regarder une vue de New York, tel que l’aperçoit le voyageur en débarquant. Cette vue peut être impressionnante mais elle n’est pas belle. On sent trop que chaque constructeur n’avait qu’une chose en tête : faire plus haut que son voisin, en dépensant plus que lui : ce n’est pas de l’architecture, c’est de la finance ! Ce qui a permis finalement, après une longue et âpre querelle, de réaliser la Tour, c’est que le quartier au milieu duquel elle devait s’élever était peu fréquenté et à l’écart du vrai Paris. Ses adversaires se résignèrent en pensant qu’après tout il n’y aurait pas grand mal. Et aller voir monter la Tour devint une distraction pour les dimanches. Plus tard les gens en eurent une autre qui se renouvela plusieurs fois : aller voir repeindre la Tour, du haut en bas par une équipe de chamois insensible au vertige.

Vers 1900, Paris pouvait passer pour une belle ville, où la vie était plaisante. Le mot Harmonie que nous avons déjà pris pour symbole, était pleinement justifié. L’harmonie c’est aussi la douceur de vivre. Mais, dira-t-on, vous trichez. Vous l’avez dit vous-même, vous êtes un bourgeois et vous pensez bourgeois. Le travailleur manuel, l’ouvrier, qu’en faites-vous ?

Un bon ouvrier, un compagnon, gagnait cinq francs par jour : cinq francs or. Il pouvait se marier, fonder une famille et l’élever : des millions l’ont fait ; il pouvait même faire envie. J’ai personnellement à cette époque été en relations, fort agréables, avec une famille alsacienne qui avait émigré en 1971, en emportant le secret de la bonne cuisine. Tous les jeudis, les compétences se réunissaient pour décider de ce que l’on allait manger dimanche ; le vendredi et le samedi n’étaient pas de trop pour les préparatifs, ni le dimanche pour apprécier les résultats.

Mais il y avait des conditions : il ne fallait pas être malade, puisqu’il n’y avait pas d’assurance sociale ; il ne fallait pas vieillir puisqu’il n’y avait pas de retraite ; il ne fallait pas partir en vacances puisqu’il n’y avait pas de congé payé. Il ne fallait pas qu’il se produisit un chômage …

(2) A Olmet, il existe un document écrit par lui, sur les arbres de la propriété, et, plus généralement des monts du Cantal (JBP) (3) Les certificats d’emprunts russes étaient à Olmet ; ils ont été remboursés par Eltsine, très partiellement, en 2003. (4) WOLFF Etienne, Les pancrates, nos nouveaux maîtres, Julliard, Paris, 1975, 153 p, 21 cm (5) référence aux « Voyages de Gulliver » (6) Charles BRIOT, né en 1817, mathématicien, professeur à l’école normale supérieure, père de Mathilde BRIOT, qui épousa Emile Duclaux, dont elle eut trois enfants, Pierre, Jacques et un troisième mort en bas âge, après le décès de sa mère d’une fièvre puerpérale. (7) Il semble que le texte parle plutôt des aristocrates (8) L’histoire se passe à Olmet, le paysan est le gardien-jardinier de l’époque.

Mémoires chapitre II

les fils D sur le perron d'OlmetChapitre II

Années d’école

Le genre d’éducation qui a été donné à ma génération a été sévèrement critiqué depuis 1968 et jugé, selon les cas, soit archaïque, soit sclérosant, de toutes manières nuisible à la créativité. J’apporte mon témoignage. Pour prendre immédiatement position, je dirai tout de suite que je n’ai pas eu à me plaindre de cette éducation et que j’en ai au contraire largement profité. Tout au cours de ma vie je me suis félicité d’en avoir été victime et je considère ce qui a été écrit à ce sujet comme un amas de niaiseries. Il est tout à fait inutile d’essayer de me persuader qu’avec une éducation convenable, je serais devenu un Newton.

Au temps de mon enfance les jeunes bourgeois ne passaient pas par les écoles primaires. J’en ai donné les raison en décrivant la vie à Paris : les écoles primaires, ce n’était pas comme il faut, et là contre personne ne pouvait rien. Les petits étaient confiés à des écoles privées qui se chargeaient de l’instruction et aussi un peu de l’éducation, mais la plus grande partie de l’éducation était donnée par la mère qui restait à la maison. Pour moi ce fut ma grand-mère et je suis pleinement d’accord avec la romancière américaine, Betty Mac Donald, selon laquelle sans grand-mère le foyer est à moitié vide.

Je n’ai que fort peu de souvenirs de mon passage par l’école privée et j’y fus sans doute un petit garçon tout à fait insignifiant. Pourtant je me rappelle y avoir connu une petite fille nommée Manuelita, très jolie, dont nous étions tous amoureux. Je ne lui ai jamais dédié de vers.

Lycée : succès et insuffisances

 

J’entrai au lycée à neuf ans, en sixième ; il s’appelait alors le petit lycée Louis le Grand et est devenu le Lycée Montaigne. Puis je passai automatiquement au grand lycée, selon l’expression du chimiste Boussingault, comme une barre de fer dans un laminoir. Il pouvait arriver qu’un élève fut refusé par le laminoir et jugé indigne de passer dans la classe supérieure, mais c’était un évènement exceptionnel : on ne redoublait pas. Non pas que les professeurs y missent de la complaisance et les enfants beaucoup d’ardeur ! Mais les enfants apprennent facilement quand on ne les décourage pas et le niveau moyen était alors mieux qu’acceptable.

Le lycée Louis le Grand avait à ce moment une haute réputation, qu’il a gardée. Elle était si étendue que j’ai eu entre les mains une carte de visite ainsi libellée :

X…, ancien élève du Lycée Louis le Grand

On se serait cru à Oxford ou à Cambridge ! Pour ma part je suis certain d’avoir eu d’excellents professeurs, et bien moins de leur avoir paru un excellent élève.

 

Je vis introduire les Notes scolaires, première forme du carnet scolaire, auquel a succédé l’éducation permanente qui vise avec succès à faire de tous des ronds de cuir aisément maniables, suivant la loi du progrès.

Tous les trois mois, les parents recevaient un bulletin qui leur apportait les notes obtenues par leur rejeton pour les diverses matières enseignées et ses places en composition. Certains élèves redoutaient l’arrivée de ces feuilles au point de les faire disparaître : c’était toujours trois mois de gagnés. Quant à moi je n’en avais même pas la tentation, car, à la maison, personne ne faisait jamais d’observation.

Je prenais mes devoirs d’élève tout à fait au sérieux. Ainsi nous devions apprendre par cœur dix lignes d’un auteur. Ayant bonne mémoire, j’y parvenais vite ; il ne me serait jamais venu à l’idée d’en apprendre onze ; le mieux est l’ennemi du bien ! Malgré les apparences ce n’est pas de moi que je parle, c’est de l’élève moyen, qui fait la force principale des écoles et n’a que des aspirations à sa portée.

J’ai conservé quelque part une de ces notes trimestrielles qui définissent, par le choix des matières, la tendance de l’enseignement. La plus ancienne est datée de la fin de 1886. Considéré comme horoscope ce n’est pas bon. J’avais obtenu les notes suivantes :

Pour l’application en classe :

Latin et grec : 9/10

Mathématiques et calcul : 7

Histoire naturelle : 8

Langue allemande : 9

L’élève moyen était bien sage en classe

Pour l’application aux devoirs :

Latin et grec : 9

Mathématiques et calcul : 8

Histoire naturelle : 8

Langue allemande : 9

D’après ces notes je devais réussir dans les langues mortes. Mais en réalité depuis mon départ du lycée je n’ai jamais lu une ligne de latin ou de grec et je suis convaincu que mes condisciples, à part une minorité négligeable, n’en ont pas fait plus. Cependant je peux encore réciter le début de l’Eneide :

Conticuere omnes, intentique ora tenebant

Inde toro pater Aeneas sic orsus ab alto..

qu’un mauvais plaisant traduisait par :

Le père Enée, monté sur un taureau des Indes, jouait de l’alto comme un ours

 Étant un bon petit garçon, j’en ai recueilli les fruits tout le long de ma vie scolaire. Quand j’arrivai, par la grâce du laminoir, à la classe de philosophie, mon professeur inscrivit sur la feuille trimestrielle que j’étais un modèle pour l’attention. En réalité j’étais un modèle pour l’hypocrisie. Ce qu’il nous racontait ne m’intéressait nullement ; mais comme j’étais assis au premier rang, juste en face de lui, je risquais qu’il ne le devine. Alors je le regardais bien en face, en tâchant de penser à autre chose. Ainsi le Discours de la Méthode, la preuve ontologique, les antinomies de Kant, les monades de Leibnitz ont-ils glissé sur moi comme eau sur toile cirée.

Les notes trimestrielles étaient régulièrement accompagnées d’un court commentaire du proviseur. Pauvre proviseur ! Ma première classe était la sixième C ; le lycée en comportait donc au moins trois. Autant en cinquième, quatrième, etc. Pour le nombre d’élèves par classe, je relève des chiffres : 32, 46, 34, 40, 39, 33, 52. Ainsi le proviseur tenait-il sous sa férule plus de mille gamins sur chacun desquels il était requis d’avoir une opinion. Inutile de dire qu’elle manquait d’originalité. Il opinait par exemple :

Pourrait faire mieux

Insuffisant en Histoire

Une machine aurait fait aussi bien, mais c’étaient les parents qui demandaient à cors et à cris ces commentaires insipides. Ils se hérissaient à l’idée que le proviseur ne fût pas, jour et nuit, attentif à leur rejeton ; il est curieux de constater le degré d’aveuglement que peuvent atteindre des gens intelligents, le jour où ils deviennent parents d’élèves.

Le seul mauvais souvenir que je garde du lycée est celui des dissertations françaises que nous devions remettre. Un jour, nous eûmes à comparer les adieux d’Hector à Andromaque dans Homère et dans Racine. Je n’avais lu ni les uns ni les autres : ils étaient en dehors des dix lignes obligatoires. J’essayai de mettre en œuvre ma créativité mais ne pus rien en tirer et l’examinateur pensa me couvrir de confusion en me disant que de sa vie il n’avait lu une dissertation aussi plate (ce qui ne me surprit pas), mais qu’elle était écrite en bon français et sans faute d’orthographe, ce pourquoi il m’avait accordé la note moyenne, 10. Maintenant que j’ai quelque peu vécu et que j’ai du un jour faire mon Hector devant mon Andromaque, exactement le 3 août 1914, j’estime que ce sujet était déraisonnable. Il est absurde de demander à un garçon de 10 ans qui joue aux billes, de juger des réactions du soldat qui part pour la guerre. C’est demander à une vestale de décrire les joies de la maternité : de telles pratiques ne peuvent que forcer l’enfant à mentir ou à parler pour ne rien dire. L’écriture doit exprimer des sentiments vrais, sans recours au jus de cervelle.

Je ne suis pas seul à penser ainsi : les journaux ont reproduit, il y a quelques années, une dissertation philosophique qui avait obtenu un grand prix au concours général. Une corneille n’aurait pas fait mieux : un lecteur du journal lui écrivit que, si nous avions dans nos écoles beaucoup d’élèves de ce niveau, alors nous pouvions parler de la décrépitude de la France.

Il est bien à craindre que les notes scolaires, considérées comme horoscope, soient de valeur douteuse. Revenons à notre élève moyen : le bulletin du 20 décembre 1886 me qualifie de très bon élève. Penses-tu ? Aux compositions il avait obtenu les places 26, 2, 20, 7, 17 et 14 ; moyenne : 14. Si le quatorzième était très bon, que devaient être les treize précédents ?

Les parents sont souvent mégalomanes ; ils font la guerre, non pas aux mauvaises notes mais à celles qu’ils ne jugent pas assez bonnes. Comment ? Tu n’es pas premier ? Tu ne travailles pas bien. Le pauvre gosse est terrorisé et n’en réussit que plus mal. Au nom du ciel, laissez le tranquille et prenez les choses avec bonne humeur ; dites lui : cette fois cela n’a pas bien marché, la prochaine fois ce sera mieux. Personnellement je dois une grande reconnaissance à mes parents pour s’être soumis à cette règle humaine. Je n’ai jamais brillé aux examens, sauf une fois et ce fut un hasard, aidé d’une bonne mémoire.

Aux parents abusifs je dédis le récit suivant. En sixième j’avais deux condisciples brillants, D. et L. A toutes les compositions D. était le premier et L. le second, ou l’inverse. Cette supériorité se maintint pendant plusieurs années ; ensuite elle s’effrita peu à peu et dans les hautes classes qui ouvrent la vie, les deux phénomènes rentrèrent dans la moyenne. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus. Par contre j’avais un autre camarade qui était à mon modeste niveau et qui est mort, honoré de tous, secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine et, comme tel, le plus en vue de tout le corps médical.

Notre proviseur s’appelait M. Gidel, mais nous l’appelions Bidel, du nom d’un dompteur de l’époque. Il passait pour être terrible et nous disions comme le Cid :

Oui, tout autre que moi

Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi

Mais personne ne savait pourquoi. Il est certain qu’il n’aurait pas supporté le désordre. Quels moyens avait-il ? Nous nous montrions dans les vieux bâtiments du lycée une fenêtre qui était supposée être celle du cachot. Vous avez bien lu : du cachot. On se serait cru au château d’If, au temps de Dantès et de l’abbé Faria. Ce sombre réduit, personne ne l’avait jamais vu de près et c’était peut être un dépôt de balais.

Ayant toujours été externe je suis mal placé pour décrire la vie du lycée mais j’admets volontiers que pour les internes elle était sans joie. Rien n’était prévu pour une détente ou une distraction. Classes et études, et c’était tout. Pendant les récréations les élèves tournaient en rond dans la grande cour, dans un sens déterminé. S’ils en changeaient un jour, c’était pour signifier au proviseur qu’ils avaient un motif de plainte.

Les règlements étaient établis en vue d’interdire aux garçons toute activité physique. Ainsi le lycée de Vanves était propriétaire d’un grand parc planté d’arbres, auquel les pensionnaires avaient accès. Un jour un maladroit monta sur un arbre, tomba et se blessa ; le proviseur en fut responsable : que fit-il ? Il interdit le parc aux élèves. Mais c’était encore insuffisant ! Un autre jour, dans une cour intérieure, un interne jeta une pierre sur un camarade et manqua l’éborgner : ici encore le proviseur fut jugé responsable. Il ne lui restait qu’à faire reconstruire son lycée en caoutchouc mousse.

Nous avions d’excellents professeurs qui faisaient de leur mieux d’excellents cours et étaient des modèles de conscience. Je me souviens en particulier de celui que j’ai eu la chance d’avoir en Mathématiques Spéciales, M. Humbert. Il était souvent affligé de rhumes épouvantables et faisait peine à voir ; mais jamais il ne manquait une leçon.

Nous avions grand respect de nos maîtres et surtout du professeur principal, celui de lettres. Mais il faut que la jeunesse s’amuse et, à l’occasion, nous pouvions aller jusqu’à l’irrévérence. C’est ainsi que, ayant deux maîtres dont l’un était bien maigre, tandis que l’autre, qui avait perdu un bras, avait une silhouette bien apparente, nous les avions baptisés Dom Quichotte et Manchot Pansu.

J’ai oublié les noms de beaucoup d’entre eux, mais je me souviens avec plaisir du nom du professeur d’allemand, M. Blociszevski, qui était bienveillant et doux. Il faisait de son mieux mais devait se conformer à un programme strict. C’est ainsi que j’ai appris, plusieurs années de suite, que le mot Ausflucht a un pluriel irrégulier. Il signifie échappatoire et intervient peu dans le langage courant. Il aurait peut être été préférable de nous apprendre des expressions telles que mettre une lettre à la poste ou changer de train.

M. Blociszevski ne devait pas être le seul polonais enseignant l’allemand, si l’on en croit l’historiette suivante qui courait dans la classe : un inspecteur général de l’Instruction publique pour la langue allemande arriva un jour dans un lycée de province et le proviseur l’aiguilla vers une classe à tendance moderne dans laquelle le professeur faisait son cours en allemand ; à sa grande surprise l’inspecteur ne comprit pas un mot. Il se dit : ce doit être une question d’accent ; de ma vie je n’en ai entendu de pareil. Pour ne pas avouer son désarroi il ne fait aucune observation.

La classe terminée, il prend le maître à part et lui demande : voyons, expliquez moi, je croyais savoir l’allemand mais le vôtre me déconcerte – Ce n’est pas étonnant, répondit son interlocuteur, ce que vous avez entendu n’est pas de l’allemand, c’est du polonais.

– Mais vous êtes professeur d’allemand !

– Bien entendu, mais voici : je suis réfugié politique. Comme tel, votre gouvernement m’a nommé professeur d’allemand. Mais je ne le parle pas. Alors comme il faut que je justifie l’argent que je gagne, j’enseigne le polonais.

Prétendre que l’enseignement donné dans les lycées, à l’époque dont j’ai été témoin, était absurde, archaïque, stérilisant et ainsi de suite, est pure niaiserie. Aucune contrainte n’était exercée sur l’esprit, celui qui voulait s’intéresser aux langues anciennes ou aux sciences naturelles, à la littérature, aux mathématiques ou à la géographie, pouvait le faire en toute liberté et il lui restait bien assez de temps en dehors du programme obligatoire. Je pourrais en donner bien des exemples. Une tradition tenace attribue à Edouard Herriot la définition de la culture : c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Il s’en est défendu et la fit remonter à un japonais anonyme. De toute manière elle est profondément juste et devrait inspirer tous les programmes. Donner la culture, c’est essentiellement donner le moyen de s’intéresser au dictionnaire. L’inculte en est incapable, les mots ne lui parlent pas. Pour l’homme cultivé chacun a un sens, éveille une image et ouvre une porte vers l’extérieur. Ce que nous avons oublié, c’est notre plus bel acquis : le regard vers l’univers au-delà de la vie quotidienne. Le mot Université symbolise cette ouverture. Le lycée s’ouvrait à qui la voulait ; pour les autres, personne ne pourra jamais rien faire.

Dans mon enfance je n’avais aucun goût pour l’histoire ; il ne m’est venu que cinquante ans plus tard. Comme les 9/10 èmes de mes semblables, j’ai tout oublié et, si je devais écrire l’histoire de la Grèce ou de Rome, je ne noircirais pas cinq pages. Mais je me souviens de la guerre de Troie, du bouillant Achille, du siècle de Périclès, de Calypso, de Cicéron et de Brutus. Tu quoque, mi fili !

J’étais moins que moyen en allemand et, plus tard, je l’ai bien regretté. Mais ces vers de Erlkönig chantent encore dans ma mémoire :

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?

Es ist der Vater mit seinem Kind

………….

In seinen Armen das Kind war tot.

J’ai dit plus haut que chacun pouvait choisir ce qui l’intéressait, mais nécessairement entre certaines limites fixées par les programmes, et c’est là que des critiques pourraient surgir, comme contre les méthodes. Je ne dis pas contre la pédagogie, car à cette heureuse époque on ignorait la pédagogie et l’enseignement n’était pas dirigé par des augures qui ne l’avaient jamais pratiqué, ou si peu.

La seule langue vivante obligatoire était l’allemand ; peut être existait-il des classes facultatives d’anglais, mais je n’en ai pas souvenir. Ce désintéressement vis-à-vis de l’anglais peut surprendre, surtout si on le compare à l’anglomanie actuelle. Sur l’échiquier mondial il est convenu que les U.S.A. sont le Roi et que les nations européennes n’ont aucune chance d’aller à Dame. En 1900, la situation était différente, personne ne se souciait des États-Unis, sauf pour des raisons sentimentales : c’était le pays de La case de l’oncle Tom, de Buffalo Bill, des mohicans de Fenimore Cooper et des romans de Mayne Reid. La grande industrie a été révélée par l’exposition de Chicago vers 1900 ; John D. Rockefeller avait 60 ans, Andrew Carnegie 67, Pierpont Morgan 63 et ils n’étaient pas encore rois. Ajoutons pour définir l’atmosphère que la langue anglaise était celle des vainqueurs d’Aboukir, de Trafalgar et de Waterloo.

Les sciences de la nature étaient défavorisées : pas de géologie, pas d’astronomie. Pourtant ma génération a été enflammée par l’Astronomie populaire de Flammarion qui traitait la science en poète et la rendait accessible à tous. Il a fondé une Société Astronomique qui est la plus belle société scientifique existant en France et il est pénible de voir que l’Education Nationale, qui dépense des milliards pour des sornettes, refuse de l’aider. A coup sûr, Flammarion allait parfois un peu loin. Je me souviens d’une figure évocatrice qui représentait une planète entourée de lunes multicolores. Bien entendu, c’était une planète de fantaisie. Et puis après ! Si on y regarde de près la proportion de fantaisie dans l’enseignement actuel est au moins aussi forte. Mais elle a pris une forme mathématique que bien des gens prennent au sérieux.

Jusqu’à la classe de philosophie pour les Lettres, de Mathématiques Élémentaires pour les sciences, la culture était désintéressée. Il n’en était plus de même en Mathématiques Spéciales, dites aussi Taupes. Les taupins devaient être à la fin de l’année candidats aux grandes écoles, et notamment à l’Ecole Polytechnique, l’X ; l’Ecole Normale venait ensuite, convoitée par certains ; mais comme l’X recevait dix fois plus de candidats, c’était elle qui réglait la musique.

Cette domination, que personne ne contestait, entraînait des conséquences que Minerve n’aurait pas approuvées. Les examinateurs, tous les ans les mêmes, étaient bien connus des professeurs qui tenaient registre de leurs manies et nous passaient le tuyau. « Il est probable que l’on vous posera la question Z qui est considérée comme essentielle. Si c’est X qui vous la pose, il faudra répondre ceci ; mais gardez vous bien de le faire si c’est Y ; répondez cela ».La gloire du lycée c’était le nombre de ses élèves qui étaient reçus à Polytechnique. Relisez le Curé de Cucugnan d’Alphonse Daudet pour avoir une idée des angoisses du proviseur en face de la liste des élus

Jusqu’à la Taupe peu de lycéens redoublaient une classe, comme il a été dit. Mais pour les taupins l’exception devenait la règle, car peu réussissaient dès la première année. Après deux ans beaucoup de ceux qui ne passaient pas se décourageaient, mais une forte proportion s’obstinait et devenait imbattable sur la surface du second degré. Mon voisin sur le banc était un phénomène : il était penta, c’est-à-dire qu’il était à sa cinquième année ; il envisageait son sort avec un parfait détachement. Je me souviens du jour où, tandis que le professeur nous vantait les mérites de l’ellipsoïde, il tira un petit tournevis de sa poche et se mit à démonter sa montre, en fit un petit tas de rouages orphelins et désespérés. Ne se sentant pas de force à les remettre en ordre, il les contempla un moment avec inquiétude, puis se résigna et mit tout le tas dans son mouchoir. Je pense que le professeur l’avait vu faire, mais jugeant son cas désespéré, il s’était abstenu d’intervenir.

Ces années d’enfance m’ont laissé au total de bons souvenirs et je ne me suis pas senti malheureux. Ce n’est pas que le lycée fut jugé un paradis : je passai un jour devant Louis le Grand à l’heure de la sortie des classes ; une voiture de pompiers s’arrêta devant la porte et j’entendis un cri : Chouette ! v’là le bahut qui brûle ! Le bahut, c’était le lycée ! Et le cri était celui du cœur !

Le meilleur temps des externes s’écoulait au jardin du Luxembourg, tout proche. Nous y passions chaque jour des heures à courir, oubliant les devoirs à faire, pour lesquels il resterait bien assez de temps. Nous pratiquions surtout deux jeux : les barres et la rentrée. Les barres ne demandaient pas une grande activité : elles se jouaient dans une allée entre deux limites occupées par les deux camps. Mais la rentrée s’apparentait au Marathon : il fallait galoper, les uns poursuivant les autres, dans toute l’étendue du jardin. Que ne ferait-on pas pour s’amuser !

Notre innocente petite bande fut un jour victime d’une erreur judiciaire, ou ce qui en approchait, et nous y fûmes très sensibles. L’un des gardes du Luxembourg nous accusa d’avoir démoli une pyramide de chaises : c’était faux, nous n’y avions pas touché. Mais il vint porter plainte à nos parents. Que faire ? Il était assermenté et ne pouvait pas se tromper. Ce petit épisode a ruiné pour toujours ma confiance dans les autorités. Maxima debetur pueris reverentia, disaient les latins. Un adulte supportera une injustice, il en a tant vues ! Mais un enfant est impitoyable.

L’hiver nous apportait une autre occasion de nous réjouir : le patinage à glace sur les bassins et les lacs. Ce que nous appelons aujourd’hui sports d’hiver n’existait pas : inconnus le ski, la luge, le bobsleigh ! Mais nous étions familiers avec le froid et le gel, et le bonhomme de neige avec sa pipe.

Peut on dire que le climat a changé ? Non pas en si peu de temps. Rien n’est aussi imprévisible que la température, et aussi inconstant. Pour n’en citer qu’un exemple récent, pendant l’hiver 1974-1975 la première neige tomba le 18 mars, juste à l’arrivée du printemps. Pour définir un climat il faut établir une moyenne entre un assez grand nombre d’années, et alors les chiffres montrent qu’il varie très peu.

Cela n’empêche pas que, tant que je fus écolier, il y eut une série presque ininterrompue d’hivers durs. De gros glaçons flottaient sur la Seine et les parisiens disaient : aujourd’hui la Seine charrie. A la fontaine Saint Michel les jets d’eau que vomissaient les dragons coulaient dans des tubes de glace qui descendaient jusqu’à la cuvette ; il arriva que la Seine fut gelée d’un bord à l’autre : on ne voyait plus d’eau. Le bassin du Luxembourg était régulièrement gelé pendant des semaines et couvert de patineurs : la plupart étaient novices et faisaient leur apprentissage dans la position la plus classique, le derrière sur la glace, essayant vainement de reprendre leur aplomb. Les spectateurs riaient de bon cœur, les victimes mieux encore. Nous patinions aussi au bois de Vincennes, à la porte jaune, et au bois de Boulogne. Mais la glace y avait mauvaise réputation ; par endroit, disait-on, elle était amincie par des sources invisibles et devenait incapable de supporter le patinage.

Les vacances étaient le meilleur moment. Nous allions au club alpin qui groupe ceux qui s’intéressent à la montagne, alpine ou non, et désirent la connaître mieux et en faciliter l’accès. Il n’est pas inaccessible à d’autres soucis et, à l’époque dont je parle, des mauvaises langues insinuaient que l’accord entre les membres n’était jamais aussi parfait que s’ils faisaient ensemble la guerre aux bouteilles. Une définition courait les rues

Qu’est-ce que le Club alpin ?

Peut être allez vous m’dire,

C’est un service très rupin

Ousqu’on se fait élire

Ousqu’une fois par an

Un banquet s’organise

C’est surtout à c’moment

Que le Club s’mobilise

Disons, pour être juste, que le Club a accompli une œuvre de grande utilité, notamment en établissant en haute montagne de nombreux refuges dont j’ai moi-même profité. Mais il a, peut être par nécessité, cherché à grouper de plus en plus de membres aux dépens de leur qualité : j’ai entendu les doléances de l’un des meilleurs, observateur au Pic du Midi, auquel ils se présentaient comme collègues pour pouvoir se conduire comme en pays conquis. Mais ceci est comparativement récent et mes souvenirs se rapportent aux années voisines de 1890. Alors le Club avait organisé les caravanes scolaires dont je bénis le souvenir. Elles n’étaient pas absolument une nouveauté et des caravanes du même genre ont été décrites par Töpffer dans ses Voyages en zigzag, probablement moins connus aujourd’hui qu’ils ne le furent au moment de leur parution. Le nom de Töpffer ne figure pas dans le dictionnaire de Robert et je pense que c’est à tort : les Nouvelles genevoises sont un livre charmant que l’on peut relire à tout âge.

La caravane se composait d’une douzaine de jeunes garçons, tous âgés de quinze ans environ. Elle se rendait dans un pays de montagnes, grandes ou petites et y restait une dizaine de jours. Il n’était pas question d’automobile : dès le matin, sac au dos, nous allions le long des routes et des sentiers, dans la joie et la liberté. Ceux qui n’ont pas essayé ces longues marches à pied dans la campagne ne peuvent imaginer le contentement qu’elles assurent : le promeneur découvre à chaque pas un détail qui l’attire ; pour l’un ce sera une fleur, pour l’autre, un arbre, pour un autre encore la silhouette d’un rocher ou d’un torrent qui tombe en cascade. Il y a plus à voir dans la nature que dans la société des hommes, et ce qu’elle nous montre n’est jamais déprimant.

Actuellement le touriste qui visite un pays commence en s’enfermant dans une boite en fer d’où il sort quelques heures après sans avoir ouvert le couvercle. Ne disons pas quelques heures mais quelques kilomètres. J’entendis un soir au restaurant une conversation entre deux jeunes, tous deux nantis d’une automobile. Où passeraient –ils leurs vacances ? Dans les Pyrénées, proposait l’un d’eux. Son ami fit explosion : Oh, non ! Surtout pas cela ! Tu ne pourrais pas faire de bonnes moyennes.

Je dois aux caravanes scolaires du Club Alpin d’avoir connu la grande Chartreuse, Belledonne, le Mont Blanc, le Lautaret, Briançon, Embrun et la Durance, le Jura suisse, le Roussillon, avec des compagnons qui étaient devenus des amis. Nous nous retrouvions avec plaisir tous les ans, sinon deux fois par an. Le succès tenait pour une très grande part à la personnalité de notre Mentor, M. Richard, professeur au Lycée Charlemagne, qui atteignait dans ce rôle la perfection même. Prendre la responsabilité totale d’une bande d’adolescents n’allait pas sans risque. Je n‘ai jamais vu M. Richard faire acte d’autorité. Plus simplement, il s’imposait. Il nous aimait et nous le lui rendions. Si l’un de nous dépassait, de si peu que ce fut, il suffisait qu’un autre dise : M. Richard ne sera pas content, et tout rentrait dans l’ordre. Ainsi notre conduite ne donnait-elle prise à aucune critique. Un tel respect des bonnes manières serait-il possible aujourd’hui ? Laissons parler les faits.

Trente ans après nous une caravane analogue à la nôtre mais d’origine indéterminée se rendit dans le Jura, au voisinage du col de la Faucille. Quand la nuit tomba, les garçons, un peu échauffés, voulurent forcer la porte derrière laquelle dormait une gentille petite servante de l’hôtel. Elle appela au secours et le personnel dut intervenir : la bagarre fut sérieuse. Autre exemple : un groupe d’alpinistes français réussit l’ascension du Mont Aconcagua par la face sud : c’est, avec près de 7 000 mètres, le point culminant du continent américain. Du point de vue sportif, c’était un succès. Les auteurs en furent si gonflés que, ayant été admis à l’hôpital à la suite de gelures, ils y menèrent grand tapage, sans se préoccuper des plaintes des malades. Et le pire est qu’ils s’en vantent dans le récit qu’ils ont fait de leur exploit. Autre temps, autres mœurs.

A titre exceptionnel un petit nombre de personnes âgées se joignaient à notre caravane. J’ai gardé un souvenir ému de M. Jenn, qui était, si je ne me trompe pas, professeur dans un lycée. Sa gaieté était inaltérable et il acceptait en riant que sa corpulence fut remarquée. Il espérait que la marche la ferait évanouir : elle lui donnait surtout un appétit féroce qui ne passait pas inaperçu et aboutissait au résultat inverse, sans altérer aucunement sa bonne humeur. Un autre, M. Bouty, était professeur à la Sorbonne, mais oubliait son titre pour devenir un ami. Notre excursion se terminait par une sorte de petit banquet sans façons et M. Bouty y chantait :

Sous le beau ciel de l’Espagne

Sans boire ni manger

Voyager

N’avoir, hélas, pour compagnes

Que la soif et la faim

C’est malsain

…………

Ayez pitié d’un pauvre diable

Qui chante avec l’estomac creux

La dernière note était basse et le mot creux avait une sonorité lugubre ; mais le chanteur faisait aussitôt remarquer que ce mot ne s’appliquait pas à lui personnellement et qu’il n’avait aucune réclamation à faire.

Les jeunes gens n’ont aucun désir de fuit leurs aînés, même s’ils le sont de beaucoup. Mais il faut qu’ils soient en petit nombre et ne cherchent pas à s’imposer. Si M. Jenn avait dû nous quitter il nous aurait manqué quelque chose, justement parce qu’il ne prétendait à rien. Et M. Bouty acceptait pour nous amuser le rôle de troubadour ; il était originaire de l’Aveyron, département de langue d’Oc d’où l’on descend tout naturellement chez Clémence Isaure en suivant le fil de l’eau.

L’école Normale Supérieure

J’entrai à l’école normale en 1895 après un an de taupe pendant laquelle j’avais été gnouf : c’était le nom officiel des candidats et nous n’avions rien contre, car son origine était inconnue. Les anciens étaient censés mépriser les gnoufs et ne le leur cachaient pas.

Quand on pense que les femmes

Qui sont des êtres charmants

Ont pu porter dans leurs flancs

Ces sales gnoufs, monstres infâmes…

mais ce mépris n’était qu’une occasion de rire. Les brimades avaient disparu sans laisser de regrets. Il restait une trace du respect instinctif que les petits écoliers ont toujours eu pour les grands. La première année, les gnoufs devenaient conscrits, et de là carrés, puis cubes. Il était bien convenu que conscrits et carrés devaient le respect aux cubes :

Notre école est une serre

Dont les cubes sont les fruits

Les carrés et les conscrits

En sont la fleur printanière

Et les gnoufs sont le fumier

Dont le sol doit s’imprégner.

Ce qui n’empêchait pas le fumier d’être dans les termes les plus cordiaux avec les fleurs.

Ce sentiment de respect n’était pas uniquement de commande. Le conscrit, c’était l’élément encore interchangeable, tandis que les cubes affirmaient souvent une personnalité marquée. Je citerai par exemple Paul Langevin. Nous savions tous qu’il était destiné à être un grand physicien et nous recherchions son amitié. Il ne s’en apercevait même pas et se montrait toujours excellent camarade. D’ailleurs il succombait à l’occasion à des tentations humaines et il faut bien dire que, lorsqu’il en eut les moyens, il se laissa aller volontiers au péché de gourmandise. Avec son ami, le mathématicien Paul Montel, ils en donnèrent la preuve en allant dénicher dans tous les quartiers de Paris les bons petits restaurants qui maintenaient la tradition de la cuisine soignée, et chacun des deux était fier quand il en avait découvert un, inconnu de son complice.

Une autre aimable figure était celle du mathématicien Henri Lebesgue. Une légende avait couru à son sujet quand il était encore taupin au lycée Saint Louis, connu à l’instar de Louis le Grand comme une pépinière de gnoufs. En 1884 le bruit courait qu’il s’y trouvait un véritable phénomène : à peine une question de mathématique était-elle posée qu’il en donnait la solution, mettant son professeur dans l’embarras. Ce redoutable phénomène était Lebesgue qui atteignit une réputation mondiale : l’intégrale de Lebesgue est célèbre. Nous l’aimions pour ses qualités de cœur autant que pour celles de son esprit. Il mourut alors qu’il était en pleine activité, à la veille de sa mise à la retraite. Quand vint l’heure de la dernière leçon, il était gravement malade et pouvait s’en dispenser, mais il n’y consentit pas et se fit porter au Collège de France pour prendre une dernière fois la parole. Ce fut l’adieu d’un mourant.

Les conscrits travaillaient au rez de chaussée, les cubes au troisième étage, dont dépendaient les gouttières qui jouaient un rôle essentiel dans la vie normalienne. La comparaison avec les chats venait d’elle-même :

Les yeux fermés, les pas assurés

Jamais par l’abîme attiré

La pipe aux dents, les reins cambrés

La mine altière

J’me balade, je cours continuellement

D’un bout à l’autre du bâtiment

Au dessus de moi y’a qu’le firmanent

Dans la gouttière

Mes chers amis, quand par malheur

Viendra pour moi la dernière heure

Ne plantez pas un saule pleureur

Au cimetière

qu’mon corps, par un plus doux destin,

Soit mis dans une boite de sapin

Cerclée avec un peu de zinc

De la gouttière

La gouttière était faite de pierre taillée, horizontale et large peut être de trente centimètres. Nous y étions parfaitement à l’aise en été pour bavarder au grand air. La vue s’étendait au loin, par-dessus la vallée de la Bièvre dont nous dominions les toits ; nous pouvions même jeter un regard indiscret dans les chambres de bonne des sixièmes quand la nuit tombait. Le vide, – vingt mètres verticaux –, ne nous impressionnait pas ; j’ai même vu un de mes condisciples marcher à l’aise sur le rebord extrême qui n‘avait pas la largeur de la main. Un vrai chat n’aurait pas fait mieux. La gouttière courait tout autour des bâtiments et était barrée par des grilles en fer qui rappelaient le cardinal La Balue, hérissées de pointes censées les rendre infranchissables. Elles m’agaçaient et, un jour, je voulus savoir si elles l’étaient réellement, infranchissables ; j’appliquai la méthode expérimentale et ne rencontrai pas de difficulté réelle, sauf au moment où une des pointes accrocha mon fond de culotte.

Notre voltige dans les gouttières était sans doute interdite par un règlement : si un accident était arrivé le Directeur aurait été rendu responsable. Mais quel règlement ? Je ne pense pas l’avoir jamais connu. Il avait existé auparavant ; par exemple chacun de nous disposait d’une petite chambre à coucher dont il était entièrement maître. Mais selon un règlement dont le souvenir seul était resté, quiconque recevait visite d’un camarade devait laisser la porte ouverte.

La grande porte sur la rue d’Ulm était fermée le soir pour empêcher les escapades nocturnes et c’était sans doute une sage précaution ; elle nous obligeait à sauter la grille, garnie aussi de pointes : c’était un bon exercice d’assouplissement que l’administration aurait dû favoriser. Elle préférait fermer les yeux et se contentait de faire vérifier par un surveillant que nous étions présents au réveil. Ce surveillant portait, on ne savait pourquoi, le nom de caïman et avait la férocité d’un ami.

La liberté à peu près totale dont nous profitions aurait pu dégénérer en licence ; en fait nous la limitions nous-mêmes. Certains entraient à l’Ecole avec le ferme propos de travailler le moins possible ; ils étaient bien rares et n’avaient pas d’admirateurs. Mais nous demandions à tous les dons du cœur.

La chance a voulu que j’ai des camarades dont beaucoup ont laissé un nom. Je ne parlerai que des littéraires dont les titres sont appréciés par un plus grand nombre.

En principe, l’Ecole Normale formait des professeurs pour l’enseignement des lycées et, en fait, presque tous les anciens élèves après l’agrégation y étaient nommés. Mais ce n’était pas une règle sans exception : Ernest Tharaud était l’une des plus notoires : la carrière de l’enseignement n’avait pour lui aucun attrait et il était évident qu’il y renoncerait le plus tôt possible, car il était décidément fantaisiste ; il voyageait beaucoup, sans grand argent et le bruit courait qu’il demeurait en pays lointain tant qu’il lui restait un sou ; celui-ci une fois dépensé, il se faisait rapatrier par le consulat français. Personne n’a jamais su ce qu’il y avait de vrai dans cette légende mais elle paraissait vraisemblable. Il attirait la sympathie et j’ai gardé de lui le meilleur souvenir, bien qu’il m’ait un jour gravement offensé en rappelant que la rue Falguière, que j’habitais, s’était autrefois appelée la rue des fourneaux.

Je parle d’Ernest Tharaud. La littérature ne connaît que les deux frères, Jérôme et Jean ; c’est un nom indivisible. Plus tard je fis la connaissance du Non-Ernest : je travaillais alors à l’Institut Pasteur et nous déjeunions en bande dans un petit restaurant, boulevard Edgar Quinet, servis par une sémillante brunette qui s’appelait Marcelle. Ernest et le Non-Ernest étaient fort différents et ne s’entendaient pas toujours ; le premier était exubérant et animait nos repas en nous faisant rire ; l’autre était réfléchi et posé et devait de temps à autre atténuer les explosions de son frère.

J’ai aussi eu l’honneur d’être pendant deux ans condisciple de Péguy et je garde de lui un souvenir fort net : assez pour être en désaccord avec beaucoup de ce qui a été écrit sur lui plus tard. Il a été représenté comme ayant eu une grande influence sur ses condisciples : la vérité est tout autre.

Quelques soixante ans après, j’eus l’occasion de parler de lui devant un vieil ami de 1895. Te souviens-tu de Péguy, lui demandai-je ? Il lui fallut une seconde pour faire remonter ses souvenirs, puis ils prirent une forme abrupte que j’enregistre aujourd’hui avec toute sa verdeur. Péguy ! dit-il, je crois bien que je m’en souviens ; tout le monde se foutait de lui.

La situation était limpide. Péguy était en possession de la vérité absolue et se sentait désigné pour la faire triompher. En application d’un accord tacite, chacun de nous pouvait afficher à la porte du réfectoire son opinion sur toute question, sans que personne le lui demande. Un jour Péguy nous révéla ainsi, à l’étonnement général, un élément de la vérité : il n’y a que trois socialistes dans l’Ecole : moi, Lévy et X.. J’ai oublié qui était X. Notez bien que nous étions environ 130 et que, sur ce total, il y en avait bien 100 avec lesquels Péguy n’avait jamais échangé un mot. Mais du moment qu’il savait tout !

Une autre occasion lui fut offerte par le Ministre des Affaires Étrangères, Gabriel Hanotaux, qui sévit de 1894 à 1898. Un jour une affiche de Péguy nous apprit que la politique de la France ne lui plaisait pas ; mais, ajouta-t-il pour nous rassurer, aucun danger ne nous menace, car je surveille Hanotaux. Ce fut un immense éclat de rire que mon vieil ami n’avait pas oublié. Ainsi le sort du pays était dans les mains d’un Normalien de vingt ans, qui n’était connu de personne.

Nous aurions tort de rester sur la mauvaise impression laissée par la candeur de Peguy et ses petites manies. Je ne pense pas que, tant qu’il fut normalien, il ait jamais fait œuvre utile, quoi qu’en disent ses panégyristes. Plus tard il créa les Cahiers de la Quinzaine qui, s’ils n’eurent pas d’influence réelle, furent souvent fort intéressants, à un niveau moral élevé et toujours indépendants de toute influence financière. Ils furent en particulier à peu près les seuls à dénoncer les massacres d’Arménie qui, à cette époque, déshonorèrent l’Europe occidentale. Les diplomates laissèrent faire, trop heureux de pouvoir en profiter pour arracher au Sultan, au prix de leur silence, quelques concessions financières et se les répartir entre eux. Péguy ne suivit pas la consigne officielle et nous devons le dire.

L’indépendance n’a jamais été une nourriture et les Cahiers vivaient de privations. Le petit groupe qui s’intéressait à eux fut encore victime d’un accident : le gardien du trésor fila avec la caisse ; pour faire vivre son enfant, Péguy, de lui-même parfaitement désintéressé, devint un terrible tapeur. Je me souviens de mon inquiétude un soir où, revenant chez moi, j’appris qu’il était venu me demander. Je n’avais aucun doute sur le motif de sa visite.

Quel enseignement recevions nous à l’Ecole ? Il se divisait en deux parties. La première était donnée dans nos locaux par nos professeurs à nous ; ils étaient excellents et j’en ai gardé un souvenir reconnaissant. Comme beaucoup d’autres je m’intéressais aux maths, sans passion spéciale. Je n’y réussissais pas toujours. Étant au lycée je n’ai qu’une fois été dernier et ce fut en mathématiques. Le professeur me fit d’ailleurs des compliments sur la méthode que j’avais suivie et qui lui avait semblé astucieuse. Mais les calculs algébriques étant faux dès la première ligne, il n’avait pu faire autrement que de me classer dernier.

Malgré cette inaptitude, je fus assez intéressé pour rédiger entièrement, de la première à la dernière ligne, les deux cours de mathématiques de Jules Tannery et de Coursat ; je fis relier le tout en un gros volume. Il m’arrive de le rouvrir, toujours pour peu de temps, mais assez pour éprouver envers moi-même un sentiment de vive admiration ! Quand je pense que j’ai su tout cela ! Je n’en ai retenu qu’un détail : à tout bout de champ on y voyait apparaître à l’horizon le facteur 4π. Évidemment dès qu’on asticote une fonction algébrique, elle se réfugie derrière le nombre π : et ceci nous encourage à faire plus ample connaissance avec ce nombre providentiel.

Que j’aime à faire apprendre un nombre utile au sage

Immortel Archimède, artiste ingénieux

Qui de ton jugement peut priser la valeur ?

Pour moi ton nombre seul a de tels avantages.

Vous avez bien compris : ≠ 3.1415926555.. etc.

Si c’est 1/π qui vous intéresse vous avez recours à l’histoire :

Les trois journées de 1830 sont un 89 renversé …

1/ π = 0.3183098..

C’est une belle chose que l’instruction, surtout quand on la marie à la poésie lyrique.

Les cours de Coursat étaient peut être un peu sévères. Mais Tannery avait l’âme d’un poète et son grand souci était, non la mathématique mais la musique. Il aurait vendu toutes les théories pour une symphonie et ne manquait pas un concert. Comme l’immense majorité des professeurs français, il n’avait rien de solennel et réussissait à être notre ami. Je me souviens qu’un jour, au cours d’une démonstration au tableau, il nous dit avec chaleur : ceci étant démontré, il est évident que la fonction… puis il s’arrêta net, parut mal à son aise, hésita un bon moment et finit par conclure : c’est évident, bien entendu, mais aujourd’hui cette évidence m’échappe. J’ai eu bien souvent l’occasion de me rappeler cet incident qui pousse à mettre en doute la solidité de notre raisonnement. Car à cette seconde précise un rouage n’engrenait plus dans l’esprit de Tannery ; et il ne pouvait y avoir de grande différence dans l’état de ce rouage cinq minutes avant et après. Pourtant l’un était normal et l’autre pas. Mais lequel ?

Je dois beaucoup aux cours de physique de Marcel Brillouin. Il savait qu’il avait en face de lui des auditeurs triés et qu’il pouvait aller au fond, en nous demandant de réfléchir, ce qui est impossible avec un auditoire tout venant. Je peux témoigner de cette impossibilité, ayant essayé d’appliquer cette méthode et m’étant mordu les doigts : un jour, j’avais voulu montrer les difficultés auxquelles se heurtait une méthode classique qui les escamotait avec le sourire. Un auditeur me prit à partie : avec vous, me dit-il, on ne sait jamais ce que l’on doit croire. – Mais rien du tout, cher ami, je ne vous demande pas de croire mais de vous faire une opinion vous-même. Je suis professeur et non prophète.

Même dans le milieu normalien le cours de Brillouin passait pour difficile ; un incident montre sa valeur, je pourrais presque dire sa valeur marchande. Il nous avait fait, entre autres, une leçon sur l’optique qui m’avait vivement frappé et tout ce qu’il m’avait dit s’était gravé dans ma tête. Qu’eûmes nous à traiter au concours d’agrégation ? Justement cette question. Je régurgitai le cours et obtins la note 18, qui était rarement donnée. Ou plutôt ce fut Brillouin qui l’obtint ; je fus seulement le dactylo. Ce chiffre 18 me rappelle un de mes professeurs d’allemand qui jugeait ainsi pour les compositions : si Dieu le Père concourait, je lui donnerais 20 ; à moi-même je donnerais 18. Comment voulez vous que je vous donne plus de 17 ?

Mais ce n’est pas fini. Tout ceci se passe en 1898. Il y eut une exposition universelle en 1900 et le Ministère de l’Instruction publique, qui est devenu de l’Education Nationale le jour où il a renoncé à s’occuper de l’éducation, garnit une de ses vitrines, à titre d’exemple, avec des copies d’agrégation : il aurait été plus logique d’exposer les agrégés eux-mêmes. La copie Brillouin-Duclaux y figura, et le plus curieux fut que quelqu’un s’en aperçut et nous en parla. Un sujet connexe fut donné à la fin de l’année à l’agrégation de Physique, à l’un de mes camarades de l’Ecole. D’après le règlement il avait 24 heures pour préparer sa leçon, avec le droit de se servir de toute pièce écrite, mais il s’engageait à ne se faire aider par aucune personne vivante : il faut dire que cet engagement était tenu. A l’exposition la vitrine était ouverte et le public pouvait lire. Son camarade s’y rendit et ainsi la copie fit un second heureux.

Nous suivions des cours à la Sorbonne : nous étions ainsi pluridisciplinaires, soixante huit ans avant qu’un ministre bien intentionné invente ce terme. L’administration nous laissait libres et nous sortions et rentrions sans que personne nous demande de compte chronométrique. Il n’en avait pas toujours été ainsi et nous pouvons lire dans les souvenirs d’Emile Picard que 20 minutes étaient accordées en 1872 pour aller de la rue d’Ulm à la rue Victor Cousin, et autant pour en revenir.

Nous vivions sous un régime de liberté complète, mais nous ne songions pas à en abuser et étions durs au travail. Nous étions de grands garçons dont la plupart connaissaient les difficultés de la vie et étaient décidés à y faire face. Mon ami le plus intime était le fils d’un mécanicien de chemin de fer. En ce temps le poste de mécanicien sur les locomotives était ouvert à tous les vents, et ce mécanicien disait que le métier n’aurait pas été mauvais s’il n’y avait pas eu, pour lui qui fréquentait la ligne de St Georges d’Aurac au Puy, le passage de St Geneyx à 1000 mètres d’altitude où le vent d’hiver refroidissait sa machine au point que ses doigts gelaient au contact des pièces de cuivre et que sa peau s’arrachait quand il voulait les retirer. Il donnait à son fils l’exemple de la vie dure.

Je revois comme si c’était hier mon voisin d’étude, Labrousse, qui, après avoir été professeur en taupe, finit sa carrière comme inspecteur général de l’Instruction Publique. Il étudiait avec un véritable acharnement du matin au soir. Nous autres pouvions bien discuter et, comme c’était au moment de l’affaire Dreyfus, le ton pouvait monter ; non seulement il ne participait pas mais il ne s’en apercevait pas. Tout son être était tendu vers un but unique : réussir son examen pour gagner son indépendance et venir en aide aux siens. Sur 20 camarades de promotion il n’y avait qu’une exception : le camarade X qui ne voulait rien faire. Profitant de la liberté il disparaissait sans que personne pût dire où il était allé ; à en juger par l’heure à laquelle il revenait ce n’était pas à des cours. Il affectionnait la littérature d’avant-garde et je lui dois d’avoir connu des poésies dont certaines reviennent à ma mémoire :

Amour, germe de lui dons lui germant

Et selon aventure d’Ellipse qui vaille

Quand aux divers mouvements d’ouverture allant

Du vœu qu’elle advienne la droite. Aussi loin qu’aille

En deux termes de mouvement le mieux voulant.

Ou bien encore

Le noir roc courroucé que la bise le roule

Et ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains

Tâtant sa ressemblance avec des maux humains

Comme pour en bénir quelque funeste moule

Au lointain quelquefois si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l’astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule

Qui cherche, parcourant les solitaires bonds

Parfois extérieurs de notre vagabond

Verlaine. Il est caché parmi l’herbe, Verlaine,

A ne surprendre que naïvement d’accord

La lèvre sans y boire et tarir son haleine

Un fleuve peu profond calomnié, la Mort.

(1)

Mon condisciple disait comprendre ces œuvres sans difficulté ; mais il faut dire qu’il fut très généralement refusé aux examens. J’ai toujours pensé qu’un rapport existait entre les deux faits. Ceux qui ne pensent pas comme tout le monde ne sont plus à leur aise dans les occasions où la fantaisie est de peu de secours.

Notre condisciple X fut admissible à l’agrégation et plusieurs d’entre nous assistèrent par sympathie à la leçon qu’il devait faire : ce fut un Trafalgar ; la durée prévue était une heure, mais, Verlaine n’étant pas venu à son aide, il se tut après vingt minutes à notre grand émoi et à celui du jury qui assistait à un suicide. Le président dormait et il fallut lui expliquer la situation. Que voulez vous ? Il n’était plus jeune et entendait du matin au soir des leçons insipides faites par des novices, ceci au plus fort de l’été et en sortant de table. C’était lui le martyr et non pas nous.

Nous aurions dû être tous des puits de science, les moins résistants pensionnaires à l’asile de Charenton ; nous devions apprendre en trois ans les mathématiques, toute la physique et toute la chimie mécanique, la cristallographie et l’astronomie ; nous suivions en plus des cours de botanique et de zoologie. Ceux qui se destinaient aux sciences naturelles étaient moins chargés en mathématiques, mais on leur mettait sur le dos la géologie. L’un d’eux eut à décrire les terrains du Kamtchatka ! Il n’y avait que Jules Verne pour en avoir entendu parler. Et Phileas Fogg lui-même n’y avait pas mis les pieds, bien que son contrat lui donnât 80 jours pour s’y rendre.

Les cours que nous suivions à la Sorbonne étaient d’un niveau variable ; je ne parlerai que du meilleur et du plus mauvais.

Le cours de mécanique de Paul Appell était magnifique ; c’était la forme orale de son grand traité qui est encore recherché après 80 ans. Je l’ai rédigé aussi avec un grand soin. La variété des sujets abordés était incroyable ; il ne m’en reste pas grand-chose et je serais souvent tenté de confondre la polhodie avec l’herpolhodie (2 & 3). Mais je me souviens avoir écouté avec ravissement la théorie du gyroscope, cet instrument saugrenu qui refuse d’obéir à la pesanteur, se jette invariablement à angle droit de la direction indiquée par le bons sens et devrait être le symbole des partis politiques. Je n’ai pas davantage oublié la loxodromie,(4) et je ne pense pas errer si je rappelle que la cycloïde est en même temps tautochrone et brachistochrone  (5 & 6).  On n’est jeune qu’une fois.

A l’extrémité opposée était le cours, ou plus exactement l’absence de cours de Gabriel Lippmann. C’était un physicien de classe internationale, sinon plus, qui obtint le prix Nobel en 1908 pour le moins important de ses travaux : la même aventure arriva plus tard à Pierre Curie. Je fus mis en rapport personnel avec lui par un accident bizarre qui me fit jouer, toutes proportions gardées, le rôle de David devant Goliath. Pour comprendre, il faut remonter à la première République, qui avait fondé en 1792 un organisme nommé le bureau des longitudes, « en vue du perfectionnement des diverses branches de la science astronomique et de leur application à la géographie, à la navigation et à la physique du globe ». L’un des moyens était la publication d’un annuaire qui devait être « propre à régler tous ceux de la République » ; il était ainsi investi d’une mission de confiance comme de nos jours le médiateur.

Une partie de l’Annuaire était consacrée à des données purement astronomiques : étoiles, planètes, mouvements de la terre et du soleil, marées, éclipses, etc. Une autre contenait des données physico-chimiques, c’est-à-dire les propriétés d’un grand nombre de substances usuelles : par exemple leur densité, leur température de fusion ou d’ébullition, leur indice de réfraction et beaucoup d’autres. Il peut paraître étrange à un non initié que la République s’intéresse à des chiffres qui ne prétendent à aucun intérêt artistique ou sentimental, mais le fait est que tous ceux qui sont en contact avec la science, chercheurs ou ingénieurs, en ont besoin  ; pour en montrer l’intérêt il suffira de dire que l’Annuaire du bureau des longitudes, probablement le premier en date, a eu beaucoup d’imitateurs et qu’un manuel américain similaire, fort apprécié dans les laboratoires, a eu plus de quarante éditions ; il se présentait sous la forme d’un volume bourré de chiffres quasi microscopiques, avec la promesse de faire mieux à l’avenir. C’est un best seller tellement dépourvu d’humour que personne ne l’emporte en vacances.

Mais le bureau des longitudes, qui devait régler la République, en était devenu l’un des plus remarquables dérèglements ; vers 1910, n’ayant jamais été révisé de mémoire d’homme, il était devenu un incroyable chaos d’erreurs, d’archaïsmes et de fariboles. Tout le monde le savait et déjà de vives critiques avaient été formulées par des savants dûment autorisés, mais toujours sur un mode courtois ; et les responsables n’en avaient cure. C’est alors que David intervint, frondeur par tradition. Il bannit toute courtoisie et écrivit un article féroce qui tournait l’annuaire en ridicule. Il faut croire que l’article n’était pas trop mal tourné car il eut un immense succès auquel l’auteur était loin de s’attendre ; vingt ans après un des lecteurs s’épanouissait encore quand il y pensait. La querelle sortit même des milieux scientifiques et un membre de la chambre des députés posa une question au ministre intéressé. Ce dernier répondit en remerciant son honorable collègue d’avoir attiré son attention sur cette question, qu’il allait mettre à l’étude avec une objectivité républicaine. Dès l’année suivante l’annuaire fut revu d’un bout à l’autre. David avait vaincu.

Goliath c’était précisément Gabriel Lippmann. C’était lui qui, au bureau, avait la charge de la partie physico-chimique de l’annuaire. Par déférence je résolus d’aller le voir ; mais quand je me présentai à son laboratoire, il me fut répondu qu’il n’était pas là et que personne ne savait quand il viendrait. J’appris à cette occasion que la même réponse était faite à tout visiteur, indistinctement et à toute heure. Le professeur n’était jamais là, même quand des témoins l’avaient vu arriver cinq minutes auparavant. A croire qu’aussitôt arrivé dans son laboratoire, il s’y volatilisait.

Je ne cherchai pas à élucider ce problème et nos relations personnelles en restèrent là. Restaient les relations publiques ; avec une foi naïve envers ce grand physicien nous suivions assidûment son cours dont le programme nous convenait parfaitement. Il le suivait aussi mais seulement en tant que corps matériel, visiblement son esprit était ailleurs, on ne sait où. Le cours se déroulait selon un rite invariable : le professeur n’avait rien préparé et, en arrivant, il demandait à son assistant : de quoi vais-je parler aujourd’hui ? Une fois informé il se mettait à l’œuvre ; après vingt minutes, son stock était épuisé ; alors l’assistant, qui avait tout prévu, entrait en scène et exécutait une série d’expériences admirablement préparées qui réussissaient brillamment ; elles duraient vingt minutes ; au total quarante et la suite était remise au prochain numéro, le professeur retournant à son invisibilité comme le héros de Wells. A titre de curiosité je note qu’une oraison funèbre de Lippmann le présentait comme ayant été le modèle des professeurs : l’auteur était un ami d’enfance qui se serait bien gardé d’assister à son cours et ne me pardonna jamais mon indiscrétion.

Pour être juste, il faut dire qu’une pareille négligence était exceptionnelle ; enfin disons, assez exceptionnelle, car, en cherchant bien… Mais il serait désagréable de citer des noms qui peuvent être glorieux pour d’autres raisons : pas toujours très bonnes, bien quelles aient pu conduire un bénéficiaire au dôme de la rue Soufflot. Nos professeurs étaient, dans leur grande majorité, d’une conscience parfaite. J’ai déjà cité le nom d’Edmond Bouty qui enseignait la physique et nous apprenait beaucoup, excepté au cœur de l’été. Alors, au début de l’après midi, la chaleur et la digestion entraient dans le conflit et il en résultait quelques accrochages dans les formules : le numérateur tendait à se confondre avec le quotient. Bouty ne s’affolait pas et je me souviens l’avoir entendu dire gaiement : je crois que je suis en train de perdre mon équilibre ; je compte sur les normaliens pour me remettre d’aplomb.

Je n’ai pas souvenir que nous ayons eu à l’Ecole Normale de grandes discussions sur la religion. Je pense que la majorité des normaliens était formée d’incroyants ; les autres étaient qualifiés, on ne savait pourquoi, de Talas (7).Le contradicteur notoire était l’Antitala. Il n’est pas douteux que, selon une tendance générale, le terme Tala était aimablement péjoratif. L’un de nos condisciples travaillait la nuit, disait-on, en face d’un crucifix et le sentiment général était qu’il exagérait un peu ; mais ses voisins le laissaient faire sans observation. Pour se déclarer ouvertement tala, il fallait parfois du courage. Au régiment, quand venait la nuit dans la chambrée, notre camarade D. s’agenouillait au pied de son lit pour faire une prière, non pas comme manifestation mais pour accomplir son devoir chrétien : ses voisins faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir. Le peuple est tolérant quand on ne le remonte pas. Mais il faut toujours compter sur les excités de naissance et j’en ai connu un qui était férocement antitala et se vanta un jour devant nous, d’avoir persuadé son boulanger de refuser son pain au curé ; il faut dire que l’opinion générale ne le considérait pas comme un aigle.

Noël Bernard était botaniste ; plus tard il présenta une belle thèse de doctorat qui lui promettait un bel avenir ; mais la tuberculose l’emporta très jeune. Ses éminentes qualités d’esprit lui valaient une influence sur nous et je dois avouer qu’il m’avait rendu antitala. Il faut dire qu’à cette époque que nous pouvons appeler historique en raison du mouvement d’idées qui la caractérisa (laïcité, etc.) la position morale de l’église n’était pas brillante et qu’elle commençait à commettre la longue série de fautes qui l’ont conduite à la situation actuelle. Ceci m’amène à parler de l’affaire Dreyfus : j’étais normalien au moment de sa plus grande virulence et je remplirais un volume de mes souvenirs.

L’affaire Dreyfus est bien lointaine maintenant, sinon oubliée, et je n’en parlerai qu’en termes généraux. Comme tous les Français nous avions à son sujet des discussions très vives ; mais s’il arrivait qu’un de nous dépassât la limite de la courtoisie, il s’en excusait aussitôt et l’incident était clos. Pas d’affiches, pas de graffitis.

Les adversaires de Dreyfus avaient inventé le syndicat dreyfusard ; selon eux les partisans de Dreyfus s’étaient organisés en syndicat pour déshonorer l’armée et ils remplissaient les journaux des exploits de ce syndicat, d’autant plus dangereux qu’il travaillait dans l’ombre comme tous les fantômes qui connaissent leur métier. Les Dreyfusards ripostaient en accusant les ordres religieux et particulièrement, on ne sait pourquoi, les assomptionnistes dont le nom revenait souvent. Qui pouvaient –ils bien être ?

Le dictionnaire disait qu’ils avaient fondé le journal La Croix, passablement répandu alors et qui passait auprès de beaucoup de chrétiens pour propager la vraie foi. Si c’était vrai, alors on pouvait dire que la vraie foi était contre Dreyfus. La tendance était surtout évidente dans les petites villes de province, dominées sans contre partie par le comme il faut. Défendre un juif n’était pas comme il faut, même s’il était innocent ; et on n’allait pas plus loin.

En dépit des apparences qui montraient une nation profondément divisée, au bord de la guerre civile et sans force, l’affaire Dreyfus a été l’un des beaux moments de l’histoire de France, en ce sens qu’elle a révélé la puissance insoupçonnée de la vérité. Au début les Dreyfusards avaient contre eux toutes les puissances. L’armée d’abord ! Une des péripéties, le procès Zola, fut un défilé de généraux hostiles. Un dreyfusard que je connaissais bien reçut un jour la visite inattendue d’un sien cousin, général de division, qui lui dit sur un ton de bienveillance un peu indulgente : dans votre intérêt, n’intervenez plus ; nous avons la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus. Il était indiscutablement sincère. Alors du moment que les généraux étaient d’accord, les subordonnés suivaient. Dreyfus avait contre lui au début la magistrature : il avait été condamné par un jugement régulier, il fallait admettre une erreur judiciaire. L’idée d’une telle erreur est plus déplaisante à un juge que celle d’une erreur de diagnostic pour un grand médecin, qui laissera son client mourir dix fois plutôt que d’avouer qu’il s’est trompé.

La plupart des partis politiques étaient hostiles. L’un des grands chefs socialistes, Jules Guesde, avait déclaré que toute cette agitation était une affaire de bourgeois et n’intéressait pas le peuple. Il avait contre lui Jaurès, qui n’était pas suivi. Les hommes d’affaire étaient contre : le juif était un concurrent redouté et c’était tant mieux s’il lui arrivait quelque dommage ; d’ailleurs cette agitation troublait la bourse et n’était pas rentable. Enfin il y avait les antisémites, les uns professionnels, un bien plus grand nombre, amateurs. Ils triomphaient : je vous l’avais bien dit ; appliquons le système allemand ! Pas de juif dans l’armée !

La vérité a été la plus forte et il est à l’honneur de la France que la démonstration de sa force ait été donnée par elle.

Autres domaines : universités populaires et poste de préparateur

 

L’instruction est, selon Danton, le premier besoin du peuple après le pain. Une appréciation toute semblable peut être trouvée dans le roman d’Erckmann Chatrian, Madame Thérèse, qui décrit l’état d’esprit révolutionnaire mieux qu’aucun historien n’a pu le faire. Cependant cette maxime peut sembler difficilement conciliable avec les statistiques d’après lesquelles la grande majorité des Français n’achète jamais un livre. A Dieu ne plaise que nous nous égarions sur un terrain aussi épineux. .

Nous nous bornerons à un petit détail dénué de pouvoir explosif : il existe des originaux qui ont plaisir à apprendre et des originaux qui ont plaisir à enseigner. Les uns sont le pôle positif, les autres le pôle négatif, et il est connu que les deux s’attirent. Comment rendre l’attraction efficace ?

Les Universités populaires ? Je n’ai pas de date précise à donner pour leur fondation  Disons seulement qu’elles préoccupaient les milieux intellectuels vers 1900. Elles fonctionnaient, suivant l’expression consacrée, à la bonne franquette. Un jour un ami vous rencontrant dans la rue vous demandait : veux-tu aller faire une conférence à l’Université populaire de Nanterre la semaine prochaine ? – Oui, bien sûr ! On préparait la conférence et à l’heure convenue on se rendait à Nanterre où l’on ne connaissait personne. On se présentait : je suis le conférencier de ce soir – Ah! très bien ! Venez par ici. La salle était déjà bien garnie. De quel public ? On n’en savait rien et on ne cherchait pas à le savoir. D’entrée on était absolument libre : pas de cartes, pas de surveillance, rien. A l’heure dite le conférencier se levait et allait se placer, debout ou assis selon son goût, derrière une petite table. Quand il avait conclu, chacun rentrait chez soi, comme dans la chanson de Marlborough.

Le mouvement des Universités populaires n’avait absolument aucune couleur politique. Les orateurs étaient aussi bien des « réactionnaires » que des « progressistes » ou des « avancés » ; un seul lien les unissait : une sympathie sans phrases envers ceux qui, leur journée de travail finie, cédaient au désir d’apprendre. Les aider demandait un effort : ce n’était pas toujours amusant d’aller la nuit à Nanterre. J’ai cité cette Université parce que son nom s’est présenté ; les autres n’étaient guère moins lointaines. Mais nous nous sentions l’âme de Danton. Elles  auraient dû se développer presque indéfiniment. Comment se fait-il que leur rôle soit resté si modeste ? Comparez un professeur populaire à un chanteur populaire : la disproportion est de taille.

En raison de notre inexpérience, les conférences se tenaient à un niveau très inégal. Certaines étaient de premier ordre : je me souviens encore de celle que nous fit Georges Colomb, qui était de son métier universitaire et botaniste, mais beaucoup plus connu sous le nom de Christophe comme père du Savant Cosinus, du Sapeur Camembert et de La famille Fenouillard. Il nous parla des abeilles et nous tint une heure sous le charme. Mais les conférences de ce niveau étaient rares, et d’autre étaient endormantes.

L’ennui peut avoir été l’une des causes du déclin ; il est possible que l’un des motifs ait été la disparition progressive de la bonne humeur. Le mouvement des Universités populaires était fondé sur la solidarité et la bonne humeur, il n’est plus à sa place dans une société où tout le monde ronchonne et où tout se règle par la brutalité.

Ma génération a vu aussi péricliter un autre mouvement de même tendance, qui lui aussi devait rencontrer une sympathie générale : le mouvement  Jeunes Sciences. Il reprenait l’idée qu’avaient lancée les Universités populaires, d’un enseignement entièrement libre donné par des bénévoles mais limité aux sciences. Ses débuts avaient été prometteurs et les bonnes volontés n’avaient pas semblé lui faire défaut. Aux dernières nouvelles il serait près de la liquidation et cette triste aventure n’est pas à notre éloge. La curiosité s’est-elle éteinte ? Ou la hargne aurait-elle envahi ce secteur aussi ?

Préparateur et agrégatif ? Comme quelques uns de mes camarades, j’ai fait deux séjours à l’Ecole Normale : le premier de trois ans comme élève, le second de trois ans comme agrégé-préparateur. Comme tel nous devions aider le travail expérimental des élèves, tenir la comptabilité du laboratoire et en même temps préparer une thèse de doctorat pour avoir accès à l’Enseignement Supérieur.

Je parlerai peu de mon rôle de comptable, et en termes impersonnels. Il doit être bien entendu que mon récit ne s’applique en aucun point à moi, mais au corps des agrégés-préparateurs dont je ne suis pas responsable, et que je n’ai pas pris part à leurs dérèglements ; tous d’ailleurs auraient pu faire la même déclaration, avec la même sérénité.

Le fait est que notre comptabilité était truquée de A jusqu’à Z ; ceux qui l’examinaient et la contresignaient le savaient aussi bien que nous. J’en ai même connus qui mettaient de la bonne volonté à nous conseiller. Nul mieux qu’un fonctionnaire de l’Etat n’est apte à imaginer une fraude et il est surprenant de voir combien ils en profitent peu. Une partie appréciable des crédits de laboratoire était attribuée officiellement au remboursement des menus frais. Vous avez besoin d’une éponge ou d’un carreau de verre ou d’une bouteille d’encre ou de papier de verre ? Tout cela était noté par l’agrégé-préparateur. De temps en temps, quand sa bourse était plate, il établissait la liste – le bordereau d’avances- qui lui était remboursée : à la condition qu’aucun chiffre ne dépasse trois francs et que le total ne dépasse pas le chiffre alloué par décision ministérielle. Sinon il fallait fournir des factures en triple exemplaire, dûment acquittées. Et c’est là que commençait la science- fiction.

Par exemple le directeur du laboratoire nous emmenait dans une région industrielle pour nous faire visiter des usines, et ces visites, qui nous faisaient pénétrer dans un monde tout à fait nouveau, étaient très instructives. Nous avons vu ainsi fonctionner une scierie dans le Nord, vu laminer des rails de chemin de fer et sortir d’immenses flammes de la gueule d’un four Messmer. Les tramways ne délivraient pas de reçus sur papier timbré, ni les restaurants, ni les buffets des gares. Et de plus les dépenses dépassaient de très loin la somme allouée par le budget.

C’est le bordereau d’avances qui venait en aide à l’infortuné agrégé-préparateur. Il fallait rattraper la somme réelle en la décomposant en fractions inférieures à trois francs et aucun achat ne devait se faire d’un objet inventoriable car il aurait fallu l’inscrire à l’inventaire. La prudence commandait de ne faire figurer au bordereau que des objets dont on aurait réellement pu avoir besoin. Pourtant l’un de mes collègues, un zoologiste audacieux, demanda un jour à être remboursé de l’achat d’un Amphioxus acheté au marché. L’amphioxus est un petit animal rarissime, qui n’est ni chair ni poisson, et vous avez autant de chance d’en trouver au marché que d’y coudoyer un hippopotame : mais il passa comme lettre à la poste.

Notre grand recours était le gros sel. Il se vendait en sacs au prix de deux francs 20 et était censé nous fournir, additionné de glace, des mélanges réfrigérants. Il faut croire que nous avions besoin d’être réfrigérés car le bordereau en était nourri. J’appris plus tard que nous avions été timides. Le directeur d’un observatoire de province voulut un jour faire clore son terrain ; mais il ne pouvait trouver aucun moyen d’imputer la dépense à aucun chapitre de ses crédits ; il y avait toujours un règlement qui se mettait en travers. Il acheta une quantité prodigieuse de gros sel, comme s’il pêchait la morue dans son observatoire.

Pour que les non-initiés soient bien informés, il convient de définir ce qu’est une thèse de doctorat es sciences, ou plus exactement ce qu’elle était en 1900. Comme élève, on apprend ce qu’ont découvert les autres ; comme thésard, on cherche à découvrir soi même et à augmenter le volume des connaissances afin de compliquer, dans toute la mesure du possible, la tâche des futurs élèves. Fort heureusement ce possible ne va pas loin et les 9/10ème des thèses ne sont lues par personne, même pas par ceux qui ont pour mission de les juger. Ils sont trois dont deux n’y comprennent goutte, le troisième étant le plus souvent le patron du candidat, qui est à la fois juge et partie.

Nous allons suivre les aventures du thésard. Il faut tout d’abord qu’il choisisse un sujet. Autrefois il le faisait en toute liberté : nous étions trois dans le laboratoire de chimie et nous avons traité trois sujets aussi différents que possible, l’un sur la capillarité, le second sur la chimie organique, le troisième sur les composés colloïdes minéraux. Le directeur du laboratoire n’était intervenu en rien dans notre choix. Quand j’entrai en fonctions il me mena devant une table et me dit : voilà votre place. Bonne chance ! Il est curieux de constater qu’il n’avait aucune compétence sur aucun des trois sujets. Au laboratoire de physique, la situation était la même. Dans ces conditions, il arrivait le plus souvent que les thèses continssent des résultats originaux, ou même faisant époque ; je n’en citerai qu’une entre dix : celle de Jean Perrin sur les rayons cathodiques.

Actuellement la situation a bien changé. Les thèses se comptent par centaines : la quantité passa avant la qualité. Un professeur de la Sorbonne, bien placé pour en juger, m’a dit qu’il estimait à 5 % la proportion de celles qui présentaient une idée originale ; cette proportion était dix fois plus forte en 1900. Les autres auraient pu être écrites n’importe où, par n’importe qui, travaillant honnêtement quarante heures par semaine pendant trois ans. J’ai entre les mains un rapport établi par un chimiste de province qui s’enorgueillissait d’avoir fait sortir de son laboratoire quelque chose comme 150 thèses, toutes parfaitement interchangeables. Le Commissariat à l’énergie Atomique repose sur des piles de thèses qui ont eu comme résultat pratique que l’adoption finale de techniques étrangères.

Nous n’avions pas de souffleurs de verre, ni d’aides techniques, ni de mécaniciens, ni de souriantes dactylos. Les gens de mon temps ont tous écrit leurs mémoires et les ont recopiés, deux ou trois fois même. C’était un dur travail, mais ils en sortaient bien trempés, ayant dû résoudre eux-mêmes toutes les difficultés et apprendre tous les métiers.

Pour pouvoir s’honorer d’une bonne thèse, il fallait au minimum trois ans. On était quelquefois aidé par un senior mais il ne fallait pas trop y compter ; le senior avait ses propres problèmes. Personnellement je dois une grande reconnaissance au physicien Paul Villard, qui était l’originalité même. Il avait tâté du professorat sans y trouver de joies ; le bruit courait qu’il avait été, comme on dit dans le métier, fortement chahuté mais que, loin de s’en formaliser, il avait, par excès de vitalité, organisé lui-même des chahuts pour échapper à l’insupportable monotonie du cours.

Paul Villard ne s’intéressait guère aux théories abstraites et était un expérimentateur né ; il s’était occupé des aurores boréales dont il avait décrit le mécanisme et qu’il reproduisait dans un ballon de verre. Aucune difficulté expérimentale ne l’arrêtait et quand il ne trouvait pas dans le commerce l’appareil dont il avait besoin, il le construisait lui-même. Il m’apprit à fabriquer des transformateurs électriques et j’en tirai grand profit tout au cours de ma carrière. L’un d’eux est encore en service après trente ans de marche ininterrompue ; ce qu’il a transformé est incalculable ; il ne mourra pas de maladie comme l’œuvre de tant de transformateurs d’un autre genre ; il sera assassiné par quelque ferrailleur vandale. Un autre, qui est âgé de plus de 70 ans, a eu un sort plus glorieux : il m’a été emprunté par un laboratoire de la Sorbonne qui ne me l’a jamais rendu.

(1) Ce sonnet est de Mallarmé ; il doit y avoir des erreurs de mémoire. Quant au précédent il ne me dit rien mais il ressemble à ceux du même auteur, (parmi les écrits érotiques !  )
(2) « courbe que parcourt sur l’ellipsoïde central d’un corps solide dont le centre est fixe et qu’aucune force n’anime, le point de contact de cet ellipsoïde avec le plan fixe parallèle au plan du maximum des aires sur lequel il roule » ( Pierre Larousse)
(3) inconnu de Pierre Larousse
(4) « courbe que décrit un navire lorsque il suit constamment le même rumb de vent, c’est-à-dire en coupant tous les méridiens sous un angle constant » ( petit Larousse)
(5) « = isochrone : mouvements isochrones, qui se font en temps égaux ; ex : le pendule » (petit Larousse)
( 6 )« courbe que doit suivre un corps pesant pour parvenir d’un point à un autre dans le moindre temps possible » ( Pierre Larousse)
(7)  l’avis général est qu’il s’agit des gens qui vont t’à la messe

Mémoires chapitre III

Chapitre III

 

Jacques Duclaux pendant la guerre

 

Le service militaire

 

En 1898 je suis parti au Mans pour le service militaire sans aucune appréhension et je n’en ai constaté aucune chez mes amis soumis à la même nécessité. Il faut dire que nous nous trouvions dans des conditions très favorables. La durée normale du service était de trois ans, mais j’était étudiant et il existait une loi qui permettait aux étudiants, ou du moins à certaines catégories d’entre eux, de ne servir que pendant un an en application d’un certain article 23 : j’appartenais à l’une de ces catégories. Pour en profiter je n’avais aucune démarche à faire : il suffisait de consulter mon dossier pour voir que j’étais, selon l’expression consacrée, « dispensé de l’article 23 ». Je n’ai jamais constaté que cette faveur (elle ne peut être appelée autrement) me valût une hostilité ou une jalousie quelconque de la part de mes camarades du contingent, qui avaient, eux, trois ans à faire. Trois ans, c’est long ! J’ai toujours été dans les meilleurs termes avec eux ; je dirais même que nos relations étaient affectueuses. La plupart d’entre eux étaient des cultivateurs de la Beauce, ou des Normands, ou des Bretons ; l’un de ceux-ci ne parlait pas français. C’étaient des jeunes hommes simples et, dans le sens humain du mot, de bonne société. Dans ma compagnie, environ 100 hommes, il n’y avait pas de mauvaise tête ; le sentiment général, qui ne prenait que rarement une forme précise, était que nous étions tous dans le même bain et que nous devions nous aider les uns les autres.

L’égalité

Je n’ai trouvé nulle part au cours de mon existence autant d’égalité entre les hommes qu’au service militaire, ni autant de compréhension mutuelle, sauf plus tard à l’hôpital. A cet égard le service peut avoir une bonne influence morale en atténuant les contrastes entre les diverses catégories sociales. L’hôpital en aurait une aussi si le règlement obligeait les docteurs à se mettre à la place des malades pour un certain temps, et inversement.

L’égalité pourtant n’était pas absolue. Elle était limitée d’un côté par la cantine, petit établissement où l’on pouvait manger et surtout boire, en payant. Certains jeunes bourgeois y prenaient leurs repas ; j’ai toujours mangé à l’ordinaire et je m’en suis bien trouvé : de ma vie je n’ai eu un tel appétit et, si je puis dire, avec autant de succès à en juger par la balance. Le menu n’était pas varié : c’était tous les jours le même, matin et soir. Le rata consistait en bœuf bouilli avec des pommes de terre ; l’épluchage des pommes était une cérémonie quotidienne qu’il était de bon ton d’essayer d’éviter, je ne sais pourquoi. Comme pain nous avions la célèbre boule, toujours la même aussi, dans laquelle nous taillions des tranches impressionnantes. C’était du pain blanc qui n’était pas absolument blanc et qui devenait terriblement résistant en séchant ; mais avec des dents de vingt ans on en venait à bout. Quelquefois, par bonheur rarement, il était remplacé par le biscuit de soldat qui était une abomination : les dents n’avaient pas de prise sur lui et glissaient sans l’entamer ; et quelquefois il contenait des vers. Par contre, nous avions parfois mais plus rarement, un produit nommé pain de guerre : une sorte de galette très sèche qui rappelaient certaines espèces de pain familières aux pays nordiques. Les avis étaient partagés à son égard : les uns le maudissaient avec la même vigueur que le biscuit et d’autres, dont j’étais, s’en régalaient

De temps à autre le rata était remplacé par ce que nous appelions le rôti. Le meilleur éloge que l’on puisse en faire est de dire que nous en absorbions des quantités phénoménales. Il fait bon avoir vingt ans et avoir passé toute sa journée au grand air, à l’abri de tout souci !

A l’heure du déjeuner la cantine n’était pas encombrée ; pour s’y sentir à l’aise il fallait ne pas être obligé de compter, peut être aussi regarder d’un peu haut le camarade du troupeau : on y était un peu entre article 23. Mais elle se remplissait quand venait une heure propice à la soif. J’ai vidé de mon mieux les caves à cidre du Mans : l’unité de volume à la cantine était le pot de deux litres et c’était beaucoup pour un seul client. Cependant l’estomac était tolérant et je n’ai aucun doute que, si l’un de nous avait défié un de ses collègues de vider un pot à lui seul, le pari aurait été tenu. Son exécution aurait été contraire aux usages ; au régiment boire seul était appelé faire suisse et c’était une grave incorrection.

La cantine intervenait encore dans d’autres circonstances : assez souvent, et surtout pendant la belle saison, nous avions au programme des marches militaires. Alors nous arpentions quinze ou vingt kilomètres de route : cinquante minutes de marche, dix de pause. Pour ceux que la marche ne fatiguait pas c’étaient des jours de fête. Il y avait bien l’ennui de porter le fusil et le sac, que l’on trouvait lourds. Mais ces marches représentaient liberté et égalité : nous avions l’impression d’être le dimanche en promenade. Très souvent nous chantions en chœur ; nos chansons n’étaient pas toujours de meilleur goût et quelques unes offensaient les convenances ; j’ai entendu des camarades protester parce que certaines avaient été chantées à la traversée des villages et auraient pu être entendues par de jeunes oreilles ; l’homme n’oublie pas qu’il a une mère et des sœurs !

J’ai encore dans l’oreille l’une de ces chansons qui donnera une idée du niveau :

Dedans les faubourgs de Nantes

Dedans les faubourgs de Nantes

Il y a t’une maison

Verse à boire

Il y a t’une maison

Buvons donc

 

Il y a trois jolies filles (bis)

Qui ont chacune un beau nom

Verse à boire.

La première c’est Henriette (bis)

Henriette c’est un beau nom.

La deuxième c’est Juliette (bis)

Juliette c’est un beau nom.

 

La troisième c’est Fleur de Rose (bis)

Fleur de rose c’est un beau nom.

Les soldats l’ont emmenée

A Paris dans une maison.

Au bout de six mois à peine

Elle revint à la maison.

 

Au bout de neuf mois à peine

Elle accoucha d’un garçon.

Qui n’ressemblait à personne

I’ ressemblait au bataillon.

Verse à boire et buvons donc.

 

Au cours de ces marches la cantine suivait dans une petite voiture chargée d’un tonneau de vin et à une des haltes nous avions droit à un quart de vin. Le quart c’était une sorte de tasse en fer blanc qui était une partie essentielle de notre fourniment. Nous courrions vers la cantine.

Un proverbe nous rappelle qu’il n’est de meilleure sauce que l’appétit et c’est aussi exact pour la soif. En ma vie je n’ai bu un verre de vin avec autant de plaisir que le modeste quart des marches militaires. Après 75 ans je le sens encore couler délicieusement dans mon gosier et je pourrais chanter comme Figaro :

O liqueur enchanteresse

Verse l’ivresse et l’oubli dans mon cœur !

Mais un homme n’atteint pas avec un quart de vin ni l’ivresse ni l’oubli !

Je me souviens d’une accablante journée d’été. Nous avions rampé le long d’une grande route, en plein soleil, et la fatigue nous accablait. Pour revenir à la caserne, (en termes plus techniques, au quartier) nous devions emprunter les rues de la ville ; nous n’étions plus présentables et beaucoup traînaient la patte ou tiraient la langue. Les rangs s’étaient rompus et nous ressemblions à un troupeau en marche vers l’abattoir. L’honneur de l’armée était en jeu : nous ne pouvions pas nous montrer aux Manceaux dans un état de débandade aussi pitoyable. Le colonel en souffrait puisque c’était son régiment. Il ne s’émut pas ; au moment où nous allions atteindre les faubourgs il commanda aux clairons qui marchaient en tête et qui étaient aussi fatigués que nous : sonnez la charge. La charge n’est pas une mélodie, c’est une suite de notes, très simple mais qui fait sortir l’homme de lui-même.  L’effet fut prodigieux. En quelques secondes, et bien qu’aucun ordre n’eût été donné, la colonne s’était reformée en ordre parfait, avait repris le pas et défilait fièrement, tête haute et regard assuré. Je m’en souviens encore avec émotion après si longtemps.

Notre colonel était à certains égards féroce. Il était la représentation vivante du premier article de la Théorie d’après lequel la discipline est la force principale des armées. La Théorie c’est le recueil des instructions que le bon soldat doit connaître et auxquelles il juge prudent de se conformer pour essayer d’éviter les sanctions telles que consigne, salle de police, prison ou cellule. Les dispensés de l’article 23 n’étaient pas tenus de savoir lire une carte mais ils devaient pouvoir réciter de nombreux passages de la Théorie, à toute heure et même en dormant. Notre colonel nous avait un jour privés de permission parce que l’un de nous s’était trompé en récitant la Divine Théorie et avait mis un mot pour un autre.

Une légende courait au sujet de ce colonel qui, dans sa jeunesse avait pris part à une guerre, sans doute celle de 1870. Ses chefs lui avaient confié une petite troupe et l’avaient envoyé en avant, en patrouille, avec l’ordre de marcher tant qu’il n’aurait pas été rappelé. Ensuite ils l’avaient oublié. Tandis qu’il marchait les troupes françaises avaient subi un revers et avaient dû se replier, le laissant isolé en pointe. Il avançait toujours, conformément aux ordres, tandis que les adversaires riaient dans leur barbe. Mais à un moment donné les ennemis montrèrent à la patrouille, par des arguments indiscutables, qu’elle était complètement encerclée par des forces cent fois supérieures aux siennes et que la seule solution pour le colonel était de déposer les armes : ce qu’il fit, n’ayant pas eu d’ordre contraire.

Un bon soldat, au sens de la Théorie, est nécessairement bien vu par ses chefs, et aussi par ses copains des armées étrangères. Vers 1916 un port français était utilisé par les armées anglaises pour l’importation de machines de guerre ; le commandant de ce port était un officier français très fort sur la Théorie ; au lieu d’aider les Anglais, il ne cessait de leur mettre des bâtons dans les roues en invoquant des règlements qui dataient de Louis XIV. Après la victoire les Anglais lui décernèrent une décoration militaire ; un témoin fut offusqué : comment, disait-il, pouvez-vous honorer un homme qui n’a cherché qu’à vous créer des ennuis ? C’est vrai, répondirent les Anglais, il a été odieux, mais c’est un si bon soldat !

Le service militaire est pour tous les jeunes hommes la première occasion d’entrer en contact avec des échantillons d’humanité dont les préoccupations diffèrent des leurs. Il peut les instruire d’une autre manière, et un hasard fit que, par l’intermédiaire de l’un de mes bons camarades je fus confronté à l’un des pires maux dont souffre l’homme : les peines d’amour.

Galerne était un agriculteur beauceron, un aimable compagnon et de plus un soldat modèle. Sans y mettre aucune ostentation, par simple préférence pour le travail bien fait, il astiquait son fourniment mieux que personne et le dos ciré de son sac était célèbre pour son brillant. Il avait, en partant au régiment, laissé au pays une jeune fille qui lui avait promis de l’attendre. Femme varie ! Etant parti en permission au cours de sa deuxième année, le cœur en joie, il apprit qu’elle ne l’avait pas attendu… Il revint sans mot dire, mais quelque chose d’indéfinissable dans son allure nous montrait qu’il avait reçu un coup accablant. Peu à peu nous apprîmes tout. Mais que pouvions-nous faire ? Les mots se brisent sur une peine d’amour.

L’instruction

Et maintenant que faisions nous au service militaire ? Il était logique de supposer qu’il avait pour but de préparer la nation à une guerre possible, en donnant aux jeunes recrues une instruction appropriée. Ne parlant que de ce que j’ai vu, je n’ai pas à ce sujet une opinion philosophique. Peut être l’instruction était-elle différente d’une garnison à l’autre ! Une tradition fort répandue voulait qu’elle fut, en 1900, beaucoup plus sérieuse et efficace vers la frontière de l’Est que dans l’Ouest, surtout dans le Midi, parce que les jeunes officiers qui aimaient leur métier demandaient les garnisons lorraines. Je n’ai connu que l’Ouest dont Le Mans était un échantillon valable, comme on dit aujourd’hui.

L’instruction comportait une partie théorique qui était donnée à la caserne ; nous devions apprendre par cœur un certain nombre de versets de notre Coran. L’un des premiers, sur lequel aucune hésitation n’était tolérée, décrivait la position du soldat sans armes. Il devait avoir le petit doigt sur la couture du pantalon, les pieds un peu moins ouverts que l’équerre, et les yeux fixés à quinze pas devant lui. Il est difficile en 1975 de comprendre l’importance que nos hommes de guerre donnaient à de pareilles niaiseries. Un soldat sans armes, c’est un homme au repos. S’il est au repos, qu’importe à la défense nationale qu’il ait, si cela lui plait, les pieds parallèles à la mode indienne ? Plutôt que de regarder à quinze pas, il fera mieux de surveiller ses pieds pour éviter de choir dans une des tranchées que l’E.D.F, le gaz ou le téléphone creusent si libéralement sous nos pas. Et quant au petit doigt, il est tout indiqué qu’il l’abrite dans son oreille puisque la langue a donné à ce doigt le nom d’auriculaire pour suggérer cette pratique.

La Théorie offrait même des contradictions : ainsi il était dit à un certain paragraphe que les fenêtres devaient être ouvertes dès le réveil (à la sonnerie du clairon) et à un autre qu’il fallait attendre que les hommes fussent habillés. Dans la réalité, personne ne faisait attention à ces textes et les fenêtres étaient ouvertes au moment convenable : vox populi, vox dei.

La plus grande partie de l’instruction se donnait en plein air, sur le champ de manœuvre attenant à la caserne. Nous y passions plusieurs heures par jour. A quoi faire ? Il était difficile de comprendre comment nos exercices pouvaient nous préparer à la guerre. Par contre il était clair qu’ils avaient pu le faire au temps de Turenne.

Ils comprenaient en premier lieu le maniement de l’arme : en fait le fusil Lebel. Ce fusil a droit à une minute d’attention. Il succédait au célèbre Chassepot de 1870 et avait vu le jour en 1886. A bien des égards il était largement supérieur à son ancêtre : le calibre était plus petit et la vitesse de la balle bien plus grande. La trajectoire plus tendue et la forme de la balle permettaient un tir précis à une distance bien supérieure. En plus le fusil se prêtait à deux méthodes de tir : le tir coup par coup qui demandait à chaque fois l’ouverture de la culasse, l’expulsion de la cartouche tirée, son remplacement par une cartouche neuve et la fermeture de la culasse, soit quatre opérations ; et le tir accéléré qui n’en demandait qu’une.

Un mécanisme permettait de passer rapidement du tir coup par coup au tir accéléré et inversement. Ce mécanisme était théoriquement sans reproche, mais il se décomposait en plusieurs opérations qui devaient se faire dans un certain ordre. Si le tireur se trompait, le mécanisme s’enrayait et on ne pouvait plus tirer ni d’une manière ni de l’autre : il fallait avoir recours au tournevis pour rétablir l’ordre.

L’ennui c’est que, même à la caserne et à l’abri de toute agitation, une forte proportion des tireurs faisait les opérations à l’envers et que beaucoup de fusils étaient enrayés dès la première manœuvre ; il en résultait une hilarité générale. Sur le champ de bataille la proportion aurait sans doute été plus grande encore et la seule ressource du maladroit eût été de dire au copain d’en face, dans l’esprit de Fontenoy : mon vieux, j’aimerais répondre à ton dernier envoi par un de ma façon, mais ma mécanique s’y oppose. Assieds toi un moment et dans quelques minutes nous reprendrons la conversation.

Comment pouvait-on tolérer une situation pareille, connue de tous, est un mystère.

Que peut-on faire avec un fusil Lebel ? Évidemment tirer. Sauf erreur il est destiné à cet usage, bien qu’il puisse tout aussi bien servir à assommer un adversaire. Mais son efficacité est limitée et il n’est pas aussi dangereux qu’on pourrait croire. Un chant révolutionnaire affirme que :

Pour protéger la banque et la finance

Il n’y a rien de tel

Que le fusil Lebel

 

Mais c’est une erreur de conception. Pour défendre une banque, on ne tire pas à deux kilomètres, même si c’est une très grande banque.

En 1870, un curieux avait calculé que pour tuer un homme à coups de fusil, il fallait un poids de balles à peu près égal au sien, soit plusieurs militaires. En 1940, le chiffre aurait sans doute aurait été bien supérieur : nous vivons dans une société de consommation. Ce qui est certain c’est qu’en 1900 cette utilisation du fusil était ignorée. Évidemment quand la troupe se rendait le matin au champ de manœuvres, chacun emportait son arme, mais avec les intentions les plus pacifiques.

Portez …armes ! Présentez… armes ! L’arme sur l’épauledroite ! Reposez … armes ! Les mains claquaient sur le bois des crosses. Un synchronisme parfait était exigé : on ne devait entendre qu’un seul choc, suivi d’un silence de mort. Il était recommandé de taper aussi fort que possible et une légende courait, d’après laquelle une permission spéciale serait accordée au brave qui y mettrait assez d’ardeur pour casser le bois. Peut-être cet exercice pourrait-il être inscrit au programme des jeux olympiques.

Il faut convenir que, lorsque le régiment entier présentait les armes avec ensemble, le spectacle était impressionnant, en raison de la précision du geste et de l’immobilité qui suivait. Il m’est arrivé depuis d’assister aux obsèques d’un haut dignitaire de la Légion d’honneur, auquel les honneurs étaient rendus par un détachement d’une dizaine d’hommes. A un certain moment, ils présentaient les armes et ce mouvement sec, suivi d’une immobilité totale, avait de la grandeur. Le silence peut dominer le bruit. Mais pourquoi tant d’efforts pour un mouvement d’ensemble que la guerre ne donnera jamais l’occasion de faire ? A la guerre on présente l’arme par la pointe.

Il y avait mieux encore. La troupe étant bien alignée, le chef commandait : tête..droite ; et tous tournaient la tête à droite. La minute après c’était à gauche. Ainsi nous préparions la victoire.

Les hommes étaient parfaitement conscients de cette absurdité ; mais, chose curieuse, ils n’étaient nullement indignés de voir trois années de leur vie ainsi gâchées. Du point de vue militaire, l’esprit était bon. Jamais de protestations, jamais de réclamations. Naturellement la discipline n’aurait pas permis qu’elles prissent une forme ouverte, mais elles auraient pu être dans l’air et elles n’y étaient pas. C’était peut être un effet de l’égalité. D’ailleurs nous n’avons pas connu l’adjudant Flick de Courteline qui était une bête féroce, le capitaine ne l’aurait pas toléré. Je n’ai jamais eu à me plaindre d’aucun gradé et je ne me rappelle avoir vu un abus d’autorité qu’une seule fois. L’auteur était un sergent dit «rengagé » qui était resté volontairement dans l’armée après la date normale de sa libération. Les rengagés étaient mal vus, leurs camarades leur demandaient avec ironie si chez eux le four était démoli, entendant par là qu’on y souffrait de la faim au point d’accepter n’importe quel métier. Dans ma compagnie un sous-officier rengagea : nous ne le sûmes que par la voie officielle car il ne voulut pas l’avouer.

Notre attitude à tous était une sorte de résignation de bonne humeur, presque souriante : il était convenu une fois pour toutes que notre temps était perdu, pour les neuf dixièmes au moins. Cette idée étant bien ancrée dans la tête, on n’y pensait plus et il s’agissait seulement, suivant l’expression consacrée, de tirer la journée le mieux possible. Et puis nous avions de temps à autre notre revanche. L’exercice sur le champ de manœuvres comportait des mouvements d’ensemble : le régiment étant composé de bataillons, eux-mêmes divisés en compagnies et, plus loin encore, en sections, puis en escouades : toutes ces unités pouvaient être disposées de diverses manières qui avaient sans doute leur intérêt du temps de Turenne ; j’ai oublié en général leurs noms car, en quatre ans de guerre, je n’en ai vu réaliser aucune. J’en retrouve cependant une : la colonne contre la cavalerie. Le régiment défilant en ordre sur la route, une troupe de cavalerie ennemie était signalée en avant sur cette route, aspirant à faire de nous de la chair à pâté. Aussitôt on entendait le commandement : colonne contre la cavalerie ! et le régiment se transformait en une pelote hérissée de baïonnettes : l’ennemi n’insistait pas !

La colonne contre la cavalerie s’organisait sans trop de mal ; mais certains mouvements d’ensemble étaient plus subtils. Le régiment étant formé de telle ou telle manière, il fallait le disposer de telle ou telle autre. C’est là que nous tenions notre revanche contre les chefs, car c’est d’eux que tout dépendait. Sur le papier le mouvement était simple et logique, comme la manœuvre de la culasse du Lebel. En fait je ne l’ai jamais vu réussir et je n’ai jamais su pourquoi, pas plus que je ne m’en suis soucié. Tout de suite tout s’embrouillait : une section se trouvait là où elle n’avait rien à faire, ou bien elle était à l’envers, la gauche à droite et les hommes regardant en arrière et non pas en avant. Plus le temps s’écoulait et plus le désordre augmentait, au point de devenir un chaos. Le capitaine ne savait plus où était sa compagnie, brisée en morceaux, et si un ordre était nécessaire, personne ne pouvait dire où il aurait pu trouver le responsable. Pendant tout ce temps nous nous tordions de rire. Chacun son tour ! Voir les chefs dans le pétrin est pour le troupier pure jubilation.

Grandes manœuvres et petites histoires

Pour être véridique, il faut avouer que le premier souci des hommes, en arrivant le soir à l’étape, était de partir à la recherche de quelque chose à boire. Dans la presque totalité des cas ils en usaient avec modération et aucun incident n’en résultait. Mais il y avait des exceptions.

M… (disons Martel si vous voulez bien ) était un cultivateur mayennais ; il était aussi large que haut et sa force physique était proverbiale. Il disait lui-même que, pour la lutte, personne ne pouvait lui tenir tête et ses amis étaient d’accord. Il n’abusait jamais de sa force qu’il aurait plutôt mise au service de tous et se comportait en bon camarade ; il avait seulement un petit défaut : il était sujet à la soif. Alors l’agneau devenait tigre et il fallait se méfier.

Aussi ne fûmes nous pas rassurés quand, un soir, après une longue marche qui nous avait fait tirer la langue, nous vîmes Martel revenir au cantonnement porteur d’une bouteille de rhum qui n’était pas intacte et qu’il avait probablement volée. Son allure montrait avec évidence que le rhum n’était pas allé bien loin. Il portait au ceinturon sa baïonnette bien pointue qui donnait à réfléchir. Si nous n’intervenions pas, il allait finir la bouteille, tirer la pointe du fourreau et les conséquences n’étaient que trop prévisibles. Si nous intervenions, il y aurait bataille et, en raison de sa force, elle serait sérieuse. Nul ne se souciait d’engager les hostilités, surtout contre un bon camarade, estimé de tous. Une solution pacifique était nécessaire mais elle n’était pas évidente.

Alors l’un de nous eut une idée : prendre le bon camarade par les bons sentiments. Il s’approche de lui, son quart à la main et lui dit : tu ne me refuseras pas une goutte !Bien sûr, fit Martel, qui remplit le quart ; un autre suivit et ainsi de suite ; j’arrivai le dernier : j’étais le caporal de l’escouade et, pour achever de décider Martel, un ami lui dit : c’est pour le caporal !Ah oui, fit Martel, attendri, le caporal ! Il porte les patates, le caporal, et il les épluche. Il faut dire que nous portions dans notre sac les pommes de terre de la journée – un kilo – et que nous les épluchions en chœur ; mais beaucoup de caporaux se défilaient en raison de leur grade dans la hiérarchie. Je ne les imitais pas et Martel l’avait remarqué. Aussi ne fit-il pas de difficulté pour me verser un quart et la bouteille se trouva vide. Martel la regarda avec mélancolie et ne fit aucune observation ; il s’endormit et le lendemain tout était oublié.

J’eus des difficultés d’un genre tout différent avec mon copain Mielle. Au régiment on rencontre toutes sortes de gens et c’est l’un de ses mérites. On voit vivre les hommes bien mieux qu’à la télévision qui les oblige à faire des grimaces. Mielle était un compagnon plombier qui connaissait le travail des métaux et y avait acquis une grande habileté. Pour le reste c’était un parisien, ou pour mieux dire un parigot à 100 % que rien n’embarrassait et qui aurait tenu tête à Dieu et au diable, séparément ou ensemble.

Un jour un riche propriétaire lui avait commandé une grosse boule de cuivre pour orner le bas de son escalier ; seulement, avait-il précisé, je veux qu’elle soit faite entièrement à la main ; pouvez-vous vous en charger ? Bien sûr, avait répondu Mielle, vous me donnez une feuille de cuivre plate et je vous en fais une belle boule. Mais je vous préviens qu’elle coûtera cher – Aucune importance. Et Mielle lui avait apporté une splendide boule, sur laquelle tous les coups de marteau étaient visibles.

Nous étions bons amis et, me voyant désireux de m’instruire, il avait entrepris de m’apprendre l’argot parisien, ou plus exactement, les argots : il en pratiquait trois : le javanais, le louchebème et le jupini. Pour autant que je me souvienne le javanais est élémentaire. Partout où vous en trouvez l’occasion, vous intercalez la syllabe av. Ainsi au lieu de dire : as-tu vu ? vous dites : avas tavu vavu ? Comme on voit il n’est pas nécessaire d’être bachelier. Le louchebème offre plus de fantaisie : vous intervertissez la première et la dernière lettre du mot et vous ajoutez une désinence. Ainsi boucher devient louchébème. Du jupini j’ai tout oublié. On a tant de soucis !

Un dimanche matin, je dis à Mielle : veux-tu que nous allions faire un tour dans la forêt d’Ecouves ? Ce n’est pas loin et nous serons de retour pour la soupe. Entendu, répondit-il et nous voici en route. Il faisait déjà chaud et Mielle n’avait pas la vocation d’explorateur. Après quelques kilomètres de route, il ressentit un vide. Une ferme se présentant à proximité, il m’abandonna pour aller y demander un verre de cidre. Cela ne se refuse pas. Le verre devait être un seau car je trouvais qu’il mettait bien longtemps à le tarir ; tout de même il revint et nous repartîmes, mais pour rencontrer une seconde ferme qui fut aussi accueillante. J’abrège. Il devint clair que, si nous devions continuer à la même allure (ce qui était une hypothèse optimiste) la nuit tomberait avant que nous ayons fait le quart du chemin. Je dus renoncer à la forêt ; mais Mielle avait rarement passé une aussi bonne journée !

Un homme prudent ne doit pas se mettre en route avec un assoiffé, mais il doit aussi éviter les botanistes, qui trouvent toujours un prétexte pour interrompre la promenade : c’est une herbe ou une salade à laquelle ils trouvent un mérite tel qu’il est nécessaire de s’arrêter pour la cueillir et l’étaler entre deux feuilles de papier gris pour constituer ce qu’ils appellent un herbier. Et plus l’herbier est gros, plus ils sont fiers.

Les soldats de deuxième classe touchaient une solde qui s’élevait, ou plutôt s’abaissait à un sou par jour, soit cinq centimes (1). C’était peu mais après une semaine on avait gagné sept sous. A la cantine une tranche de pâté coûtait deux sous : nous ne savions pas de quoi il était fait mais nous le considérions comme un délice. Le fromage était dans les mêmes prix et un jour me fit faire une découverte en zoologie. J’en avais commandé un morceau et, quand je voulus l’entamer, il se divisa immédiatement en deux tranches d’où jaillit un véritable feu d’artifice de petits vers blancs très sportifs. Ils se courbaient en arc et en se détendant ils arrivaient à sauter à plusieurs centimètres ; au bout d’un instant toute l’assiette en était couverte. On m’enseigna à cette occasion que ces acrobates étaient bien connus sous le nom de vers sauteurs : c’est ce que j’ai appris de plus utile au régiment. Pourtant je n’y ai pas complètement perdu mon temps, comme en témoigne mon livret militaire, d’après lequel à mon arrivée je savais lire et écrire, et à mon départ, lire, écrire et compter.

Nous touchions donc un sou par jour. Mais j’ai été témoin d’un accident. C’était le caporal qui descendait au bureau et touchait pour toute l’escouade : une dizaine d’hommes entre lesquels il faisait la répartition. Un jour le nôtre prétendit être tombé dans l’escalier et avoir tout perdu. Personne ne le crut et nous pensions tous qu’il avait mis les sous dans sa poche. Mais personne ne protesta : notre caporal était un brave type et nous pensâmes tous : pour qu’il se soit mis dans un aussi mauvais cas, il faut qu’il ait vraiment besoin d’argent. Pauvre diable ! En pareil cas la fraternité des humbles joue à plein.

Nous fûmes appelés une nuit pour aider à éteindre un incendie. A notre arrivée toute une maison était en feu ; aucune bouche n’existait à proximité ; il fallait faire la chaîne. Les seaux remplis à une fontaine passaient de mains en mains en se vidant peu à peu. L’incendie ne s’arrêta que lorsqu’il n’y eut plus rien à brûler. Les moyens de lutte étaient à cette époque dérisoires et nous étions arrivés sur les lieux une heure trop tard, avec des moyens enfantins. Peut être aurions éteint sans trop de mal une niche à chiens, mais une maison c’était une autre affaire.

Je terminerai mon récit par une petite histoire, typiquement militaire, qui aurait enchanté Courteline. Une exposition se tint au Mans : dans leur sollicitude les organisateurs décidèrent que, tous les jours, les soldats de la garnison pourraient la visiter gratuitement, à la condition d’y venir en groupe sous la conduite d’un gradé et d’avoir le petit doigt sur la couture du pantalon. Les premiers jours le groupe fut nombreux, mais, à mesure que le temps passait, l’enthousiasme diminuait et le gradé était presque seul. Cette situation n’était pas tolérable, car les organisateurs pouvaient en déduire que la manifestation n’intéressait personne et que leur générosité était mal placée.

Alors le commandant imagina la corvée d’exposition : tous les jours le régiment devait fournir un certain nombre d’hommes désignés par leur chef et en service commandé. Pour pouvoir sortir de la caserne ils devaient s’astiquer avec soin et briller comme des miroirs ; ils maudissaient l’exposition en proportion.

(1) de franc or

Mémoires chapitre V

Chapitre V

L’Institut Pasteur

Je suis probablement le dernier survivant de ceux qui ont connu le célèbre laboratoire de Pasteur à l’Ecole Normale. Je ne me le rappelle pas assez bien pour pouvoir le décrire et je me méfie de ma mémoire. Mais quand j’entends dire qu’on y montait par une échelle, je proteste : on y montait par un escalier : il est vrai qu’il était fort raide et ressemblait quelque peu à ceux qui, dans nombre de vieilles maisons, donnent accès au grenier.

Yersin

J’y fis la connaissance de Yersin, qui fut l’un des premiers et des plus ardents pastoriens. Il était suisse et son nom est encore porté au pays de Vaud. Captivé par la doctrine pastorienne il était venu l’étudier de plus près à Paris ; très vite sa valeur devint évidente et il fut envoyé en Extrême Orient où, en même temps que le biologiste japonais Kitasato, il découvrit en 1894 le microbe responsable de la peste.

Cette découverte eut un grand retentissement, même en dehors des milieux médicaux. De toutes les maladies épidémiques la peste était la plus redoutée et il reste beaucoup de cette crainte dans le langage courant. Dire d’un semblable qu’il est une peste est un des pires jugements que l’on puisse formuler sur lui et si, de plus, il empeste, cela n’arrange rien.

Citons encore La Fontaine :

Ce mal qui répand la terreur

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom

Faisait aux animaux la guerre

Ce n’était pas tant aux animaux qu’elle en voulait, les rats mis à part, c’était aux hommes. La peste  a été décrite fort exactement par Camus. Cependant il semble que sur plus d’un point il soit resté en deçà de la réalité, et que le mot terreur soit trop faible pour exprimer l’état d’esprit de la population, quand elle voyait que pas un foyer n’était indemne et qu’on en était à ne plus pouvoir ensevelir les morts. Sur un sujet pareil, Edgar Poe a écrit une nouvelle hallucinante : la mort rouge.

En 1894 la science des microbes était bien loin de connaître le développement qu’elle a pris depuis, et l’idée que toute maladie épidémique était attribuable à un certain micro-organisme différent des autres pouvait encore être discutée. Si l’on connaissait le responsable de la peste on pouvait espérer le vaincre.

 

Le travail avait été difficile. Un témoin le décrit ainsi : le jeune pastorien qui avait collaboré avec Roux aux recherches sur la diphtérie, Yersin, que son goût pour les voyages avait éloigné du laboratoire et attiré vers l’Indochine, s’offrit aussitôt pour aller dans la Chine méridionale organiser la défense de nos frontières (contre la peste de Canton). Il se rendit d’abord à Hong-Kong et c’est là que, au prix de difficultés que connaissent seuls ceux qui ont pu recueillir ses confidences, se cachant pour faire l’autopsie de cadavres achetés aux ensevelisseurs chinois, il réussit à découvrir le microbe de la peste.

Plus tard Yersin fut désigné pour fonder et diriger une filiale de l’Institut Pasteur à Nhatrang, petit port de la côte annamite : le but de cette création était l’étude des maladies tropicales. Il est bien connu que les Pastoriens travaillent sans publicité ; mais il est fâcheux que le rôle qu’ils ont joué à l’échelle mondiale soit aussi mal connu. Ils ont été partout des missionnaires, et non sans danger : rappelons ici le nom de Louis Thuillier qui, parti en Egypte avec Emile Roux pour y étudier le choléra, contracta la maladie et en mourut.

A Nhatrang Yersin trouva un deuxième moyen d’exercer son activité en s’intéressant à la mise en valeur du pays. Il fut l’un des premiers, sinon le premier, à y introduire la culture de l’arbre à caoutchouc, l’hevea bresiliensis.

En ce temps là Nhatrang était à la limite de la forêt vierge et Yersin, parti pour se battre avec les infiniment petits, avait des difficultés avec de très gros voisins indiscrets. Il n’en aimait aucun mais il en voulait surtout aux rhinocéros qui, avec leur damnée corne, saccageait ses plantations. Un savant armé de son micros-cope ne peut rien contre un rhinocéros, qui ne parle pas le même langage et se flatte d’être le denier rejeton d’une espèce préhistorique dont il a gardé la vigueur et la brutalité.

Monsieur Roux

Si l’on parle de l’Institut Pasteur on se trouve naturellement amené à penser à son directeur, Monsieur Roux ; c’est bien à dessein que j’écris Monsieur Roux car c’est ainsi que nous l’appelions tous, de même que Pasteur avait été Monsieur Pasteur : c’était un titre analogue à celui de Lord anglais, mais bien au dessus.

Monsieur Roux était connu dans le monde entier comme le vainqueur de la diphtérie ; ce terme n’éveille pas d’écho à l’heure actuelle ; c’est d’ailleurs un mot savant et le terme courant était le croup : terreur des mères qui voyaient leur bébé étouffer sous leurs yeux sans que rien ne put être fait pour le soulager ni le guérir : la médecine ne connaissait pas de remède et devait avouer son impuissance. Le croup s’attaquait aux tout-petits, innocents dans leur berceau. Des obsèques nationales furent faites à Emile Roux et, lorsque le long cortège s’étendit dans les rues, bien des mères pensèrent à leur sauveur.

Si quelqu’un était digne de prendre la succession de Pasteur, c’était bien Monsieur Roux avec sa personnalité puissante. Son regard était dominateur, bien qu’il ne cherchât à dominer personne. Il pouvait arriver qu’on ne fût pas entièrement d’accord avec lui et que l’on pensât à aller lui présenter quelque objection : il écoutait et, sans rien dire, regardait bien en face le contradicteur. C’était fini.

Sa vie se résumait en quelques mots dont le principal était : simplicité. Il avait droit à un bureau quelque part dans la maison mais personne ne savait où. Ayant horreur des bureaux et de toute espèce de faste et de représentation, il était toute la journée accessible, sans aucune cérémonie, dans le bureau de l’économe, au rez de chaussée, première porte à gauche en entrant. Il y recevait un nombre immense de publications scientifiques, qu’il avait bien rarement le temps de lire et qui allaient s’empilant sans limite sur la table. Celle-ci était le bien personnel de l’économe, Monsieur Fontête, qui souffrait le martyre. Comment tenir des comptes, quand le personnel ou les visiteurs tenaient la place et jacassaient toute la sainte journée ? Fontête n’avait trouvé qu’une solution : il venait à cinq heures du matin.

Monsieur Roux vivait à l’hôpital Pasteur, à cent mètres de son bureau. Il était magnifiquement soigné par la sœur Laure qui le considérait comme un Dieu, pour autant qu’une sœur peut le faire. Elle eut un jour un mot charmant : comme on lui demandait si elle connaissait depuis longtemps son nourrisson, elle répondit : nous sommes ensemble depuis bien des années. Elle aurai été horrifiée si elle avait connu le sens usuel de la locution : nous sommes ensemble.

L’hôpital n’était pas des plus confortables et demandait une âme spartiate. Monsieur Roux, qui dormait mal, y lisait la nuit pendant des heures, éclairé par un lumignon qui existait alors dans tous les ménages, la lampe Pigeon, que l’on peut retrouver au cimetière Montparnasse et qui équivaut à une demie bougie. Il s’en déclarait parfaitement satisfait.

Les infirmières de l’hôpital étaient des religieuses qui observaient une discipline stricte. Il était en principe réservé aux malades atteints d’une maladie hautement contagieuse : diphtérie, scarlatine, typhoïde… Pour éviter toute contagion chaque malade occupait une chambre à part. L’infirmière passant d’une chambre à la voisine aurait pu y introduire des microbes. Pour éviter ce risque, elle enlevait sa blouse en quittant la chambre et se lavait les mains à un robinet commandé par le coude. En entrant chez le voisin, elle passait une nouvelle blouse laissée suspendue au mur, et ainsi aucune contagion n’était possible. Je me suis souvent demandé si une telle discipline aurait été possible avec des laïques. La Mère supérieure l’obtenait, si l’on peut dire, religieusement.

Ces infirmières, souvent jeunes, profitaient de récréations dans les cours. Elles devaient les passer gaiement, car les malades entendaient d’interminables éclats de rire très réconfortants. C’est encore un signe de l’époque : dans l’hôpital actuel personne ne rit. D’où venaient ces jeunes filles ? Leur identité n’était connue que de la Mère supérieure qui était la noblesse et la discrétion même. Un jour Monsieur Roux avait demandé à l’une d’elles pourquoi elle était entrée dans les ordres. Sa physionomie était devenue grave et après un moment, elle avait répondu : Monsieur, si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous ne me poseriez pas la question : Ave crux, spes unica !

L’hôpital profitait aussi des services d’un aumônier qui était plein d’onction et estimé de tous. Mais il ne fallait pas y regarder de trop près. Un jour il entreprit de confesser une toute jeune femme, récemment mariée et d’un extérieur agréable ; elle revint hors d’elle, ayant perdu sa foi et disant qu’elle ne pouvait pas croire que le prêtre d’une religion honnête puisse poser à une femme des questions pareilles.

L’Institut Pasteur n’était pas riche et les questions financières préoccupaient plus d’un des membres du personnel. M. Roux avait sur ce point des opinions très arrêtées. Etant indifférent aux questions d’argent et dorloté par la sœur Laure qui ne lui rendait pas de comptes, il ne pouvait pas concevoir qu’un autre pût être différent et son principe directeur était que, un homme pouvant vivre avec 5 francs par jour, il n’y avait pas d’excuse à lui donner plus. Le plus curieux est qu’il avait raison : on pouvait vivre en se passant de tout.

Un déjeuner ou dîner convenables coûtaient 1 franc 25, si l’on évitait les plats chers. Le petit déjeuner du matin : 0.30 ; total : 2.80, si l’on n’était pas généreux avec les pourboire. Quant au logement ? J’en ai habité un pendant un an pour 1.10 par jour et il devait être bien confortable, pour les punaises du moins, à en juger par l’effectif qu’elles y maintenaient. Je dus entreprendre une lutte dont les frais n’étaient pas compris dans les devis de M. Roux et dont le succès fut moyen ; mais la description de cette guerre de Troie est du domaine de l’historien. Revenons à notre addition : le total des dépenses pour un jour ne dépassait pas 4.50 et la théorie monétaire était exacte ; à condition de n’avoir aucune dépense somptuaire telle que médecin, pharmacien, tailleur, bottier, ni aucune dépense répréhensible telle que café, promenade du dimanche, théâtre et autres concessions à la Bête.

Si l’on supprime tout, on peut se contenter du reste. Je me souviens du malheureux S… qui ne se plaignait pas de ce régime : c’était un jeune juif, peut- être d’origine russe, passionné par la science au point d’en être le martyr. Nous avions découvert son secret : à l’heure du déjeuner il achetait un croissant qu’il mangeait en faisant à pied le tour du square de Vaugirard, puis il revenait au laboratoire. Quand il avait une économie – il n’était pas question de dire des économies – il allait au concert et trouvait l’oubli.

Pour adoucir le sort des travailleurs l’administration avait favorisé, sinon organisé, un restaurant à prix réduits, qui fut célèbre sous le nom de Microbe d’or. J’assistai au baptême. La création du restaurant étant décidée, il fallait lui donner un nom et la question fut posée au cours d’une conversation mondaine. C’est bien simple, fit un assistant, il existe partout des auberges du lion d’or, du soleil d’or, de l’écu d’or et autres dorures. Pour affirmer votre originalité, faites le Microbe d’or.

Je me souviens d’avoir imprimé ce nom, avec un timbre en caoutchouc, sur de petits jetons de carton qui donnaient droit au festin. Ainsi le directeur de l’Institut se trouva un jour maître d’hôtel. L’un des piliers du Microbe d’or était Edouard Pozerski, jeune savant polonais qui travaillait au laboratoire de physiologie et était toujours de bonne humeur. Il se serait fait hacher pour la Pologne, pour la France, pour l’Institut Pasteur et pour M. Roux. A ces quatre passions il ajoutait une cinquième : le culte de la bonne cuisine, qu’il a exprimé dans plusieurs livres destinés aux gourmets et signés de l’un de ses noms polonais : Edouard de Pomiane. De cette manière, l’Institut ne pouvait être compromis. Les conseils et recettes de Pomiane étaient très appréciés en France ; mais lui-même n’en profitait pas car il suivait un régime spartiate : le supplice de Tantale.

Sa fin fut assombrie par une désillusion. Ayant deux patries, la Pologne et la France, il veillait sur une Société fraternelle qui visait à resserrer le lien entre les deux et il voyait avec un profond chagrin cette société dépérir. Pas d’adhésions nouvelles et tant de morts !

Metchnikoff

Si M. Roux était à tous points de vue, administratif et scientifique, le directeur de l’Institut, la maison s’enorgueillissait aussi de la présence d’un incomparable animateur, Elie Metchnikoff.

Metchnikoff venait d’Odessa ; il était déjà célèbre par la découverte de la phagocytose. La médecine savait depuis Pasteur que le sang des malades atteints d’une maladie infectieuse pouvait contenir des microorganismes qui disparaissaient après la guérison. Mais que devenaient–ils ? Metchnikoff avait montré qu’ils étaient dissous ou digérés, de toute manière neutralisés, par certains éléments normaux du sang : les phagocytes. Si l’infection était localisée, les phagocytes affluaient au point menacé, exactement comme font aujourd’hui les Compagnies Républicaines de Sécurité (C. R. S.) mais sans tumulte. La nature a trouvé, pour panser ses plaies, des méthodes plus fines que nous. Il est vrai que nous sommes obligés de confier à des hommes l’application des nôtres, ce qui explique leur inefficacité. Très attiré par les doctrines de Pasteur, Metchnikoff avait désiré venir à Paris et les archives de l’Institut contiennent une lettre de recommandation, signée d’un grand physiologiste russe. Assez curieusement des questions matérielles s’étaient posées. Disposant de ressources personnelles limitées, Metchnikoff voulut savoir s’il lui serait possible de vivre décemment avec 25 000 francs par an. Mais bien sûr ! Un professeur à la Sorbonne, du rang le plus élevé, gagnait 15 000 francs, qui lui étaient régulièrement portés en argent liquide à son domicile. Tous les mois il voyait apparaître le préposé, M. Desclefs, qui tirait de sa serviette une enveloppe contenant 1 187 francs, la remettait au bénéficiaire et passait au suivant. Personne ne pensait, à cette époque qui nous est présentée comme primitive, que M. Desclefs courût un danger quelconque en transportant ostensiblement une fortune.

Le cerveau de Metchnikoff était un volcan en état permanent d’éruption. Il bouillonnait d’idées, quelquefois contestables, qui toutes portaient sa marque. Il poussait chacune jusqu’à ses dernières conséquences sans se soucier des objections ou critiques, donnant ainsi l’exemple à la fois de ce qu’il faut avoir des idées personnelles et de ce qu’il faut éviter de s’y cramponner. Il faut bien dire que la pratique lui donnait souvent raison.

Il avait lu dans des statistiques que les paysans bulgares atteignaient souvent un âge avancé, et on savait d’autre part qu’un élément essentiel de leur alimentation était ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de yaourt ou yoghourt. Ce rapprochement avait conduit Metchnikoff à penser que ces émules de Mathusalem devaient tout au lait caillé et particulièrement à un ferment isolé du yoghourt, le ferment bulgare. Et le volcan avait fait éruption en l’honneur de ce ferment. Le résultat fut surprenant : tout de suite le yoghourt fut à la mode. Je me souviens avoir eu entre les mains un petit pot fermé par une bande de papier sur laquelle l’acheteur pouvait lire : seul fournisseur du professeur Metchnikoff. Etait-ce vrai ? En tout cas cette bande était la preuve de l’influence de son nom. Peut-être ne l’a–t-il jamais su car les questions commerciales n’existaient pas pour lui. Mais il aurait été heureux en tant que savant s’il avait pu prévoir que le produit qu’il recommandait serait vendu, cinquante années plus tard, par centaines de millions d’unités.

Une autre campagne, aussi sonore, fut dirigée contre le gros intestin que Metchnikoff rendait responsable de tous nos maux, notamment de la constipation et de la fermentation intestinales qui nous menaient au trépas. Si nous refusions de vivre sous sa tyrannie, nous devions nous en séparer par opération chirurgicale, et sans doute aurait-il rendu cette opération obligatoire pour tous s’il en avait eu le pouvoir, car, s’il y avait quelque chose qu’il détestait c’était de rester à moitié chemin.

L’un de ses arguments principaux était que les animaux privés de gros intestin gardaient leur vitalité plus longtemps que les autres. Il fit un soir une conférence publique à ce sujet et nous présenta comme témoin un vieux chien affligé d’un gros intestin et un perroquet qui s’en passait. Le chien, à vrai dire, paraissait bien fatigué ; mais il avait à peine vu le perroquet qu’il sortit de sa torpeur et se jeta sur lui en aboyant, tandis que le perroquet s’enfuyait en poussant une bordée de ces glapissements que seul un représentant de sa race peut imaginer. Le gros intestin avait gagné !

Metchnikoff avait grand’peur des microbes et sa présence dans une maison qui en possédait la collection la plus riche du monde avait un côté paradoxal. Il ne mangeait pas de fruits et surtout pas de cerises, parce que les petits oiseaux avaient mis leurs pattes dessus ; et on sait que les oiseaux ne se lavent pas les mains. Seules les bananes étaient tolérables parce qu’elles pouvaient être épluchées aseptiquement. Il les aurait condamnées aussi s’il avait connu le fait qui a été révélé plus tard : certaines véhiculent des amibes.

Etant poète, volcan et indifférent aux contingence, Metchnikoff était bien à l’aise dans le désordre et, comme tel, faisait le désespoir du bibliothécaire, M. Roussel, qui, comme tous ceux de sa race, était passionné d’ordre. Son tourmenteur lisait beaucoup et dans bien des langues : anglais, allemand, russe, espagnol. Il empruntait sans cesse des livres à la bibliothèque et ne les rendait pas ; bien plus, il les prêtait au premier venu et les oubliait aussitôt. Quand Roussel venait les lui redemander il répondait avec candeur : je ne sais pas où ils sont ; et il s’indignait que cette réponse ne satisfît pas. Peu à peu Roussel devenait enragé, mais la maison ne soignait pas ce genre de rage. Un jour il y eut une altercation violente et Metchnikoff demanda des excuses : je ne suis pas assuré qu’il les obtint.

On pourrait penser que ces pittoresques écarts de Metchnikoff lui aliénaient quelque peu la sympathie générale. Pas le moins du monde ! Son désintéressement, sa droiture, sa sincérité, sa flamme, sa puissance attiraient l’affection. Roux était Monsieur Roux, lui était le père Metch. et quand il dépassait un peu la limite nous disions seulement : c’est une idée du père Metch. Des légendes couraient sur lui et il était soupçonné de les entretenir lui-même. Il gardait ses cheveux très longs et racontait qu’un jour, dans la rue, un gamin s’était campé en face de lui et lui avait dit : toi, si tu veux aller chez le coiffeur, je te donne deux sous.

On racontait aussi qu’un jour son collègue Albert Calmette, l’inventeur du B.C.G. était tombé malade et que Metchnikoff, le jugeant perdu, avait proposé de lui soutirer tout son sang pour en faire un sujet d’étude : de cette manière, disait-il, sa mort serait utile. Mais Calmette avait guéri et, mis au courant, avait estimé la proposition discourtoise, venant d’un ami.

Salimbeni

Salimbeni appartenait à une grande famille italienne ; les Salimbeni ou Salimbene avaient à plusieurs reprises joué un rôle à Florence au cours des siècles et il en était le digne descendant. Il aurait pu être Laurent le Magnifique. Il fallait le connaître pour savoir à quel point peuvent être poussés la courtoisie, l’aisance et la finesse, caractéristiques d’une haute civilisation en voie de disparition. A l’Institut Pasteur son rôle était facile à définir : il était l’esclave parfaitement conscient et consentant de M. Roux qui allait le trouver en disant : Salimbeni, j’ai besoin de vous. La réponse était immédiate : mais bien entendu, Monsieur.

Il avait la charge du service de production des vaccins, avec une responsabilité écrasante. Une erreur dans la fabrication et le vaccin devenait mortel. L’Institut avait des ennemis qui auraient été enchantés d’un accident ; ils l’ont bien montré plus tard quand le B.C.G. a été attaqué à Lübeck. Salimbeni partait rarement en vacances et les écourtait toujours. Peut être en son absence avait-on oublié le phosphate ? Ou ajouté trop de glycérine ? Et si l’étuve s’était déréglée ? Il n’en dormait plus.

Il disposait, croyait-on, de ressources personnelles, mais elles se tarissaient peu à peu car il ne pouvait vivre en régime Roux ; et il disait : je peux tenir encore quelque temps, mais je vois venir le jour où je devrai renoncer. Ce jour n’est pas venu : une mort prématurée l’en a empêché ; il s’est bien vu mourir, avec l’élégance des grandes âmes.

Legroux

Un autre exemple de dévouement total était donné par René Legroux, qui avait la charge de deux services en dehors de tous les conseils qui lui étaient demandés ; c’était un excellent organisateur et M. Roux lui faisait confiance. En premier lieu il avait la charge du Cours. Du Cours tout court ! Il était inutile de demander cours de quoi ?

La science des microbes n’était pas enseignée par les Universités : elle touchait de trop près la médecine. Elle ne l’était pas davantage par les écoles de médecine, car elle touchait de trop près aux sciences naturelles. J’ai entendu un botaniste soutenir qu’elle faisait partie de la botanique puisque les micro-organismes appartiennent au règne végétal. De tout ceci il résultait que Pasteur n’avait jamais existé en tant que savant puisqu’il ne pouvait se réclamer d’aucune science acceptable : il était une sorte de rebouteux.

L’Institut Pasteur avait fondé un cours qui était devenu international : les auditeurs y venaient du monde entier et devaient s’inscrire longtemps à l’avance, car le nombre des places était limité. Roux et Metchnikoff y enseignaient ainsi que bien d’autres de renommée universelle. Le Cours a beaucoup fait pour répandre dans le monde l’influence de l’école française et Legroux, qui en était l’organisateur, en a assuré le succès.

En second lieu Legroux avait la charge de la collection de microbes : c’était l’équivalent de l’herbier du Museum, avec cette différence que les plantes de l’herbier sont sèches, mortes et ne demandent plus rien, tandis que les microbes n’ont d’intérêt que s’ils sont gaillards et prêts à agir. Il faut donc les nourrir et les empêcher de dégénérer.

Chacun a son caractère, souvent mauvais, mais quelquefois bienveillant. Personne ne peut affirmer qu’un microbe particulier ne se rendra pas utile un jour. Depuis quelques années les spécialistes en ont découvert qui digèrent les pétroles et les transforment en produits alimentaires : on nous laisse espérer le jambon de pétrole. Déjà dans le passé des fabrications industrielles, celles de l’acétone et de l’alcool butylique s’opèrent par l’action des microbes appropriés. Une collection est donc nécessaire ; car il ne faut pas oublier que l’homme est incapable d’en créer aucun.

Ainsi le laboratoire de Legroux était-il devenu, par nécessité et pour le bien de tous, une pouponnière pour microbes. Ce rôle entraînait son directeur quelquefois plus loin qu’il n’aurait aimé. Une certaine année l’attention fut particulièrement attirée sur le rôle possible des poux dans la transmission de je ne sais plus quelle maladie : un exemple avait déjà été donné par Nicolle. Il fallut élever des poux, mais comment les nourrir ? Ils ont leurs petites habitudes auxquelles ils sont fermement attachés.

Vous ne pouvez demander à un travailleur salarié de se faire dévorer par des poux, son syndicat s’y opposerait. Il fallut que le directeur s’y mette lui-même ! Je l’ai vu retrousser sa manche et mettre son avant bras à nu ; puis ouvrir une petite boite qui contenait ses pensionnaires et les verser sur sa peau. Ils se mirent immédiatement à l’œuvre avec appétit. Quand ils furent satisfaits, il les reprit un par un avec une petite spatule et les remit dans leur boite. Voilà un tableau de la vie du bactériologiste !

L’esprit de la Maison

J’ai donné deux exemples du dévouement à la Maison qui caractérisait cette époque et j’aurais pu en donner bien d’autres. L’un me revient à l’esprit. Souvent et surtout le dimanche l’Institut recevait des groupes de visiteurs. Il fallait les guider et leur expliquer le pourquoi de ce qu’ils voyaient. Qui était le guide ? Souvent Pozerski dont j’ai déjà parlé et dont la gentillesse faisait merveille. A l’occasion et sur la demande de M. Roux, un autre travailleur, agrégé de philosophie, docteur en médecine, auteur de nombreux travaux scientifiques et de plusieurs romans de haute tenue littéraire, grand ami d’Anatole France et ancien directeur de la filiale de Tunis, venait y perdre la moitié de son dimanche(1).

Les visiteurs défilaient devant la tombe de Pasteur qui est une merveille de simplicité et, pour l’humanité entière, un lieu saint. Ici repose celui qui déclara la guerre à la souffrance et la fit reculer. Un savant étranger qui était venu visiter la tombe dit en souriant : heureux le pays qui sait ainsi honorer ses fils.

Et maintenant quelle était la raison profonde de l’amour des pastoriens pour leur Maison ? Tous ceux qui se posaient la question répondaient de même : nous ne sommes que les reflets lointains du maître et c’est son rayonnement qui nous rend visibles. Pour nous montrer dignes de porter son nom, nous devons être ses serviteurs.

Quand, venant de la rue Dutot, on entre dans le jardin de l’Institut Pasteur, le premier monument que l’on aperçoit est une statue de bronze, un jeune garçon aux prises avec un chien : c’est la statue du berger Jupille.

Jupille était un enfant qui accompagnait aux champs une troupe de tout petits. Ils furent attaqués par un chien enragé ; le petit garçon se porta à leur secours et parvint à l’étrangler. Mais il avait été cruellement mordu. La vaccination le sauva. Meister et lui en furent les premiers bénéficiaires ; tous deux devinrent concierges de l’Institut Pasteur, se faisant face, l’un du côté droit de la rue Dutot, l’autre du côté gauche. Tous deux pouvaient se dire, dans un certain sens, fondateurs de la Maison ; car leur aventure a été connue de tous et l’émotion qu’elle avait provoquée entrait pour une grande part dans le succès de la souscription publique qui permit la création de l’Institut Pasteur.

Ainsi Jupille avait ce privilège rare de se trouver tous les matins en face de sa propre statue. Ce privilège fut accordée aussi à un autre disciple, le grand biologiste belge, Jules Bordet, né en 1870 à Soignies dans la grande banlieue de Bruxelles, titulaire du prix Nobel de médecine en 1919. Des compatriotes lui élevèrent une statue de son vivant et il put la voir pendant des années encore. Étant fort enclin à l’humour, il devait s’en amuser beaucoup.

(1)  Je n’ai pu trouver de qui il s’agissait ! (JBP)