Archives par mot-clé : chine

germaine appell-duclaux in memoriam 4 supplement

 

Germaine Appell – Duclaux

Article in Le monde illustré, n° 4164 du 30 octobre 1937

 

Six semaines de guerre non déclarée à Shanghai

« Il y a un « incident de Chine »

Dans la seule région de Shanghai on compte déjà plus de 30 000 victimes, mais ce n’est, parait-il, qu’un « incident ». La guerre n’est pas déclarée.

La concession française s’est, une fois de plus ce matin, réveillée au bruit du canon. Déjà le tir contre avions a longuement troublé la nuit , nuit paisible et silencieuse paradoxalement née de la guerre dans cette ville où les nuits sont généralement vivantes et bruyantes comme les jours ; et la journée chaude  s’annonce aussi calme qu’une journée de paix ; les chinois vêtus de blanc causent groupés au long des trottoirs ; les coolies transportent sur l’épaule aux deux extrémités d’un long bambou, des paniers de légumes , de fleurs et de fruits ; les voitures commencent à sortir des garages et les tireurs de rickshaws guettent leurs premiers clients. Le canon a cessé de se faire entendre : ce jour est vraiment un jour comme tous les jours et la vie paraît calme et tranquille. Comment imaginer qu’à quatre ou cinq kilomètres de cette image de paix toute une partie de la ville est en guerre ?

Pourtant depuis maintenant six semaines des spectacles tragiques ou lamentables sont venus presque chaque jour rappeler aux habitants de ces rues paisibles le drame qui se joue à leur porte. La brusque invasion des concessions par les réfugiés des quartiers nord-ouest et nord-est de Shanghai en a été le premier acte.

La crique de Soochow qui sépare en deux la concession internationale, laissant au nord le quartier d’Hongkew auquel font suite vers l’est l’immense quartier du Yangtsepoo et vers l’ouest, le long de la crique, le quartier chinois de Chapei, a vu les ponts qui la traversent couverts dès le début d’aout d’une foule innombrable de gens affolés fuyant ces quartiers menacés par l’ennemi. Le Garden bridge, Broadway, large voie d’accès au pont , et le Bund, ce magnifique quai qui longe le Wangpoo, et borde ainsi l’un des ports les plus actifs du monde, ont été en quelques heures envahis d’une foule telle qu’il était presqu’impossible de remonter le courant et qu’il fallait se tenir par le bras si on ne voulait pas être séparé de ses compagnons : file ininterrompue de voitures de déménagement, de camions chargés au maximum, de rickshaws où s’entassaient des gens , des meubles, des paquets ; de ces brouettes chinoise , si particulières, portant amarrés de part et  d’autre de la cloison qui les sépare en deux d’invraisemblables amoncellements d’objets hétéroclites et, au milieu de tous ces véhicules si divers, les piétons bousculés, jetés à droite et à gauche, chargés de paquets enveloppés de ce batik bleu et blanc si commun ici et si décoratif, ou portant dans les bras les misérables débris de leur modeste intérieur . Tous ces êtres humains, sans logis et sans but, s’entassant sur le quai, amoncelant là les épaves emportées dans leur fuite, campant devant les luxueuses banques, devant le jardin du consulat de France, et se groupant sur les pontons, devant les jonques entassées, elles aussi, le long de la rive, et les grands bateaux de guerre, battant pavillon de tous les pays.

Pendant des jours et des jours le flot ininterrompu a coulé vers les quartiers européens Puis est venue la suite inexorable de cet exode : les réfugiés se répandant à travers les concessions, couchant sur les trottoirs, sous les porches des immeubles, dans les passages et dans le cours, affamés et pitoyables. Grace à l’activité de la municipalité française et du Settlement Municipal council, tous ceux qui pouvaient trouver en province une famille secourable ou des moyens d’existence ont été évacués ; les bateaux, les camions réquisitionnés à cet effet ont été pris d’assaut par les malheureux affolés qui s’y entassaient comme du bétail, si serrés qu’ils ne pouvaient ni bouger ni s’asseoir. Pour les autres des paillotes ont été édifiées sur tous les terrains disponibles qui sont devenus des camps de réfugiés ; chaque jour il y en a moins à la rue et beaucoup d’entre eux ont leur bol de riz. Mais la population de la concession française a passée en moins d’une semaine, de 450 000 à 900 000 âmes ; et il faut maintenant lutter contre la dysenterie, contre les épidémies menaçantes et contre le choléra qui fait chaque jour de nombreuses victimes parmi cette population misérable.

Et comme si toutes ces misères étaient insuffisantes à apaiser la colère des dieux, avant même que tous ces réfugiés aient pu être secourus, la première catastrophe a jeté la ville en pleine vision de guerre.

Une foule de malheureux encore sans abri encombrait l’un des carrefours les plus mouvementés de Shanghai, à l’union de la concession française et du Settlement, et s’amusait à regarder le premier combat aérien ; huit mille autres réfugiés avaient trouvé un logis provisoire dans les salles du « grand monde » , l’un des établissements chinois de plaisir les p)lus importants de la ville , placé à l’un des angles du carrefour, et se pressaient aux fenêtres et aux entrées du théâtre ; les voitures avaient peine à se frayer un passage au milieu de cette foule de piétons mal disciplinés lorsque, accident ou maladresse, sans doute réaction involontaire d’un aviateur blessé, deux bombes d’un avion chinois sont tombées coup sur coup sur cette place encombrée.

Le carnage, la boucherie, le charnier qui s’est offert aux yeux lorsque la fumée a été  dissipée est un spectacle que l’imagination la plus cruelle ne saurait se représenter : des monceaux de cadavres ensanglantés au milieu de rickshaws en pièces, des débris humains , des têtes, des bras , des mains, des jambes chaussées de souliers , des cervelles jaillies de cranes brisés ; les voitures en feu, le conducteur carbonisé, encore penché sur son volant ; et la foule immense des blessés, ventres ouverts, membres arrachés, brulés avec la peau soufflée par la déflagration : une impression de viande fraiche, de sang répandu sans compter : plus de mille morts et des centaines de blessés.

Et presque au même moment deux autres bombes chinoises (destinées, dit-on, au consulat du Japon et au croiseur amiral Idzumo ancré devant le consulat) tombaient entre deux des plus grands hôtels de Shanghai, le Cathay hôtel et le Palace hôtel, à quelques mètres du Bund, ajoutant au tragique bilan cent cinquante morts et environ cent blessés et augmentant encore le sentiment d’horreur et l’impression d’impuissance totale devant un tel désastre.

Et puis on s’est ressaisi.  Les blessés chargés tant bien que mal sur des camions ont été conduits vers les hôpitaux des concessions ; d’autres camions ont emporté les morts et les macabres débris ; et le pénible travail des médecins a commencé. Le grand hôpital français, l’hôpital sainte Marie, a reçu en quelques heures près de cinq cents victimes. Médecins français, médecins chinois ont travaillé jusque bien avant dans la nuit ; six grands groupes opératoires ont fonctionné sans interruption ; les blessés encombraient les vestibules, les salles d’attente, mouraient sur les pelouses, devant les salles combles ; des femmes, de petits enfants mutilés répandaient leur sang sur les carreaux des couloirs et il fallait les panser sur place pour gagner du temps et leur donner une chance de salut. Terrible nuit qui a été suivie de plusieurs jours aussi cruels avant que les victimes aient pu recevoir d’autres soins provisoires.

 

Pendant ce temps les armées chinoises et japonaises se battaient dans les quartiers de Chapei et d’Hongkew, et, au-delà , dans le quartier de Yangtsepoo ; et les habitants de Shanghai ont du  s’habituer à vivre au bruit du canon. Et puis sont venus les incendies : un feu, deux feux, dix, vingt feux allumés par les bombes incendiaires. Le jour, la fumée épaisse et noire faisait une impression sinistre et angoissante ; la nuit le spectacle était une splendeur malgré tout ce qu’il avait de tragique. Du haut de la plateforme du sémaphore sur le Bund ou des étages supérieurs des grands hôtels on voyait un horizon de flammes : Chapei, Hongkew et Yangtsepoo brulaient ; des usines étaient en feu à Pootung , sur l’autre rive du Whangpoo ; en avant les grands croiseurs se détachaient en ombres chinoises sur les flammes. L’incendie couvrait une bande de terrain de plusieurs kilomètres de long ; un bon tiers de la ville était en feu.

 

Et maintenant la bataille continue à Chapei, et au-delà des quartiers de Hongkew et de Yangtsepoo, dans le centre civique du « plus grand Shanghai » : les bâtiments publics, mairie, musées, hôpital, le bâtiment de l’aviation, le stade avec sa magnifique piscine, le grand marché aux poissons, le port, sur lequel les chinois fondaient tant d’espoirs, tout ce qui, là, représentait l’effort des cinq dernières années, est détruit ou va l’être. Plus près les magasins de Broadway ne sont plus que des ruines ; des bars, des boites de nuit de Hongkew il ne reste plus rien ; les pittoresques marchés si éclatants de couleurs, où les fruits et les fleurs avaient une telle richesse, les maisons japonaises de Boone road, les magasins de poissons et d’arbustes ne sont plus que des cendres.

Puis une nouvelle bombe est tombée entre deux grands magasins de Shanghai, Wingon et Sincere, vastes établissements comparables à nos grands magasins d’Europe, avec, aux étages supérieurs, des salles de spectacle, des roof-gardens d’où l’on découvre la ville, des amusements variés, sorte de Luna Park au-dessus d’un magasin de nouveautés. Là encore le nombre des victimes a atteint un chiffre impressionnant : deux cents tués et cinq cents blessés dont la plupart sont morts dans l’heure qui suivit la catastrophe.

Et depuis la ville semble redevenue paisible. Mais il y a encore les grands camions, cachés sous des branchages , portant le drapeau de la Croix rouge ou de la Svastika rouge, ici emblème de charité , qui emmènent les blessés du front vers les hôpitaux ; il y a toujours les misérables réfugiés ; il y a dans Hongkew et Yangtsepoo abandonnés et détruits les cadavres qui n’ont pu être enlevés et, à Chapei, ceux que les Japonais arrosent d’essence et brulent au milieu des rues,  sinistre crémation mais mesure d’hygiène nécessaire si l’on songe aux rats et à tous les animaux abandonnés qui errent dans les quartiers déserts et dont on en peut se demander sans horreur quelle est la nourriture. Il y a les avions qui viennent chaque jour au-dessus des quartiers chinois, poursuivis par les shrapnells dont les éclats font souvent des victimes dans les concessions parmi les badauds obstinés à monter sur les terrasses ou à se grouper dans les rues pour regarder les combats aériens.

 

Il y a eu aussi le bombardement de Nantao, au sud de Shanghai et de la vieille cité chinoise, petite ville fermée, aux rues étroites, aux boutiques pittoresques, aux cent petits métiers survivants du passé : dont la maison de thé au milieu d’un étang et l’extraordinaire marché aux oiseaux étaient si sales et si pleins de caractère. Et de nouveau des réfugiés se sont rués vers les concessions, à tel point qu’il a fallu, mesure cruelle mais nécessaire, fermer les grilles de fer qui séparent la cité chinoise de la concession française et garder militairement les portes.

Il y a aussi un nombre inusité de bateaux de guerre tout le long du Whangpoo, des fusiliers marins descendus à terre, des troupes de renfort appelées par toutes les nations et qui sont venues d’Indochine, de Hong Kong, de Singapour, d’Ethiopie et de San Diego ; il y a le corps des volontaires qui assistent la police, les automitrailleuses qui circulent à travers les concessions, le couvre-feu qui, le soir, fait les rues désertes et silencieuses. Il y a l’absence de courrier, et de ces grands paquebots qui apportaient chaque jour à Shanghai un peu d’air de tous les pays et qui restent maintenant à Woosung, au confluent du Whangpoo et du Yangtse où les bateaux de guerre doivent leur amener les passagers.

Et le long de la crique de Zikawei qui borde au sud la concession française chaque pont est gardé par un poste militaire avec des abris de mitrailleuses et des chevaux de frise tout le long de la rive. Les mêmes abris et les mêmes postes se retrouvent sur une seconde ligne, et quelquefois sur une troisième. On les voit encore partout où une voie joint la concession française au Settlement, ou l’une des concessions à la ville indigène. Précaution que l’on espère inutile mais sage, cependant, au cas où les troupes chinoises, encerclées par l’ennemi, reflueraient vers la ville européenne. On entend le canon, on voit à toute heure passer les avions, chasseurs et bombardiers des deux armées.

La bataille continue à Chapei, et au nord de Shanghai, jusqu’aux rives du Yangtse. Elle continue à Nankin, à Pékin, à Tien Tsin, à Canton. Le pays est en feu du désert de Mongolie à la mer de Chine et tout le long de la mer de Chine.

 

Mais ce n’est pas la guerre, ce n’est qu’un « incident »

Reprise du texte de l’article

 

 

 

 

 

germaine appell-duclaux in memoriam 4

dataD -> Olmet -> papiers famille -> Germaine Appell-Duclaux -> in memoriam 4

In memoriam 4 , par Jacqueline Bayard -Pierlot

Germaine A. D. 1885 – 1965

 

 

La Chine des années 30. Situation politique

Shanghai en 1930 (Photo de Louis Philippe Messelier)

Je ne sais pas sur quoi portait la « mission » confiée à Germaine Appell par le gouvernement français ; je ne sais même pas dans quelles archives ministérielles il faut chercher le compte rendu qui en a sûrement été fait – Germaine était honnête vis-à-vis des devoirs qu’elle acceptait -. Il ne figure pas dans les papiers laissés par elle, ce qui prouve au moins qu’à ses yeux il n’avait pas grand intérêt face aux évènements majeurs qui se sont déroulés en Chine. Par contre elle a suivi ces évènements avec une passion indignée et a tenté, dans la mesure de ses moyens de les faire connaître en France : d’où ses interventions à Radio Shanghai et surtout son article dans Le Monde illustré.[i]

On a peu de vision globale en France des quinze années de guerre brutale qui ont ensanglanté l’Extrême – Orient et l’Asie du Sud-Est, entre 1931 (conquête de la   Mandchourie par les japonais) et aout 1945 (bombardement de Hiroshima et Nagasaki) ; la guerre sino-japonaise (1931 – 1940) précède la conquête de l’Asie du Sud – Est par les armées nippones (1940) et aboutit à la réaction américaine, dite guerre du Pacifique (1941 – 1945). Le bilan humain est aussi lourd que celui de la guerre en Europe : deux millions de morts parmi les soldats japonais et le double parmi les combattants chinois, à quoi s’ajoutent les victimes civiles (en tout quelques 30 millions de morts). La brutalité de ce conflit est effrayante, et c’est de cela que témoigne Germaine.

Le traité de Portsmouth, signé entre la Russie et le Japon sous l’égide de Théodore Roosevelt, avait consacré en 1901 l’hégémonie japonaise, le retrait de la Russie tzariste et l’apparition des Etats- Unis dans les conflits de l’extrême Orient. La Chine s’y voyait reconnue la souveraineté – nominale – sur la Mandchourie, perdue lors de la première guerre sino-japonaise, (1894 – 1895). Ce premier conflit fut marqué par des violences inouïes, en particulier lors de la prise de Port Arthur.  Le Japon de l’ère Meiji gardait en Mandchourie des bases militaires et un protectorat. Alors se confirment  la suprématie japonaise qui durera jusqu’à Hiroshima, et la haine entre les deux peuples, qui peine à s’éteindre, encore aujourd‘hui.

Le conflit latent entre Chine et Japon reprend en 1931 par une première provocation japonaise qui sert de prétexte à une conquête totale de la province mandchoue, transformée   en un état fantoche, le   Mandchoukouo, sous la direction (toute théorique) du dernier empereur de la dynastie Qing, Puyi[ii].

A partir de là le conflit demeure larvé, avec des poussées de fièvre. En janvier – février 1932 manifestations à Shanghai, blocus de la ville par les forces japonaises pour défendre leur concession shanghaienne par terre, mer et air ; bombardements, combats de rue…  Les armées de Tchang Kai Check ne font pas le poids, et la S. D. N., poussée par les Etats Unis, l’Angleterre et la France impose un cesser le feu qui aboutit à l’accord du 5 mai 1932. C’est une humiliation pour la République chinoise, qui se voit imposés la démilitarisation de la ville et l’interdiction d’entretenir des armées dans la région périphérique.

Les manifestations anti japonaises continueront sporadiquement. Le 13 aout 1937, prenant prétexte d’un incident à Pékin, les troupes nipponnes tentent d’investir Shanghai, la population résiste, les pires violences sont commises…

C’est dans ce contexte que Germaine arrive à Shanghai et finit par avoir – nous dit-elle, la responsabilité d’un service dans un des principaux hôpitaux de la concession française.

Les activités du Docteur G. Appell – Duclaux

 

La radio française

Une première ébauche de station radiophonique française nait en 1932, à l’intention des soldats

envoyés pour assurer la sécurité de la concession lors de la reprise du conflit sino-japonais ; fermée avec le départ des troupes, elle rouvre sous la responsabilité de l’Alliance Française en aout 1932 et grandit  ensuite.[iii]  A partir de 1935 la station est dirigée par Claude Rivière, qui y propose elle-même des causeries régulières ; Germaine A. D. assurera le remplacement lors des congés de madame Rivière (mention du C.V.). Notons que Claude Rivière et Germaine se connaissaient bien avant leur rencontre à Shanghai : Claude rivière, alias Alice Beulin , alias Alice Saillens avait épousé Emile Saillens, professeur agrégé d’anglais ; Emile Saillens était  lauréat des bourses organisées par le riche banquier Albert Kahn pour permettre à de jeunes étudiants issus des concours universitaires de faire un voyage autour du monde et d’élargir ainsi leur expérience.

Or Jacques Duclaux était un autre lauréat de ce groupe pour son voyage effectué en 1900. Les lauréats se réunissaient régulièrement à Boulogne dans la villa et les jardins d’Albert Kahn (actuellement gérés par la municipalité de Boulogne) ; ils y formaient un cercle plus ou:moins informel, dit »cercle de Boulogne » , dont les travaux s’organisaient en réunions qui incluaient les épouses et comportaient  donc une part de mondanités ; Germaine et Alice s’y sont forcément rencontrées. Comme Germaine de Jacques, Alice avait divorcé d’ E. Saillens et eu dans la suite une existence de grande voyageuse qui la conduisit à Shanghai dans les années 30. Comme le montre Robert Guillain, le Shanghai de cette époque était le point de rencontre de tous les grands journalistes et voyageurs. Alice comme Germaine y eurent une vie passionnante, dont ma grand-mère parlait toujours avec nostalgie.

Le 18 aout 1937 les émissions cessent à la suite du bombardement des concessions par les japonais et reprendront le 5 octobre suivant. Germaine a-t-elle assuré les émissions avant aout 37 ou à partir de fin octobre ? Ce qui compte c’est que ce poste a offert à Germaine une belle ouverture sur l’actualité.

Pourquoi s’être mêlée de journalisme radiophonique ? Il y a évidemment les questions financières ; Germaine avait peu de ressources. On peut soupçonner d’autres raisons. D’abord les femmes françaises diplômées et cultivées n’étaient pas nombreuses à Shanghai, si l’on en croit les études démographiques et sociologiques, et Claude Rivière y était sans doute la seule agrégée des lettres ; la photo du « personnel » (sic) de la radio qui figure dans l’article-source (voir note IV) comprend sept personnes, dont une femme, Claude Rivière. Si les responsables voulaient la remplacer par une autre femme, – était-ce la doctrine de la radio à l’époque ? – cela ne devait pas être pas très facile. Une telle décision prouve au moins deux choses en ce qui concerne Germaine A. D. : elle était honorablement connue dans le petit monde de la concession et elle donne là encore une preuve de l’esprit aventurier que je me risque à lui attribuer. Car enfin elle n’avait aucune expérience dans ce domaine !

Médecin à Shanghai

Médecine hospitalière

 

Germaine a travaillé dans deux des hôpitaux de la ville : l’hôpital français et l’hôpital russe. Pendant toute la durée de son séjour, elle exerce à l’hôpital Sainte Marie, finit par y devenir responsable du service des « internés chinois » en 1938 (sic dans son C. V.) et pratique à l’hôpital orthodoxe russe, dans lequel elle fait des remplacements de radiologie.

Le principal centre médical de la concession, l’hôpital Sainte Marie, a été fondé par les jésuites en 1907 en liaison avec une école de médecine, l’université Aurore ; les deux institutions, évidemment transformées sous la responsabilité chinoise, existent encore aujourd’hui [iv]. La municipalité de la concession a voulu en faire la vitrine de la médecine française et y a investi de grosses sommes d’argent :  bâtiments assurant l’accueil de ~7 000 malades en 1931 avec pavillon pour les indigents, pavillon d‘isolement, laboratoire – embryon de l’institut Pasteur qui ouvre en 1938 -, maternité, etc.

Les malades hospitalisés à Sainte Marie en 1ère et 2ème classe – classe payante – étaient les Européens, les Tonkinois ou Annamites, Chinois ou Indiens ; pendant les années trente, les européens ont représenté un peu plus de la moitié des patients, parmi lesquels  à peu près deux tiers de Français, 20% de Russes, et 5 % d’Anglais et Américains. Dans les 3ème et 4ème classes, dites « semi-payantes », -souvent gratuites -, se retrouvaient surtout des Chinois. C’est apparemment de ces derniers que Germaine prit soin.

Action sanitaire et sociale

La municipalité assurait aussi une action sanitaire et sociale que la guerre rendit extrêmement difficile : combats proches dont il fallait recueillir les blessés, réfugiés en grand nombre qui vivaient dans la rue avec des conditions d’hygiène catastrophiques, blocus japonais qui interdisait d’évacuer correctement les déchets et d’enterrer rapidement les victimes des épidémies, etc. : tous problèmes que les habitations traditionnelles et les coutumes populaires importées par les réfugiés n’aidaient pas à résoudre. D’où les campagnes de vaccination, récurrentes certes, mais rendues encore plus nécessaires par les hostilités.

En aout 1937 l’armée chinoise entre dans la ville, et la guerre s’engage entre les chinois et la force d’occupation japonaise (30 mille h.), bien moins nombreux malgré des renforts (+ 60 mille h.) mais bien plus entrainés. Les combats cessent fin octobre par l’abandon des armées chinoises ; les japonais occupent la moitié de la concession internationale et fouillent les civils (chinois et étrangers) qui veulent passer par le « garden bridge » dans la concession internationale à la limite de la zone d’occupation japonaise. Tout cela crée une crise humanitaire à Shanghai avec un afflux de réfugiés dans la concession française (50 mille à 70 mille, selon la police). La ville est détruite, les usines sont fermées, les ouvriers chinois se retrouvent sans ressources (A. F. Glaise, p. 203, voir note V). Après les trois mois d’aout à novembre 1937 la ville est sous occupation japonaise.

A la fin des hostilités la municipalité française ouvre des camps pour les soldats chinois (~6 000 en novembre 1937), les blessés sont soignés dans les hôpitaux de la concession. Des camps sommaires sont construits pour les réfugiés mais en nombre insuffisant : – les gens occupent les rues, vivent à même le sol suscitant les protestations des habitants. Les associations charitables et religieuses font ce qu’elles peuvent, tout le monde est débordé.

De nouvelles campagnes de vaccination sont donc initiées par la municipalité, surtout anticholériques. Germaine va y participer.

G.A.D. vaccinant dans une  rue de Shanghai (photo J. F. Charles)

L’automne 1937 

Le 14 aout 1937 deux   bombes tombent sur la concession internationale et la concession française, causant ~2000 morts dans la concession internationale et ~590 dans la concession française ; de ces victimes 350 sont envoyées à l’hôpital Ste Marie, où tous les médecins, chinois et français, tous les personnels médicaux de toutes nationalités travaillent dans les salles d’opération jusqu’à 2 heures du  matin :  daté du 16 aout, le rapport du docteur Rabaute, directeur de l’assistance publique, au directeur des services municipaux – cité par A. M. Glaise – précise  les noms des médecins , dont celui du docteur Duclaux [v].

Les services municipaux s’organisent pour la gestion des cadavres et des blessés ; après les trois mois d’aout à novembre 1937 la ville est sous occupation japonaise : « la pauvreté grandissante, causée entre autres par la montée du chômage, l’inflation, le désordre politique et économique, entraine la mort de plusieurs milliers d’adultes et d’enfants par an ; affaiblis, les habitants de la ville n’ont plus les défenses immunitaires nécessaires et succombent aux épidémies qui  se déclarent rapidement durant ces années de trouble. » (Glaise, p. 213)

Telle est la Chine dans laquelle Germaine Appell – Duclaux, médecin mais aussi observateur attentif, vit et travaille ; elle en sort marquée par ces expériences, bien pires que celles qu’elle a vécu en 1917/1918 et dont elle ne sait pas encore qu’elles sont prémonitoires. Elle le soupçonne assez pourtant et en est suffisamment scandalisée pour écrire l’article qui sera publié dans le Monde illustré (voir ci-dessous en annexe). Elle veut alerter l’opinion, alors préoccupée par la guerre européenne à venir et les pourparlers qui se termineront à Munich : malgré la guerre d’Espagne, guerre civile que beaucoup veulent classer à part pour cette raison, les français sont inconscients des formes que prennent les combats dans ces années 30 et de ce qu’ils risquent d’avoir à affronter. Il est urgent de les mettre en garde.

Sonneur d’alerte : l’article du Monde illustré

Titre : six semaines de guerre non déclarée à Shanghai.  Date : 30 octobre 1937 ! Six semaines après la chute des bombes sur les concessions, cet « incident » qui va obliger les riches banquiers et commerçants qui habitent les modernes immeubles du Bund ou les villas de la concession française, à voir la guerre ; ils commenceront par regarder en tenue de soirée, du haut des terrasses, comme complément aux divertissements de la nuit (Robert Guillain, v. note VI infra). Pas plus que leurs homologues européens ils ne comprennent que leur monde vacille.  Germaine va se transformer en sonneur d’alerte ; elle se débrouille pour faire paraitre un article dans Le monde Illustré, alors qu’elle n’appartient pas au monde de la presse et que les journalistes professionnels y réussissent mal (voir R. Guillain).

Deux mots donnent le ton dès les premières lignes : « guerre non déclarée » et « incident ». Ils sont repris dans la dernière phrase : « ce n’est pas la guerre, ce n’est qu’un incident »

Guerre non déclarée : changement d’époque. Les batailles à venir ne viseront pas seulement les troupes régulières comme sous Bismarck ou Napoléon, mais aussi, voire surtout, les civils, sans que qui que ce soit se donne la peine de parler de « dommages collatéraux » ; les conflits ne s’embarrasseront plus d’usages diplomatiques ni de déclarations officielles, ils iront droit au but – détruire les populations – pour une efficacité maximale. Le premier exemple en sera donné quelques deux années plus tard lorsque les soviets envahiront la Finlande et sera suivi par bien d’autres.  Germaine participera aussi à la « guerre d’hiver ».

Le mot « incident », lui, répété deux fois, fait référence à l’attitude des médias occidentaux  contemporains qui, pour rassurer l’opinion publique, tentent de minimiser les guerres extrême-orientales : après tout cela se passe tellement loin et cela semble concerner si peu l’Europe !  80 ans après avons-nous tous abandonné cet européocentrisme ?

Premier thème : la fuite des populations devant la guerre « non déclarée », devant l’avance des armées japonaises, la destruction des campagnes et des banlieues ouvrières. Les réfugiés envahissent les concessions occidentales : « brusque invasion des concessions par les réfugiés… ; file ininterrompue de voitures de déménagement, de camions chargés au maximum, de rickshaws où s’entass[ent] des gens, des meubles, des paquets ; de ces brouettes chinoises… portant … d’invraisemblables amoncellements d’objets hétéroclites, et, au milieu de ces véhicules si divers, les piétons bousculés, jetés à droite et à gauche, chargés de  paquets enveloppés de ce batik bleu et blanc si commun ici et si décoratif, ou portant dans les bras les misérables débris de leur modeste intérieur »… « Tous ces êtres humains, sans logis et sans but, s’entass[a]nt sur les quais, amoncelant là les épaves emportées dans leur fuite, campant devant les luxueuses banques, devant le jardin du consulat de France, … ».  Images ô combien prémonitoires.

Deuxième thème :  les deux bombes, attribuées par G. A. D. à un avion chinois pris dans un combat au-dessus de la ville ; elles tombent sur une place remplie de monde. Résultat : un « carnage », une « boucherie ». « Des monceaux de cadavres ensanglantés au milieu de rickshaws en pièces, des débris humains, des têtes, des bras, des mains, des jambes chaussées de souliers, des cervelles jaillies de cranes brisés ; … et la foule immense des blessés, ventres ouverts, membres arrachés, brulés avec la peau soufflée par la déflagration… Plus de mille morts et des centaines de blessés »  Ce sont ces blessés qu’elle soignera jusqu’avant dans la nuit à l’hôpital Sainte Marie, elle sait de quoi elle parle : les « six grands groupes opératoires fonctionnant sans interruption », les blessés qui « encombrent les vestibules, les salles d’attente, m[eurent] sur les pelouses, devant les salles combles, les femmes et les petits enfants mutilés ré[pandant] leur sang sur les carreaux des couloirs » ; « Et il fallait les panser sur place pour leur donner une chance de salut ». Oui, elle sait ce dont elle parle, et il s’agit de le faire comprendre par les autres, car ils ne tarderont pas à être concernés.

Et la suite : le bruit des canons, les foyers « allumés par les bombes incendiaires », les usines en feu, un « horizon de flammes .. sur la rive du Whangpoo  [où] les grands croiseurs (– les bateaux de guerre internationaux -) se détachent en ombre chinoise sur les flammes » , « les cadavres [que] les japonais arrosent d’essence et brulent au milieu des rues ».. Et, plus tard, les autres bombes, sur Nankin, sur « la vieille cité chinoise » de Shanghai, dont les fuyards ont obligé les autorités à « fermer les grilles de fer qui séparent [la vieille ville] de la concession française et [à] garder militairement les portes ».

Conclusion : « Le pays est en feu du désert de Mongolie à la mer de Chine et tout le long de la mer de Chine »

« Mais ce n’est pas la guerre, ce n’est qu’un incident »

Avis aux populations, s’époumone le crieur public. Mais qui l’écoute ? [vi]

Germaine a compris ce qui attend l’Europe ; elle ne veut pas être bloquée par le « feu » à des semaines de distance, sans nouvelles de sa famille, ce qui arrivera à Robert Guillain.  Elle saisit l’occasion du retour d’un cargo mixte norvégien, le Talabot, qui a besoin d’un médecin,  et sera à Paris au début de l’été 1939.

Notes

[i] Le monde illustré, n° 4164 du 30 octobre 1937 :  Le monde illustré est un magazine hebdomadaire qui a paru de 1857 à 1938 ; c’est un magazine de référence,  consultable sur Gallica et à la B.n.F. Référence :  http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32818319d. Article joint . Voir <https://www.herodote.net/La_guerre_du_Pacifique-synthese-2026-454.php>  :  la photo de l’armée japonaise triomphante est extraite de cet article

[ii] Voir le film « Le dernier empereur » de  Bernardo Bertolucci

[iii] FFZ Art et culture, la radio de la concession française de Shanghai :  http://www.radiotsf.fr/ffz-art-et-culture-la-radio-de-la-concession-francaise-de-shanghai/

[iv] Ruijin Hospital et Shanghai Jiao Tong University school of medicine

[v]  A. F. Glaise, L’évolution sanitaire et médicale de la concession française de Shanghai entre 1850 et 1950, thèse Lyon II , 2005 , Note n° 598, p. 211 et pas

[vi] Le journaliste Robert Guillain, que Germaine avait rencontré à Shanghai et dont elle parlait souvent, donne une description semblable de la ville dans laquelle il arrive en novembre 1937 ; il a 29 ans et c’est son premier poste à l’agence Havas. « La voici ! cette guerre annoncée, elle est ici. … En occident nous avions eu Guernica, catastrophe prémonitoire. Wousoung [avant-port de Shanghai où les japonais avaient débarqué et que 3 semaines de combats avaient complètement brulé] me faisait penser à Guernica et sa tache noire… me donnait peut-être l’image de ce qui attendait non seulement la Chine mais l’Europe » Et dans les deux premiers chapitres de ses mémoires il dit combien il fut surpris de voir à quel point les dépêches que lui – et le reste de l’Agence – envoyaient à Paris étaient peu reprises dans les médias.  Orient extrême. Une vie en Asie, Arlea/le Seuil, Paris,1986, p.29 et passim

 Bibliographie

F. Glaise, L’évolution sanitaire et médicale de la concession française de Shanghai entre 1850 et 1950, thèse de doctorat, Lyon II , 2005 , 449 p.    Le présent article doit énormément à ce livre

Michael Fiaux, La présence étrangère à Shanghai, – 1843 – 1943, Université » de Lausanne, thèse de licence, 1999

Gazette de Shanghai, publication de l’ambassade de France, plusieurs numéros, ,      http://www.ambafrance-cn.org/Gazette-de-Changhai/

Werner Gruhl, Imperial Japan’s world war two 1931 – 1945, Transaction publishers, New Brunswik /London, 2007

Les informations concernant Claude Rivière m’ont été fournies par son arrière/arrière petit neveu, Jacques Blocher, que je remercie de cette aide

germaine appell-duclaux in memoriam 7

 

Germaine Appell – Duclaux 1885 – 1965

In memoriam VII

Tenir jusqu’à la fin

En 1945 Germaine Appell – Duclaux a 62 ans ; les expéditions lointaines à titre professionnel sont terminées. Reste à survivre en France et à s’offrir de temps à autre quelques petits voyages, généralement en Algérie pour raisons familiales, et un aller-retour à New York dont il a déjà été question au chapitre finlandais. Les problèmes sont nombreux, et d’ordre financier. Quand elle ne pourra plus assurer l’assistanat dans un service hospitalier de radiologie (Hôpital Broussais : 1947 –  1950), ni le suivi de la PMI dans les académies de province, (jusque dans les années soixante) elle n’aura pas de ressource autre que la pension versée par Jacques Duclaux qui vivra 13 ans de plus qu’elle. Elle n’a pas non plus de logement, et on se souvient des difficultés de l’après-guerre, où la reconstruction est trop lente – et trop chère – et les besoins énormes.

La première solution au problème du logement fut trouvée par son frère, Pierre Appell, l’ancien ministre, qui gérait – ou participait à la gestion d’-  une propriété de famille située à Saint Germain en Laye, non loin du château. La propriété comprenait une maison de maîtres et des communs, le tout dans un grand parc, avec une entrée privée sur la terrasse de Le Nôtre. Les communs étaient habitables et inoccupés, donc risquaient la réquisition. Germaine fut autorisée à habiter lesdits communs, bâtiment d’un étage, doté de pièces immenses – et difficiles à chauffer : c’était un retour aux sources.

J’ai eu le privilège d’y vivre pendant les congés universitaires. Elle avait organisé l’ensemble avec des meubles anciens qui lui venaient de sa famille ; elle y avait installé tous les objets rapportés de ses voyages ; elle avait rempli une bibliothèque des livres d’art dont elle faisait une consommation que d’aucuns eussent pu trouver déraisonnable, mais c’était la joie de sa vie. Tous ces trésors étaient à la disposition de sa petite fille, signataire de ces lignes, et des amis de ladite ? Ils en profitaient, y compris en son absence. J’ai de merveilleux souvenirs de lectures infinies, de soirées passées pelotonnés devant la cheminée où brulait le bois ramassé dans le parc, et d’expéditions pédestres dans la forêt lorsque un ami, artiste – peintre de son état, joyeux drille et anarchiste comme il se doit, s’amusait à « faire la pierre » sur  les routes forestières,  ce qui consistait à se couvrir  d’une couverture grise,  à s’accroupir au milieu de la chaussée et à attendre l’arrivée du prochain bourgeois envoituré qui serait bien forcé de s’arrêter. Germaine, bien entendu, n’était pas au courant de ces sottises ; l’eut-elle été qu’elle les aurait comprises, sinon admises ; n’en avait-elle pas fait d’équivalentes ? Elle aimait les jeunes et les comprenait, et les jeunes le lui rendaient.

 

Ainsi courut le temps dans ces difficiles années de l’après-guerre ; je pense qu’alors elle n’était pas malheureuse, elle vivait dans un cadre qui lui convenait et c’était l’essentiel. Mais la propriété était à vendre, et finit par l’être : Germaine se retrouva sans abri. A l’époque sa fille cadette, Françoise Duclaux, ma mère, fut nommée à l’observatoire d’Alger et traversa la méditerranée. Ses deux enfants étaient adultes, même s’ils devaient encore être financièrement soutenus ; son fils, Olivier, reçu à l’école supérieure d’électricité de Toulouse, s’installait dans le midi ; je finissais mes études à la Sorbonne et il fallait donc me loger à Paris. Mon père était parti en Argentine, et l’appartement qu’occupait le couple avenue de Tourville, dans le septième arrondissement, était trop grand et trop cher pour moi – et pour ma grand-mère. La loi de 1948 offrit une solution : elle permettait des échanges « dans l’intérêt des familles ».  Survint un jeune couple, désireux de se marier et de trouver un habitat commun. On échangea donc le grand appartement du 7ème contre deux petits, un studio avenue de Ségur et un trois pièces rue de Verneuil, au troisième étage sur la cour d’un immeuble haussmannien.[i]

 

Tout le monde restait dans le septième arrondissement, quartier bourgeois s’il en fut. Le studio fut pour Germaine, le trois pièces pour sa petite fille. Le studio était assez grand, et surtout très clair ; elle y apporta ce qu’elle put de ses affaires qui furent dispersées à sa mort ? Je n’en ai personnellement rien gardé, seulement le tableau qui figurait au-dessus de son lit et qui représente    le Bouddha âgé assis sur son buffle, guidé par un enfant. Qu’était cette image pour celle qui avait tant aimé la Chine ?  La solitude de la vieillesse que seuls accompagnent les innocents ? La quête de la sagesse dans la renonciation aux choses superflues ? le voyage de la vie qui se termine dans l’abandon du soi ? Quel que soit ce sens, l’image l’accompagna jusqu’à la fin, comme elle le fera pour moi, du moins je l’espère.

 

J’aurais voulu terminer ce récit sur cette image qui lui ressemble. Malheureusement ce n’est pas là, au sein de ses objets familiers, qu’elle vécut ses derniers jours. Jacqueline s’était mariée et était partie à l’étranger ; l’appartement de la rue de Verneuil était libre et il fallait l’occuper – toujours la possibilité d’une réquisition ! – ; et l’argent continuait à faire défaut. Germaine tenta donc d’augmenter ses maigres ressources en sous louant le studio, ce qui était interdit et lui valut des ennuis ; et elle vint s‘installer dans le minuscule trois pièces de la rue de Verneuil où rien ne lui appartenait. C’est là qu’elle vécut ses derniers jours ; la plupart de ses amis avaient disparu, deux de ses enfants vivaient hors de France ; restaient deux de ses petits-enfants, et l’appui chaleureux d’une jeune fille qui vivait dans un petit logement donnant sur la même cour. Germaine souffrait d’insuffisance respiratoire, eut une crise, fut transportée à l’hôpital, accompagnée par sa jeune voisine, qui me rapporta sa dernière plaisanterie : « Si l’oxygène ne vient pas à Germaine, c’est Germaine qui va à l’oxygène ».

 

L’oxygène c’est la vie…   et la flamme.

 

 

Qu’elle soit heureuse dans la lumière !

 

[i] Danièle Voldman, La loi de 1948 sur les loyers Vingtième Siècle, revue d’histoire Année 1988 Volume 20 Numéro 1 pp. 91-102. La loi tente, en vain, de fixer les rapports des propriétaires et des locataires sans léser personne ; elle aboutit à un blocage qui mettra des années à se résorber.