Le Petit Orme

Ce site est dédié à l’histoire d’une propriété, sise à Olmet, à côté de Vic sur Cère, Cantal, France . (15800).

C’est aussi l ‘histoire d’une famille – celle d’Émile DUCLAUX et de ses descendants : successeur de Pasteur à la direction de l’institut du même nom, Émile Duclaux l’acheta en 1892, y fit de longs séjours avec sa deuxième épouse, Mary Robinson, et en partit, quelques mois avant sa mort, pour finir ses jours à Paris.

poème à germaine Appell Duclaux

LA PAIX DESCEND

                                                                             A   Bonne  Maman

La paix descend des forêts avec le soir ; gris sont les prés nus sous la neige ; pas un bruit, pas de vent ; les branches noires raient le silence, et les corbeaux tracent vers le ciel pâle des appels sans retour.

                 Aux portes closes, aux fenêtres d’absence, aux couloirs sans issue

                             Seule la faille du temps nous sépare des morts

*

Rien ne t’arrachera de mon cœur, as-tu dit, rien, surtout pas la mort. Ton ombre est là, au détour de la chambre, au coin de l’escalier tu vas surgir. Ton sourire, ton corps fragile et ton cœur indomptable, ta voix, ton amour.

La maison est ici, tassée sous la colline, ta maison et la mienne ; les sapins sont tombés qui la cachaient dans l’ombre ; de la terrasse ouverte monte l’appel des morts.

                 Là, tu es là ; ton âme hante les ombres ; au repli de la terre, sous les étoiles nues qui transpercent la nuit.

*

Ta voix, ta voix de courage m’appelle dans la nuit. La terre permanente d’où surgiront les fleurs, le jaillissement des fontaines, la ligne immuable des monts sur le ciel infini ; nous aussi serons là quand nos corps seront cendres

                 Et nos enfants riront où nous avons aimé

Rien n’est jamais perdu, tout commence ; dans le vent, sur les cimes, la mort est permanence ; aux eaux froides des sources les œillets fleuriront.

                                          *

Tu dressais les épaules, ton geste de courage : tout guérit, tout se lasse. L’amour seul est présence et ton geste nocturne affronte un avenir où plus rien n’est écrit.

Tu redressais la tête, ton geste d’énergie : tout cesse, tout perdure. L’amour seul vainc la mort et l’obscurité se déchire sur le chemin qui monte, ouvrant un avenir où nous ne serons plus,

où ta voix et la mienne chanteront dans les sources et riront dans le vent ,

 pour ceux que nous aimons, qui nous auront perdus,

et nous retrouveront au détour des collines, dans les sentiers de nuit que nous aurons suivis .

                                         *

Autant qu’il l’a fallu, sous la huée des foules, toi et moi avons fait  assaut des citadelles, usé nos pieds aux pierres des écarts et déchiré nos membres aux griffes des ronciers.

Les murs s’écrouleraient de la cité vulgaire

Debout sur les décombres nous faisions refleurir la vie que nous aimons

                                                     *

Tu as rejeté les faibles ; tu as usé les seuils de tes pas victorieux ; ils vibrent de ton passage et lorsque je les foule, ton courage est en moi.

Tu as rejeté les lâches ; tu as élevé les enfants pour devenir des hommes ; tu as conservé l’héritage et quand j’ouvre les portes je vois inscrit ton nom.

                                         *

Ton esprit est en moi, et ton cœur indomptable. Je rejetterai les faibles et les lâches et je reconstruirai l’âme de la maison. J’étaierai les vieux murs, je planterai des arbres, les enfants qui naîtront joueront dans le jardin et leurs rires réjouiront les morts.

                                                                 *

A travers nous passe la chaîne d’immanence

                             Je maintiendrai ton nom, je maintiendrai ton âme

                             J’éveillerai les morts de la terre endormie

                             Les portes, les fenêtres ouvriront sur l’espace

                             Là où le souvenir est permanence et vie

                                                                 Je maintiendrai

                                                                            Olmet, Pâques 1984

Histoire de la propriété depuis 1892

Préhistoire

            Quand Émile Duclaux se retrouva veuf en 1880, en charge de trois petits garçons, dont un bébé qui survécut environ un an à sa mère, il refusa la proposition de sa belle-mère, Laure Briot, de se charger de l’éducation des enfants et voulut s’en occuper lui-même. Ce qui, avec ses travaux de recherche, la direction de l’institut Pasteur et quelques autres menues tâches, ne lui laissait pas beaucoup de loisirs.

            Laure Briot, « grand-mère Briot » pour ses petits-enfants, ne lui en voulut pas de son refus et l’aida de toutes ses forces, en supervisant notamment les efforts de la bonne Catherine, présente jusqu’à sa mort auprès des deux garçons. J’entends encore mon grand-père, Jacques Duclaux, en parler avec une émotion et une affection qui dépassait de beaucoup son statut ancillaire. Catherine était née dans le Cantal, et assurait ce qu’Émile jugeait prioritaire : une éducation saine, loin de la pollution des villes, ce qui, pour Émile, avait surtout une signification morale.

 « Ma grand-mère a gardé Mélanie pendant vingt-cinq ans et Catherine a pris sa retraite après quarante ans sans avoir changé de situation. Les deux étaient considérées comme faisant partie de la famille et, du point de vue affectif, traitées comme telles, prenant part aux joies et aux peines. » (Souvenirs de Jacques Duclaux)

            Le projet nécessitait une maison de campagne, pas trop loin d’Aurillac, ce qui facilitait l’accès depuis Paris et permettait à la famille aurillacoise, essentiellement les Pichot -Duclos, d’intervenir si nécessaire.

            Émile commença par louer le château du Fau, entre Aurillac et Marmanhac. Les deux garçons, scolarisés à Paris, y passèrent tous leurs congés, partagés entre les longues courses à bicyclette, les randonnées pédestres et les rencontres avec les voisins de leur âge, dont les plus proches étaient les Sevestre. Ces derniers avaient une maison à Pradines, tout près du Fau, et une fille, Madeleine. Pierre, l’ainé, s’intéressa à elle et la rencontre finit, comme dans un roman bourgeois, par un mariage en 1908. Mais c’est une autre histoire !

Nelly Rhodes
Nelly Rhodes, née Pichot Duclos : cousine d'Emile . Elle se chargea , avec un grand dévouement, de l'achat et des constructions de la nouvelle maison.

L’achat

            Les dossiers d’Émile, très soigneusement conservés, montrent un souci de clarté que de mauvaises langues pourraient qualifier d’auvergnat ; notons au passage que ces dossiers comprennent aussi la comptabilité de son voyage de noces en Italie, soigneusement tenue par Mathilde, dans lesquels on a le plaisir de découvrir la mention suivante : le….1880 donné à un pauvre :  2 sous . L’honnêteté commence par la rigueur. Former la jeune épouse à son rôle de gestionnaire de la famille ne saurait attendre, fut-ce sur les bords du lac de Garde.

La propriété d’Olmet fut achetée aux héritiers de l’évêque de Saint Flour, M. et Mme Pagès, qui résidaient dans la vallée ; dans mon enfance, la famille, toujours anticléricale, disait « les enfants » de l’évêque. Les dispositions du contrat de vente donnèrent lieu à discussions infinies, notamment autour des problèmes de l’eau. La correspondance montre Monsieur Pagès un peu hérissé devant les demandes de son acheteur, les nécessités d’un laboratoire, indispensable à Émile, n’ayant rien à voir avec l’utilisation agricole à quoi propriétaires comme fermiers étaient habitués ; monsieur Pagès fait néanmoins tous ses efforts pour contenter son acheteur, jouant les intermédiaires avec une bonne volonté touchante : Émile est un fils du pays, il ne l’oublie pas, même s’il a un peu changé au contact des « parisiens ». Et madame Pagès, qui sert de secrétaire à son mari, passe son temps à mettre de l’huile dans les rouages. On retrouve ces mêmes incompréhensions dans les rapports avec l’architecte.

façade nord : plantations

L’aménagement  

Les travaux menés à Olmet après l’achat sont conduits par un architecte et débutent naturellement en 1892 par un plan de la maison portant, en rouge, les modifications proposées. Le 20 septembre on règle les frais d’adjudication (1802 francs). Et on passera aux choses sérieuses au printemps suivant.

1892 : Plan de la maison à l’origine ; premières modifications en rouge

            Reçu des frais d’adjudication de la propriété (20 septembre 1892)        1 802.00  

1893 :

L’architecte effectue le suivi avec attention : quatre lettres mentionnent autant de visites, dont une « avec Madame Rhodes », chaque lettre est accompagnée d’un descriptif de l’« état des travaux ». Des plans sont joints : château d’eau et canalisations, terrasse, écurie (!! vaches ? chevaux ?) ; accès à la chambre de la tour (escalier indépendant ?). Les factures sont certifiées. L’architecte se charge aussi des espaces verts : un jardinier a fourni 88 demi-journées de prestations, pour la somme de 254 francs ce qui met la journée de travail à ~ 5 francs.  Émile peut arriver, la maison commence à être utilisable ;

1894 :

      Quatre lettres décrivent les aménagements intérieurs : peintures, papier peint, etc. Le gros œuvre est manifestement la construction de la fontaine à la place de la cuve en pierre (abreuvoir à bestiaux) qui figure sur les premières photos. Une rocaille est prévue, qui nécessite un wagon (sic) de pierres commandées chez un entrepreneur de Volvic. Un devis est présenté pour les arbres du parc. 

1895

            Les lettres de l’architecte concernent des détails, surtout le jardin : construction d’un « rocher chute d’eau », des plantes fournies par Moindrot (Moindreaux !), horticulteur à Aurillac ; les dépenses regardent l’installation et le fonctionnement du laboratoire : instruments scientifiques, dont un baromètre, un chronomètre, des balances et des poids, etc., le tout généralement décrit comme destiné au « laboratoire agricole d’Olmet »      

Avant l'achat la "fontaine" était un abreuvoir destiné aux animaux

avant l’achat la « fontaine » était un abreuvoir pour les animaux

1896

            La famille s’est installée. Les factures concernent un peu le jardin, un peu la vie domestique et beaucoup le « laboratoire d’études laitières ». L’horticulteur d’Aurillac qui a déjà sévi fournit des plants d’arbre et des journées d’ouvrier.  La vie domestique est organisée sur un mode que je qualifierai de « colonial » : on importe par colis entiers de l’« épicerie » (un colis de 34 kilos !) ; les chemins de fer d’Orléans livrent six colis, dont un panier,  de pommes de terre, fruits et légumes , curieusement mêlés à des livres  (dans 3 colis !) Si j’en juge par le montant, la perte pour l’économie locale n’est pas négligeable : les six colis arrivés par chemin de fer avaient couté 83, 25 francs rien que pour le transport : comparez avec le cout d’une journée de jardiner (voir supra)

Doit-on en conclure que le marché de Vic sur Cère ne pouvait offrir de pommes de terre ? J’en doute. Je pense plutôt qu’il s’agit de ce bon vieux réflexe parisien, selon lequel on ne trouvait rien de valable sur place. Les femmes de la famille y étaient soumises, et l’amour d’Émile pour sa « petite patrie » ne pouvait s’y opposer : la vie familiale est royaume féminin, souvenons-nous de la jeune épousée s’astreignent aux comptes du voyage de noces, et cessons de nous étonner que le statut des femmes ait été si archaïque, malgré les suffragettes : chacun s’empare des miettes de pouvoir qui lui sont laissées. Après Molière, Mary Robinson-Darmesteter-Duclaux a écrit des choses fort censées à ce sujet.  Et je me souviens des réflexions désobligeantes de ma grand-mère à propos des ressources locales : les caves de la maison contiennent encore d’énormes malles métalliques qui attestent la réalité de ces transports.  Dans mon enfance la seule chose que nous autres enfants avions le droit d’acheter à Vic était les gâteaux, par ailleurs excellents, de la boulangerie Magne dans la rue basse. Nous usions de cette latitude sans modération.

Tour et façade nord

  Disons un mot de la « chapelle ». L’évêque avait laissé derrière lui une chapelle, qu’il utilisait pour les messes quotidiennes à quoi l’obligeait son état. Elle est située au rez de chaussée de la tour ouest, donc à l’étage des caves, et toujours nommée ainsi. Autant les deux grandes pièces qui la surmontent, au rez de chaussée et à l’étage, sont utiles – et utilisées actuellement comme chambre et bibliothèque – autant la chapelle est en dehors des circulations communes et l’a toujours été. Mary Duclaux lui découvrit un usage inattendu : salle de bal pour la jeunesse du village ! Ce qui lui valut une volée de bois vert de la part du docteur Roux, successeur d’Émile à l’Institut et son fidèle correspondant. 

1897

            La famille a quand même dû réaliser l’absurdité de ces achats lointains. Peut-être après tout, les légumes frais n’étaient-ils pas si nombreux sur le marché de Vic où pratiquement chacun, y compris les bourgeois, avait son potager et ses arbres fruitiers. Ce n’était pas la même chose à Aurillac, mais les prestations de la ville souffraient du même mépris, si j’en crois les déclarations de ma grand-mère, et aller à la ville en voiture à cheval nécessitait plusieurs heures de trajet. La solution est évidente : avoir son propre potager et quelqu’un pour l’entretenir. 

C’est en 1897 que, dans le compte rendu d’une de ses visites, l’architecte explique que « la fermière de M. Pagès (le vendeur) est disposée à entretenir le potager », ceci en attendant le recrutement d’un jardinier, lequel sera hébergé dans « la propriété voisine » = la maison Vernis (voir plus bas). Cette acquisition va changer le mode de gestion : inutile par exemple, selon l’architecte, de prévoir le remplacement des arbres morts ou la réparation des murs de pierre sèche, « du moment que vous êtes acquéreur de la propriété voisine, » : sous-entendu, ce sera le travail du futur jardinier. En quoi l’architecte se trompe, ce qui le rendra furieux : il n’a pas prévu les réticences de l’intéressé, ni les velléités libérales d’Émile, qui ne voudra jamais user de son pouvoir de façon aussi coercitive que les propriétaires du coin.  Comme quoi l’opposition entre capitalistes provinciaux et intellectuels de gauche parisiens ne date pas d’hier.

réalisation de la fontaine ; au fond, à gauche la maison du jardinier (maison !Vernis) et, à droite, une vieille grange qui n’existe plus

En 1897 l’occasion se présente d’acheter une maison du village , située juste au dessus de la fontaine : on la voit avec son toit de chaume sur les premières photos du jardin La vente est passée le 25 septembre 1897 chez le notaire de Vic. Le descriptif en est curieux : : 1 : une maison « en ruines » dite maison du fermier : n° 271 du cadastre de Vic ; 2 : une portion de terrain numéroté 272 au même cadastre ; 3 : quelques parties , avec leurs délimitations , sans numéro de cadastre !!! « Les immeubles ci-dessus vendus sont situés au village d’Olmet et sont attenants à la propriété de l’acquéreur »

L’achat est rapidement conclu et les travaux d’aménagement commencent immédiatement . Le couple de jardiniers va pouvoir s’y installer

Réfection de la maison Vernis : les jardiniers sont censés occuper le rez de chaussée ; une entrée coté nord permet l’accès à un escalier qui monte au premier étage, réservé à la famille (Pierre Duclaux y résidera) : on y ajoute une terrasse sur les loges à cochon

              Recruté en avril 1898, Urbain est payé jusqu’au 25 octobre de cette même année : 455 francs, plus une gratification de 30 francs, sur la demande expresse d’Émile, et le remboursement des frais qu’il a engagés. Il n’est pas payé pour les périodes d’absence des propriétaires, il jouit seulement de la maison Vernis, de l’herbe – pour ses bêtes, et du droit d’élever quelques bestioles, à condition qu’elles ne viennent pas devant la maison de maitre !!! Belle disposition ! Allez donc les en empêcher quand les propriétaires s’opposent à tout inesthétique grillage !

les enfants Duclaux montés sur Lolotte et guidés par Urbain

Je n’ai aucun moyen de savoir si ces sommes sont -ou non – généreuses ; ce que je sais, par contre et par expérience, c’est que le contrat des jardiniers, dont j’ai hérité avec la propriété, était d’une grande stupidité : il prévoyait notamment que la famille avait devait recevoir les fruits du potager lorsqu’elle était présente et que le jardinier en jouissait en dehors de ces périodes. Le résultat était quasi inévitable : il n’y avait plus rien dans le potager quand la famille était présente… En revanche tout le village savait – et la famille aussi par voie de conséquence – que la jardinière vendait ses produits sur le marché de Vic. Quoi vérifier ? Et comment ? 

1900 – 1904

            L’essentiel est fait : on règle les comptes de l’architecte. La famille est installée : on utilise le mobilier vendu par M. Pagès en même temps que les murs (pour 847 francs) ; on l’améliore, essentiellement grâce à Mary Duclaux, qui a épousé Émile en 1894 – achat de couverts et d’une louche en argent par exemple -. Elle enverra à Olmet le mobilier de l’appartement parisien qu’elle abandonne pour vivre avec Émile ; il ne reste plus grand-chose du mobilier des Pagès, à part deux immenses armoires et deux magnifiques tables de ferme ; autre ornement :  un splendide banc à sel originaire du val de Loire, acheté par ma grand-mère, Germaine Appell -Duclaux, et que j’ai récupéré dans la « chapelle » 

            Pour mon grand-père, Jacques Duclaux, Olmet était le refuge par excellence ; le domaine l’a été pendant les deux guerres mondiales, il peut l’être encore. Jacques D. pensait qu’il fallait l’entretenir dans cet objectif ; y vivre en autarcie est possible, le potager offre des ressources immenses, on peut y élever poules, lapins, moutons, cochons, etc. Les bois voisins offrent le chauffage… Bref la famille s’efforce de suivre le conseil de Jacques : accueillir et faire front, au cas où…

            Ne parlons pas de malheur ! Mais n’oublions pas que le RSA – le revenu de base, quel que soit le nom qu’il porte ou portera, s’il est insuffisant en ville, permet de vivre très bien en milieu rural ; la région en montre de nombreux témoignages… Le nombre des néo-ruraux augmente, il y a bien des raisons à cela.  

Le laboratoire

histoire du laboratoire d’Olmet : objectifs et fonctionnement

Le laboratoire : établissement et fonctionnement

            Emile avait déjà organisé un laboratoire au Fau, pour y travailler sur les produits laitiers ? Ce laboratoire était subventionné par le ministère de l’agriculture. Celui d’Olmet prendra la suite. Les dossiers d’Emile contiennent des demandes de subvention et la réponse ministérielle.

Le premier témoin est un brouillon de la main d’Émile Duclaux, sans date et classé dans les papiers de 1893. La réponse est du 15 février 1893 ; la demande doit donc dater de début 93

Monsieur le Ministre 

            L’appui de votre administration m’a permis d’installer pendant dix ans, dans le Cantal, un laboratoire d’études laitières qui ont, je crois, laissé quelques traces dans la science. (au Fau, bibliographie infra) Lorsque j’ai été obligé de le fermer, c’était dans l’idée de le rouvrir un jour. Il s’est présenté pour cela pendant ces vacances une circonstance favorable, et j’ai pu faire l’acquisition de ce que j’avais cherché tant d’années, une maison d’habitation pourvue à proximité d’un grand local pouvant servir de laboratoire et disposant d’une quantité abondante d’eau sous pression.

            C’est ce local que je mettrai gratuitement à la disposition de votre administration si elle accepte l’idée de faire revivre dans le Cantal la station laitière qui y existait autrefois. J’y ferai à mes frais tous les aménagements ayant un caractère permanent. Je ne demanderai à votre administration que les sommes correspondant à l’installation du laboratoire, à son ameublement et à son outillage.

Pour qu’il n’y ait pas de surprise, je crois devoir vous donner ici un état approximatif des dépenses à faire

                  Conduite et distribution d’eau                                 300    francs

                  Appareil à gaz portatif                                              500       « 

                  Hotte, éviers, carrelages, fourneau                         500       « 

                  Mobilier de laboratoire                                            500        « 

                  Autoclave, four à flamber, étuve                             700         « 

                  Instruments de chimie, balance, verrerie            300        « 

                  Produits chimiques                                                   400        « 

                                                                                               _________

                                                           TOTAL                        3 800 « 

            En ajoutant 200 francs pour les frais imprévus, ce serait donc une dépense une fois faite de 4 000 francs, dont je justifierai dans les formes ordinaires.

            Après quoi il serait nécessaire de constituer à ce laboratoire un budget annuel qui, pendant les premières années, peut ne pas dépasser 1 200 francs.

C’est que mon projet est d’étudier tout d’abord des questions qui sont urgentes, et ne nécessitent pas de grandes dépenses, telles que la répartition des éléments du lait dans les diverses parties de la traite, l’influence de l’alimentation sur la composition du lait, l’origine des phosphates qu’on y trouve, leur restitution au sol, et en particulier la source de ceux qui sont emportés depuis des siècles du Cantal sous forme de fromages sans qu’on n’en rapporte jamais. Cela me conduira à l’étude chimique des eaux du Cantal et de la circulation souterraine si curieuse dans ce département. J’aurai alors besoin de quelqu’un qui le parcoure avec un programme précis et un matériel d’analyse courante. Mais pour le moment il s’agit seulement de poser les fondements de cette étude.

            Si vous pensez, Monsieur le Ministre, qu’elle doit être entreprise, et que les propositions très désintéressées que je crois devoir vous faire vous semblent acceptables, je vous serai reconnaissant de m’en prévenir de suite, car je mettrai de suite les ouvriers nécessaires pour transformer en laboratoire une grange que je laisserais en l’état si vous n’acceptez pas mes propositions. Pour vous mettre tout à fait à votre aise, je dirai que je serais bien content qu’une raison quelconque vous conduise à me répondre non, et me rendit ainsi la liberté de mes vacances, que j’altère (!) peut être imprudemment à l’âge auquel je suis arrivé

                        Veuillez …  

           J’ignore si la lettre a été envoyée telle quelle, en particulier le dernier paragraphe, que personne n’aurait l’idée d’écrire aujourd’hui. Mais la lettre sera sans doute lue par le ministre (et soutenue par Raymond Poincaré, alors ministre de l’instruction publique, et ami personnel). La subvention en tout cas fut accordée dès 1893 :       

République française

Ministère de l’Agriculture

Direction de l’Agriculture

1er bureau

                                                                       Paris le 15 février 1893 (tampon)

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 5 février courant, j’ai l’honneur de vous informer que je consens très volontiers à mettre à votre disposition un crédit extraordinaire de 4 000 francs pour l’installation et l’organisation d’une station laitière dans le Cantal.

Cette somme sera mise à la disposition des intéressés sur la production des mémoires que vous voudrez bien me transmettre en triple exemplaire dont un sur timbre.

D’autre part j’ai fixé à 1 200 francs pour 1893 le budget annuel de l’établissement.

Je suis heureux, Monsieur, de constater une fois de plus le concours désintéressé que vous voulez bien apporter à l’étude des questions d’industrie laitière et je vous en adresse tous mes remerciements,

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée

                                                                       Le ministre de l’Agriculture

A M. Duclaux, membre de l’Institut, 25 rue Dutot, Paris

 La lettre et la signature sont manuscrites.

              D’autres demandes suivront jusqu’en 1904 et seront toutes acceptées, pour un montant courant de 400 francs. Notons que la première à être tapuscrite est celle de 1901 ; le ministère a réussi alors à se doter de matériel moderne.

Le laboratoire, objectifs des recherches

                        Le lait, le fromage et leurs dérivés

            Émile expose fort clairement ses objectifs dans sa demande de subvention : ils sont la suite des travaux du Fau, eux-mêmes à l’origine des publications postérieures à la mort de Mathilde, faites de 1882 à 1904.

                        Les recherches visent les « infiniment petits », selon les termes utilisés dans les premiers ouvrages.  Elles vont dans deux directions : connaître les organismes microscopiques qui sont à l’origine des maladies des êtres vivants – et qui ont causé la mort de sa femme bien-aimée, (fièvre puerpérale) ; connaitre leur rôle dans la transformation des aliments. Ce deuxième point est un champ annexe, mais essentiel, dans la lignée des travaux sur le ver à soie ou le phylloxéra. L’industrie laitière est un bon exemple et elle a un autre avantage, qu’elle partage avec les études sur les eaux : apporter une aide à l’économie du Cantal et rendre à ce pays cher à son cœur ce qu’il lui a donné.

            La bibliographie va de Ferments et maladies (Masson, 1892), dédié à Laure Mathilde Briot, « victime innocente des infiniment petits » à Traité de microbiologie, (Masson, 1898), en passant par Pasteur, Histoire d’un esprit,(Charaire et cie, 1896) et surtout, un des plus importants pour notre sujet, une sorte de manuel, Principes de laiterie, A. Colin, (~1875 – 1895)

            Le volume consacré au lait en 1894/95 est une somme : réédition d’un livre précédent, Le lait, études chimiques et microbiologiques, publié par J. B. Baillière et fils, 1887, et aussi reprise, revue et augmentée, de rapports et d’articles déjà parus dans les Annales de l’Institut Pasteur, les Annales agronomiques ou les Annales de l’Institut agronomique etc. Il est dédicacé, avec un humour certain « to the queen Mary », soit Mary Robinson-Darmesteter, sa seconde épouse, dont le rôle auprès de lui diffère quelque peu de celui que jouait la première (the queen !)

L’ouvrage est publié dans l’Encyclopédie agricole et horticole. Ce n’est pas la première fois qu’Émile participe à des publications destinées à un public de professionnels et non à des chercheurs, il l’a déjà fait pour le phylloxera. Cela fait, pour lui, partie des devoirs du savant.

La préface précise : « Je ne méconnais pas qu’avec tout ce que je sais de plus qu’elle, la moindre fermière de la Brie me battrait sur la fabrication d’un fromage. Mais après avoir appris des laitiers ce qu’ils pouvaient m’enseigner, je voudrais… renverser les rôles et leur rendre sous une autre forme ce que je tiens d’eux. La science et l’industrie sont deux ignorantes qui font bien d’aller à l’école ensemble. »

Nous rencontrons ici une affirmation fréquente chez Émile, qui est une des formes que prend son sens de l’égalité démocratique : la connaissance et la pratique s’améliorent l’une l’autre en partageant leurs acquis, sur un pied d’égalité. Ce qui ne veut pas dire pour lui que chacun est apte à décider de tout, mais que chacun porte en lui un savoir utile à tous, et doit être respecté pour cela.

Dans le cas de l’industrie laitière, Émile va donc insister sur un élément qui manquait aux traités antérieurs – ou était traité de façon insuffisante – : le rôle des microbes.

L’ouvrage fait 370 p et il est abondamment illustré.

Les chapitres I à V traitent des aspects scientifiques : constitution physique et chimique, microbes du lait, fermentations spécifiques, méthodes d’analyse.

Le chapitre VI s’intéresse au Traitement commercial du lait. On pourrait penser que le directeur de l’institut Pasteur n’est pas le mieux placé pour traiter d’un sujet économique ; l’intéressé ne le pense pas. Son histoire personnelle lui a appris à se méfier de l’État et des administrations, aux démarches lourdes, d’essence conservatrices parce qu’éloignées du réel ; l’institut qu’il a fondé est ouvert au monde extérieur – selon le bon vieux modèle du collège de France. La science doit rendre aux professionnels ce qu’ils lui ont donné ; les paysans du Cantal doivent être aidés à gérer un commerce plus rentable.

            Or ce « commerce [est] mal assis parce que la denrée sur laquelle il porte est trop altérable ». Il faut donc travailler sur les méthodes de conservation ; il faut employer la réfrigération, la congélation, voire l’électrisation (pour détruire les microbes : « ces méthodes n’ont aucun succès actuellement », dit Duclaux). Il recommande aussi l’emploi des antiseptiques (carbonate de soude, acide borique), le chauffage (la Pasteurisation), la stérilisation. Il faut aussi penser au lait condensé.

            Enfin il faut faire attention aux falsifications qui nuisent à la conservation, et à la bonne réputation des produits : écrémage du lait non signalé par ex. Les français ne l’ont pas inventé, « Les premières falsifications de cet ordre sont venues d’Amérique, mais le consommateur a bon dos dans tous les pays du monde ».

            Bref tout ne se résout pas à la fabrication des fromages, reste à assurer leur vente et cela ne se fera que si la bonne conservation en est assurée.

                        Comme quoi le physicien- chimiste se transforme en économiste pour la cause des fromages, comme il s’est transformé en ce que nous appellerions aujourd’hui un lobbyiste pour celle de l’Institut Pasteur.       

     La fin de l’ouvrage traite des fromages, dans le même esprit que le lait, un mélange de bon sens, de réflexion sur les pratiques et de désir de les améliorer en conservant ce qu’elles ont de coutumier et d’inimitable. L’amoureux de l’Auvergne n’est jamais bien loin. 

photo d'un tube à essai aayant servi au labo
Laboratoire et méthode scientifique

                        Les recherches sur le lait, telles qu’elles sont décrites ici, participent des réflexions sur la méthode qui font l’intérêt des travaux de Duclaux, parce qu’elles sont l’œuvre d’un praticien et non d’un philosophe, et parce qu’il les utilisa nommément dans ses réflexions sur l’affaire Dreyfus : l’expérience est toujours en arrière-plan, qu’elle soit simple observation du réel, ou mise en œuvre élaborée pour construire cette observation.

Le chapitre 2 du Manuel est consacré a une description très détaillée de la méthode à suivre dans l’analyse du beurre, avec les détails les plus triviaux, les raisons de tous les gestes et des recommandations concernant leur importance relative, le tout accompagné de dessins décrivant les instruments utilisés. La démarche est décrite à la première personne [je] et se termine – « provisoirement » – par les questions qui se posent, une fois la procédure arrivée à son terme.

En voici la liste.

: déterminer les éléments qu’on va étudier, leurs rôles et leurs effets., et jusqu’à quel degré de détail ; et lister ce qu’on va – pour le moment- laisser de côté (« je me borne à ces questions, les seules que je me sois posées »)

: exposer, dans leur suite chronologique, les étapes de l’analyse 

: doser les éléments (eau, matières grasses, sel marin, acides volatils, sucre, acides    gras…)

: une fois atteint ce stade, lister les questions qui se posent… et auxquelles les chapitres suivants apporteront des éléments de réponse.

L’implication personnelle est constante : chaque paragraphe débute par une formule du genre : « demandons-nous d’abord » ; « on constate que …  ce qui nous fonde à nous demander… » ; «  ce qui nous apprend que , si nous voulons étudier [tel phénomène] il nous faudra d’abord… » ; « nous en arrivons enfin à l’étude de… » ; et ce n’est qu’une fois la réponse obtenue qu’on poursuivra, avec par ex. : « tous ces faits prouvent que… » et «  ce que je veux chercher à démontrer c’est que.. » ou « avant de pousser plus loin nous avons une question importante à résoudre ». Bref chaque moment de la recherche, fut-ce le plus infime, est souligné.  Car l’erreur peut se situer dans un oubli, dû souvent à une trop grande rapidité. Ou dans de mauvais instruments, etc. … « Dans tous [les cas] on se donne beaucoup de peine pour des résultats médiocres », des « incertitudes », des « insuffisances », voire des « erreurs, qui ne sont pas minimes »

« Si dans les questions scientifiques… nous dirigions notre instruction comme elle semble l’avoir été dans cette affaire, (l’affaire Dreyfus), ce serait bien par hasard que nous arriverions à la vérité….  « Nous avons des règles tout autres… : garder notre sang froid, ne pas nous enfermer dans une cave pour y voir plus clair, croire que les probabilités ne comptent pas et que cent incertitudes ne valent pas une certitude… Puis comme nous avons cherché et cru trouver la preuve décisive, quand nous avons réussi même à la faire accepter, nous sommes résignés à l’avance à la voir infirmer dans un procès en révision auquel nous présidons nous-mêmes », écrit Émile lorsqu’il se lance dans la défense de Dreyfus.

Ou comment un honnête homme peut aller d’une réflexion sur le fromage à une implication politique nationale, puis internationale, qui le mènera à la Ligue des Droits de l’Homme, à tant d’ennuis qu’il avait prévus, et à une mort précoce. L’auvergnat n’a jamais reculé devant son devoir.

Bibliographie

Émile Duclaux, Ferments et maladies, G. Masson , Paris,,1882

Emile Duclaux, Le microbe et la maladie, Paris, G. Masson , 1886, in 8°, 270 p.Emile Duclaux, Le lait, études chimiques et microbiologiques, Librairie J. B. Bailli ère, Paris, 1894, in 8°, 376 p. ex dédicacé « to the queen Mary » par E. D.

Emile Duclaux, Principes de laiterie, A. Colin , Paris, s.d. , ( ~1875 – 1895),  370 p. , ill. ; coll Encyclopédie agricole et horticole, ss la dir de M. C. Lechalas

Emile Duclaux, Pasteur, histoire d’un esprit, Charaire et cie, Sceaux, 1896, in 4°, 400 p.

La guerre d’Algérie I & II

 

En mai 1954 le camp français de Dien Bien Phu tombait sous les coups du Viet Minh, tous les combattants, officiers et soldats, étaient fait prisonniers, l’Indochine française était perdue. Les trois jeunes gens dont les lettres sont étudiées ci-dessous avaient 23 ans pour le plus âgé, 21 pour le plus jeune. Et la jeune femme à qui ils écrivaient en avait 23 ; elle se souvient très bien de son incompréhension totale : comment le gouvernement français, le général Navarre, commandant en chef, et le colonel de Castries à la tête du camp, avaient-ils pu se laisser enfermer dans une cuvette sans autre issue que par les airs, à la merci de canons inaccessibles qui leur tiraient dessus depuis les hauteurs ? C’était absurde.  Les garçons, tous trois à l’âge du service militaire, tous trois fils de bonne famille et donc nantis d’un sursis universitaire, ne comprenaient pas plus.

Tous quatre avaient connu l’occupation nazie, les guerres de libération, Hiroshima et ils n ‘avaient en général pas grande confiance dans un monde qui ne leur avait offert que des visions de destruction et de mort ; aucun d’entre eux n’avait jamais lu Sartre, ni Beauvoir, seule la jeune fille l’avait fait et avait réussi à leur imposer Camus. Ils n’avaient que faire des philosophes. L’histoire dont ils héritaient suffisait à les persuader de l’absurdité du monde[1] : c’était donc à eux de le changer, ils n’avaient confiance en personne, mis à part leurs amis et leurs familles ; forts de leur jeunesse, ils réagissaient par la quête de la beauté et la volonté d’agir. Et voilà que l’histoire leur donnait raison : pas plus que ceux qu’avaient connus leurs parents, les dirigeants de leur époque n’étaient capables de comprendre les évènements ni d’agir avec intelligence, Dien Bien Phu en était la preuve. Les jeunes étaient seuls face au monde.

Ils vivaient dans le milieu universitaire, ignoraient les difficultés matérielles, leur avenir était à créer, avec la formation ils pensaient y parvenir ; ils pouvaient attendre et lorsqu’ils auraient trouvé leur place, ce serait le moment de réfléchir à la politique de leur pays, et d’agir, car ils se seraient donné les moyens de le faire. Sisyphe était heureux, disait Camus, pourtant son action était inutile. Pourquoi ne pas espérer que la leur ne le serait pas ? Optimisme de la jeunesse !

 

Leur savoir se composait de théories et de représentations, parfois de récits et de témoignages, rarement du réel ; Pierre, qui découvre au Maroc la pauvreté intellectuelle, morale et matérielle des « recrues » dont il a la charge, est affolé par son ignorance ; il la pense non partagée par Jacqueline, qui, elle, connait « les paysans du Cantal » ! Comme si trois mois de vacances annuelles permettaient de « connaître » les villageois du hameau ! Comme si les riches fermiers du Cantal, (tout est relatif), bien formés par les instituteurs de la République, étaient un bon exemple de la mentalité populaire.

Le même constat est fait par Jacques et Olivier, dans des contextes différents : officiers ou sous-officiers, ils se retrouvent responsables de garçons de leur âge, avec lesquels ils n’ont rien de commun, si ce n’est, précisément et seulement, cet âge, et ses besoins que leur éducation leur a appris à tenir à distance, chance que n’ont pas eue ceux qui sont confiés à leurs soins.

 

I

La première chose qui frappe à la lecture de ces lettres est le fossé qui sépare cette jeunesse bourgeoise des hommes qu’elle va fréquenter, aussi bien la troupe composée de la jeunesse populaire, essentiellement paysanne,  que le groupe des officiers Les chefs sont responsables de la stupidité de l’organisation, donc eux-mêmes stupides ; les soldats ne se révoltent pas, ils sont  donc lâches, ou stupides,   ou les deux.  La première réaction correspond à un choc.

Quand on aura dit que cette réaction est fondée sur la différence de classes, donc de statut économique et culturel, on n’aura fait qu’un constat. Au 18 è siècle la distance qui séparait Chateaubriand ou Talleyrand[2] des paysans incultes qui entouraient leurs châteaux était au moins aussi grande, sinon plus ; elle était connue, admise de tous, et ne suscitait aucune réaction d’étonnement ni de rejet ; elle était « naturelle » ; lorsqu’on était un chrétien riche et responsable   on y répondait par la charité et, ayant fait, on n’y pensait plus car on avait fait son devoir.

 

De nos jours existe, parait-il, une culture de la jeunesse, fondée sur le partage des mêmes images, chansons, coutumes transmises par Internet et les « réseaux sociaux » auxquels, pratiquement, tous les jeunes ont accès, du moins dans le monde occidental. Ceux des villes ne rencontrent pas les banlieusards, ne fréquentent pas les mêmes lieux, ne profitent pas de la même éducation, quoi qu’en dise le mythe républicain ; mais ils ont accès aux mêmes réseaux, aux mêmes images et commentaires, ou absences de commentaires -, donc aux mêmes mythes. Et quand ils se rencontrent, s’ils se rencontrent, ils ont des sujets de conversation communs, ce qui leur permet de se croire semblables, même si c’est une croyance superficielle. Mais le creuset de l’égalité républicaine, le service militaire n’existe plus, les jeunes ne vivent plus nulle part ensemble et n’ont plus de longue expérience commune.

L’industrialisation des XIX et XX è siècles a exploité les classes ouvrières, ne s’est pas occupée de leur formation et a abandonné progressivement les campagnes ;  bref  la victoire de la démocratie  bourgeoise a causé une rupture  entre jeunesse des villes et jeunesse des champs ; en aout Olivier, Jacques, Pierre ou Jacqueline allaient pêcher les écrevisses dans les ruisseaux du Morvan, de l’Auvergne ou des Alpes, ils apprenaient les techniques ancestrales et se croyaient les égaux de ceux qui étaient alors  leurs professeurs ; ils ne s’apercevaient pas qu’en dehors de ces jeux de l’été, ils ne savaient pas grand-chose sur les références morales de leurs amis, ou sur leurs réactions face aux problèmes de la vie, le plaisir, la souffrance, la violence ou la mort.  L’armée allait leur faire prendre conscience de leur ignorance.

               

Les hommes :

Jacques, Pierre et Olivier se préparent à devenir officiers de réserve : ils vont avoir à commander ; mais à qui ?

« J’ai l’impression d’être tombé dans un guêpier. J’ai un travail monstre, pas une minute à moi. Et ce travail que je hais. 26 bonshommes, 2 ont leur certificat d’études, 2 sont illettrés, + 1 imbécile. Tous braves bougres, d’ailleurs. Tu ne peux te figurer le degré de culture de ces gens-là. Ah si ! c ‘est vrai : tu connais les paysans du massif central. Bon. Cela te donne une idée. Le malheur n’est pas là, il consiste à ce que j’ai à leur faire apprendre des conneries qui ne m’intéressent pas. Les pauvres, en plus, sont démoralisés, dépaysés, etc. J’ai pitié. Je n’ai pas honte. Ce serait inutile et un peu ridicule. On en arriverait à se suicider, à force de honte, si l’on cultivait un tant soit peu cette partie de sa sensibilité. Je ne fais pas l’instruction moi-même, je la fais faire par des gradés, ou bêtes, ou méchants (j’exagère), en tout cas aussi embêtés que moi et pas très futés.  Je ne peux plus lire, je suis trop énervé, je bafouille moralement, j’ai des ennuis d’argent. C’est le premier jour, c’est TRRRragique ! » (Pierre, décembre 1952)

« Beaucoup de travail, une nouvelle bande de 34 gaziers, un peu plus abrutis, peut-être, que les précédents, mais très gentils. » (Pierre, hiver 1953)

Quant à Olivier, il est dans les transmissions, et commande donc des spécialistes formés ; ce qui ne les rend pas plus « intellectuels » :

« Mes camarades ne sont ni crottés, quoique notre tenue se réduise à un deux pièces, short et sandales, ni stupides. Bien sûr tu ne les trouverais pas hautement intellectuels, et tu les jugerais populaires. Mais c’est quand même la crème de la nation. (Considère toi comme l’ile flottante sur la crème…) surtout si on les compare aux soldats des autres armes de l’armée de terre (infanterie, artillerie, génie), qui sont tous des culs terreux. Les transmissions, tout orgueil de corps mis à part, sont une arme d’élite, et la V.H.F. est l’élite des Trans. En VHF il y a 35 % des individus qui ont le premier bac, les autres sortent en général d’une école professionnelle quelconque, niveau brevet. Il n’y a aucun illettré chez nous. » (Olivier, Mehdia, aout 1957)

 

Qu’ils soient plus ou moins « lettrés » ils n’en sont pas moins désemparés devant la vie qu’on leur propose mais ne réagissent pas. Car

 

– Ils respectent la hiérarchie

« Ici avec mes six mois je joue les anciens, surtout devant les bleus de la 57/2/A. Ce qu’un bleu peut être bête. Je l’ai été ; il est encore impressionné par les grades. » (Olivier, avril 1957)

– Ils n’ont pas les moyens physiques ou intellectuels de résister à la vie qu’on leur impose

« Être six mois dans un pays au climat rude où il n’y a strictement rien à faire, où pas un sourire féminin, fut-ce au plus bas dancing du dimanche, n’égaie la vie, où la seule compagnie est celle des hommes qui n’ont rien à faire d’autre de la journée qu’à subir, qui, en outre, sont affaiblis physiquement par une nourriture déficiente, et moralement par l’interdiction de toute volonté propre et de prise de responsabilité, etc. … » (Olivier, mai 1957)

 

Le constat est général : les recrues sont plutôt abrutis, peu portés sur les choses de l’esprit, révérencieux devant la hiérarchie, incapables moralement et physiquement de faire face à l « absurdité » militaire.

Entre 52 et 58 la situation ne change pas : : les soldats de base, d’où qu’ils viennent, ne peuvent, -ni ne veulent- prendre des initiatives.  Nos héros n’en tirent pas de conclusions politiques, ils s’occupent d’eux-mêmes, ce qui est déjà assez difficile, et éventuellement aident les hommes dont ils ont la charge : cela s’arrête là.

 

Après le premier choc nait une volonté de comprendre

« Je suis très fatigué. Je m’aperçois avec étonnement que mes gaziers m’occupent beaucoup et m’intéressent. Il ne s’agit pas des imbécillités dont il faut leur bourrer le crâne, mais de la façon de le faire, de la façon dont ils réagissent en général. Je t’ai déjà parlé du degré de dénuement de ces pauvres gens. On ne peut s’empêcher de s’attacher à eux. Il faut les rassurer, les réveiller, essayer de chasser le cafard, écouter leurs petites histoires. Un ou deux l’ont déjà fait et c’est extraordinaire de sentir leur confiance. Il faudrait pouvoir se montrer à la hauteur, chaque fois que cela se présente… Ici je peux toucher l’absurde[3] du doigt, mais d’une façon bien plus éclatante, et bien plus tragique qu’avant. Voilà des garçons qui ne savent [pas] s’ils vivent sous la troisième ou la quatrième république, certains même ignorent le mot et son sens, aucun ne saurait dire ce qu’est l’assemblée nationale, etc… Cet exemple peut paraitre stupide, mais voilà des gens qui voteront plus tard pour le dernier politicien qui leur aura offert un verre de rouge en leur tapant sur l’épaule. Ils feront aussi la guerre sans savoir pourquoi (Il est vrai que dans ce cas je n’en saurai guère plus long qu’eux) Il ne s’agit pas évidemment de la totalité, mais la grande majorité de ces garçons est ainsi. » (Pierre, décembre 1952)

Et un désir de prendre en charge, d’aider  

Chacun le fait à sa manière : des cours de langue

« Beaucoup de travail, une nouvelle bande de 34 gaziers, un peu plus abrutis, peut-être, que les précédents, mais très gentils. Je fais deux heures de cours de français par semaine : oh ! tout ce qu’il y a de plus élémentaire. (Pierre, hiver 1953)

: des moyens pas trop bêtes de passer le temps

« Nous voguons ensemble sur la lande de Mehdia, nous distrayant à de menus jeux : pétanque, belotte, poker, [un mot illisible], dames, et échecs. Vois là l’intelligence de mes premiers zèbres : je leur ai appris à jouer aux échecs en moins de 2 heures. Maintenant ils sont fanatiques. » (Olivier, Mehdia, aout 1957)

 

L’encadrement

Les années 50 sont une période intermédiaire : on fait du « maintien de l’ordre » et non « la guerre » ; on « rappelle » le contingent, on ne mobilise pas ; on se bat contre des gens qui demandent une liberté dont nous jouissons nous-mêmes, non contre des ennemis qui menacent la nôtre. Bref l’armée d’Afrique du nord n’est pas une armée en guerre ; elle l’est de fait mais ne peut s’en réclamer. Le soutien patriotique unitaire n’existe pas, qui a fait, 20 ans auparavant, l’union contre la menace vitale du fascisme. Les pères de nos jeunes gens pourtant ne croyaient guère à l’action militaire : ils sont partis sans fleurs au fusil ni crier « à Berlin », mais sont partis quand même. Leurs fils ne savent pas trop ce qu’ils défendent, et certainement pas un régime politique qu’ils méprisent : ils ne sont donc pas prêts à accepter le modèle de l’armée telle qu’elle est, au nom de l’intérêt supérieur de la nation.

Les jeunes bourgeois des années 50 ont des officiers une idée simplette, fondée sur l’histoire dont leurs familles ont été victimes et l’imagerie qu’elles ont transmise. Un :  les généraux ont perdu deux guerres mondiales, causé deux massacres effroyables et viennent de perdre la guerre d’Indochine. Deux : la classe militaire qu’ils connaissent, via la littérature,[4]  est celle de Courteline, et celle aussi dont Clemenceau disait que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux militaires. Résumé : incompétence et ridicule. Ce qu’ils verront pendant leur service aura du mal à les faire changer d’avis.

Pour eux, les officiers n’ont pas souci des hommes dont ils ont la charge, n’observent aucune des consignes qu’ils imposent et s’occupent surtout de leurs intérêts personnels :

« Les ¾ de ces bonshommes [les nouvelles recrues] devraient être exemptés de tout effort physique. Mais « il faut » marcher, parait-il… J’ai particulièrement gouté la façon élégante qu’ont les gradés de se désintéresser des éclopés, affalés sur la piste à 2 kms du but. » Pierre, Souk el Arba, printemps 1953

« Je t’écris 10 minutes avant l’appel du soir – 9 heures. Moment de suspense répété chaque jour, mais accentué selon le chef d’appel.  Hier le chef nous a donné un aperçu de ce que serait aujourd’hui. Il entre comme un rocket, saoul, déclare : « C’est le bordel là-dedans, la 1ère Cie, c’est le souk, pas de discipline, j’vous foutrai tous dedans, mes gaillards. Maniement d’armes à deux heures du matin. Ah ! Ah ! Ah ! » Sortie. Hi, hi, hi, qu’on fait, puis Rrr, Rrr, Rrr.

Ce soir on va recommencer. Sera-ce la poussière du nième ressort, le clou qui manque à mes chaussures, la tache sur le casque, mais je sens que je serai pris. Merveille de la discipline !  Tout autre dans cette certitude ne ferait rien, le soldat, lui, fait tout ce qu’il peut, sachant qu’il sera pris quand même. En 6 mois on se moule sur un modèle type, normalisé, et dûment hiérarchisé.

Tout cela parait ridicule, mais quand le barème est de huit jours de consigne cela fait réfléchir. » Olivier, Fès, 1957

« Si j’ai bien compris un futur officier doit être froid, distant, traiter l’homme de troupe comme du bétail et, oubliant toute amitié, ne se soumettre qu’à un Dieu strict et inhumain, la Discipline. » Olivier, Fès, 1957

 

Il y a, Dieu merci, des exceptions : Olivier rencontrera des chefs qui l’aideront à sortir de la situation difficile dans laquelle il s’est mis ; Pierre trouvera même un ami, à son grand étonnement :

« Événement extraordinaire : il est arrivé ici un type, un officier (!), avec qui je puis discuter, et avec plaisir. Il a passé deux ans en poste à Madagascar, à créer des rizières, des postes sanitaires, des écoles, des plantations. Ici il s’embête autant que moi. Idées saines, réactions saines. En guise de coup de sonde, lui ai fait lire un numéro d’Esprit sur les histoires de Casa et le colonialisme. En gros il est d’accord. Ni pourri, ni abruti. J’en suis encore tout étonné… » Pierre, Souk el Arba, hiver 1952/53

Comme d’habitude, les exceptions confirment la règle.

 

II 

                                                     Le deuxième constat concerne l’archaïsme des installations et de l’organisation : comment peut-on prétendre mener des opérations militaires avec un minimum de chances de réussir, en partant d’infrastructures aussi insuffisantes ? Nos jeunes gens sont de futurs cadres des grandes entreprises, publiques ou privées [5]. La gestion des organisations est au centre de leurs préoccupations ; et celle de l’armée leur parait catastrophique.

 

Saleté et inconfort 

Pour nos futurs cadres, si l’on veut que les employés soient rentables, il faut commencer par leur assurer des conditions matérielles correctes. Or c’est loin d’être le cas.

« Istres à première vue ne semble pas très folichon. …  La Base est sale, encore à l’état de tas de cailloux et de bâtiments camouflés. » Jacques 1952

« La pluie, pour nous, tu vois c’est une véritable obsession. En effet toute notre vie était axée sur la vie en plein air – lavabo, évier, W. C. dans la nature (Je te laisse à penser comment l’usage du dernier est agréable sous l’orage, tandis que l’on peut toujours différer l’usage des deux premiers). Le réfectoire est une paillote, les groupes électrogènes sont en plein air et se noient à qui mieux mieux, nécessitant des démarrages sous des cataractes. Ce qui fait que nous vivons entièrement et uniquement dans la petite chambre commune où nous mangeons, dormons, lisons, écrivons en compagnie des deux chiens. C’est donc un retour à la vie primitive des paysans en hiver. » Olivier, Mehdia, nov.  1957

« [Les] privilèges qu’ont toujours donné [la] famille, la Rrrépublique, le Kapitalisme » (Pierre, sic) leur ont permis d’échapper à ces conditions de vie « primitives », ils en sont conscients, peuvent donc le supporter et, dans l’incapacité où ils sont d’y porter remède, finissent par le faire, via la débrouillardise et à l’humour.  La première réaction n’en est pas moins la révolte … et le dégout.

 

Absurdité du système : « secret militaire »

L’inconfort, l’impréparation des structures d’accueil, cela peut s’expliquer, et être surmonté. La désorganisation, non, surtout lorsqu’elle est inutile.  Un détail, particulièrement risible, souligne pour eux la bêtise du système : le « secret militaire ». Les « rappelés » du maintien de l’ordre, troupe « guerrière » installée au milieu d’une vie civile qui reste ordinaire puisque c’est elle qu’ils défendent, le découvrent avec humour :

Jacques :

Correspondance aux armées : Partie réservée à la correspondance

« Bobonne

Je vais bien. La nourriture est bonne. Les chefs sont gentils. J’espère que tu vas bien. Nous sommes arrivés à X…, le 18 septembre 1903. Vive la France » Jacques septembre 1953

Olivier

« Uranus, le 12/09/1957 : « Je t’écris tout en luttant contre l’envahissement du sable, pour te signaler mon n nième chgt d’adresse. Cependant je n’ai pas déménagé mais l’ancienne adresse te signalait des faits militaires importants, et strictement secrets. C’est-à-dire qu’au lieu-dit X.… se trouve la station VHF Uranus, dont les antennes sont visibles dans un rayon de 30 kms et que pas un bougnoul de la province n’ignore, et qu’au camp de M. … se trouve un camp militaire très important, où la population européenne de Casablanca vient assister au défilé du 14 juillet. Tout cela dans le plus strict secret bien entendu » Olivier, Mehdia, sept 1957

 

Bien ! S’il n’y avait que cela on pourrait se contenter d’en rire. Mais d’autres découvertes sont plus insupportables. Ces jeunes gens sont là pour faire un certain travail, et, même s’ils ne l’ont pas demandé, ou s’ils en jugent les objectifs discutables, voire inaccessibles, leur éducation tant morale que pratique les pousse à le faire correctement, puisqu’ils sont là pour le faire. Or on ne travaille ni correctement ni suffisamment.

 

Inorganisation du travail, imprévisibilité -> dégout 

« Sitôt débarqué à la Base je me suis fait harponner par le Pitaine. « Pstt ! Hé là-bas vous ne faites rien, je crois ? » Et depuis je travaille. Oh bien sûr, de la façon militaire : c’est-à-dire 2 ou 3 heures par jour… » Jacques, 1952

« Quant au travail, … le lit accapare la plupart du temps. » Olivier, Mehdia le 06/09/1957

 

Pourquoi enlever des jeunes gens aux tâches civiles à quoi ils se sont préparés si c’est pour ne rien leur faire faire ?

L’organisation est toujours imposée, jamais expliquée dans ses objectifs et son schéma général ; elle parait ne s’attaquer qu’à des points de détail, donc semble « absurde » (sic) et n’avoir pour but que d’« embêter » (sic) les gens. On ne peut ni l’améliorer, ni y échapper, sinon dans une inaction encore plus insupportable

 

« Les récits des gens qui viennent des corps de troupe vous font tout de suite penser à un asile de fous… » Pierre, arrivée à St Maixent, 1952, (école d’E.O.R.)

« Je retrouve le gout amer des débuts de semaine, et cette agaçante question : qu’est-ce qu’ils vont bien inventer pour nous embêter cette semaine ?… Pierre, Souk el Arba, été 1953

« Une permission se réduit au plaisir d’échapper pour vingt-quatre ou quarante-huit heures à la bêtise ambiante, mais pour se réfugier dans l’inaction. On a pieds et poings liés. » Pierre, St Maixent, 1952, début du séjour

« La déconfiture est totale. La connaissance de toute cette saloperie est achevée, parachevée, fignolée, etc. Nous retrouvons, Nicolas (!) et moi, le même dégout qu’au mois de Mai ou de Juin ». Pierre, St Maixent, fin de la formation d’E.O.R., juillet 1952

 

Pierre, l’artiste, en vient à se demander si tout cela n’est pas « organisé » pour heurter, donc détruire, sa sensibilité ! Le but est-il de formater des gens qui n’auront plus d’autre initiative que celles qui cadrent avec les objectifs de l’armée ?

« Peut-être est-ce cette vie d’attente et de défense soigneusement organisée qui me rend tellement sensible… » Pierre, Souk el Arba, été 1953

 

Il n’est pas très loin de comprendre, ce qui ne veut pas dire qu’il accepte. Encore une fois il ne pourrait accepter, comme ses père et grands-pères ont pu le faire, que pour un objectif plus haut que celui qu’il a fini par saisir : défendre la « civilisation occidentale » et la colonisation.  Jacques et Olivier sont moins radicaux, ce qu’ils refusent ce n’est pas la colonisation en soi, c’est la façon dont elle est menée dans le mépris du « bougnoul » (ou du « niaqué ») et par un personnel politique incapable et corrompu, ce qui la condamne à l’insuccès : voir Dien Bien Phu.

Dans ces conditions pourquoi devenir officier et, donc, être coresponsable de l’absurdité ? Tous trois ont, à un moment ou à un autre, et pour des raisons personnelles différentes, songé à démissionner et à finir leur « service » comme homme de troupe.

[1] Le mot « absurde » est celui qui vient le plus fréquemment et le plus naturellement sous leur plume pour qualifier les situations militaires dans lesquelles ils sont, malgré eux, plongés.

[2] Voir leurs Mémoires. La classe paysanne représente 80 % de la population à l’époque.

[3] C’est moi qui souligne

[4] Aucun des trois n’a de militaire dans sa famille

[5] Jacques sera ingénieur chez Michelin à Clermont Ferrand, Pierre se destinait au théâtre, comme acteur et metteur en scène, ce que sa mort précoce empêcha, Olivier sera responsable des grands anneaux du CERN à Genève.

la guerre d’Algérie III & IV

 

III

Peut-on être complice ?

L’aventure militaire en Afrique du Nord est injustifiée dans ses objectifs réels, mal gérée par des gouvernements incapables et mal conduite sur le terrain par une organisation inadaptée et des chefs incompétents. L’obligation du service vous y intègre malgré vous, mais ne vous oblige pas à y participer activement Pourquoi être complice ?

Jacques :

« Dans les circonstances où il se trouve, seul, avec un travail qu’il trouve idiot, dans un milieu qui le dégoute. Son désarroi est très profond et malheureusement rien de réel ne le raccroche : ni foi, ni famille » Jacques, été 52 – lettre de son frère, qui signale la tentation de lâcher les EOR et de s’engager comme 2 -ème classe n’importe où, ce qui, pour le frère, est une sorte de suicide.

Pierre :

« J’ai failli effectivement lâcher le morceau, demander ma mutation comme deuxième classe n’importe où. » Pierre, Ouezzane, hiver 1952 / 53

Olivier :

« Dans 4 heures je termine mon temps légal de service militaire, mes dix-huit mois écoulés et après je serai maintenu 6 à10 mois…. On parle très sérieusement de 27 mois de service. Tu comprends qu’à cette joyeuse perspective j’ai un moral de fer. Je compte contracter un engagement ; je serai ainsi payé plus cher … en faisant mon métier de militaire, et le déshonneur de ma famille (Quoi de plus beau qu’un caporal-chef de carrière) » Olivier, Temara avril 1958

 

Ils ne voient d’abord pas d’autre moyen d’échapper à l’absurde, à la contradiction vitale entre ce qu’on veut être et ce qu’on fait : la violence de cette réaction permet de jauger la violence du choc.

« Chaque jour qui passe m’apporte ma pâtée d’absurde, propre à alimenter un rire métaphysique et inextinguible. Et le rire métaphysique, n’est-ce pas, tout est là. » Pierre, St Maixent, été 1952

« Ce qui rendait les choses terriblement difficiles, c’est qu’ici, il n’existe plus, au milieu de l’absurde, aucune échelle de valeurs, aucun repère pour savoir ce qui est propre et ce qui est dégoutant. Evidemment, puisque le système même, le principe, est dégoutant. Je ne me salirai pas plus les mains comme aspirant que comme deuxième classe. Je serai tout simplement moins emmerdé, moins engueulé, avec peut-être, mais ce n’est pas sûr, un peu plus de liberté d’esprit. Et c’est l’essentiel. L’ennui et la bêtise sont les mêmes à tous les échelons de l’armée. » Pierre, St Maixent, été 1952

 

Il est d’autant plus important d’échapper que les conséquences peuvent être graves L’absurdité du monde militaire et l’ennui qu’il génère leur pose un problème moral : celui de la possible régression intellectuelle. Pour ces étudiants, c’est sans doute le pire risque au monde.

 

« Il y a ici les meilleures occasions du monde pour vivre comme une bête.  Je pressens que ce ne sera pas toujours facile d’y échapper. » Pierre, Ouezzane, automne 1952

« J’ai dû lutter ces temps derniers, et pas toujours avec bonheur, contre le plus morne ennui, le plus épais, le plus dégoutant celui qui collait à la peau à Saint Maixent. La même bêtise, les mêmes platitudes qu’il faut répéter inlassablement, et cette fois c’est moi qui les fais avaler. » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

« Je me livre toujours aux mêmes activités bêtifiantes, avec à peu près le même enthousiasme… J’ai maintenant perdu tout espoir d’obtenir la place idéale qui me permettrait de voir le moins possible d’emmerdeurs et d’idiots, de lire et d’échapper, entre autres, à ce dilemme : j’apprends aux gens à tuer leurs semblables c’est pas beau ; ou bien, si je le fais mal, je risque de faire tuer ces mêmes gens, ce qui ne vaut guère mieux….  Je crois qu’en revenant en septembre, j’aurai l’impression de redécouvrir le monde, je ne pensais pas qu’on pouvait passer dix-huit mois dans la contradiction. C’est pourtant ce qui m’arrive, et dans une sorte de demi prison. J’aimerais gouter la prison totale pour savoir laquelle est la plus pénible » Pierre, Souk el Arba, hiver 1952 / 53

« J’ai envie de brailler. Je me racornis, je m’encroute, j’en ai plein le dos ! Il y a des moments où je me réveille, et où je me rends compte qu’il est impossible de mener une vie plus stupide. Et je suis dedans jusqu’au cou. Je n’ai pas le cafard, ce n’est pas cela. Je suis très calme. Mais se heurter tous les jours à la bêtise, et surtout à l’abrutissement intégral de la plupart de mes bonshommes, supporter à côté de cela les mêmes, toujours les mêmes conversations banales, vides, ou navrantes, ou irritantes, cela donne parfois l’impression d’étouffer. » Pierre, Souk el Arba, hiver 1952 / 53

« Il y en a marre de vivre une vie de prisonnier dans un baraquement trop étroit, de voir à chaque heure de la journée les mêmes gueules tristes, hilares, stupides, ou méprisantes des camarades forcés, d’entendre chaque fois les mêmes plaisanteries, de bouffer l’éternel rata, de voir tout ce dont on était fier, son instruction, sa culture, fuir au vent de l’oubli, en échange d’une profonde médiocrité, d’être rabaissé au rang de ses ouvriers, d’avoir une vie sentimentale réduite à zéro, et tout ça pour rien , moins que rien… même pas être jugé digne de crever pour un régime en décrépitude, ce qui aurait au moins un cachet un peu héroïque : champion d’une cause perdue. » Olivier, Mehdia, oct. 1957

 

« Vivre comme une bête », mener une « vie de prisonnier », se heurter « à l’abrutissement », à la « bêtise » des autres, et « tout cela pour rien », c’est ainsi qu’ils apprécient leur « service », qui, apparemment ne sert à rien, ni à eux , ni à la nation. Ne pouvoir échapper ! Reste à essayer de donner du sens.

 

 

IV

Résister

Face au ridicule, à la laideur et au désordre, la résistance se fonde sur l’humour, la beauté du monde qu’ils découvrent, des paysages, des hommes qui les habitent et des valeurs humaines sur lesquelles ces sociétés sont ancrées.

Il faut d’abord rire :

 

Se défendre par l’humour

« Reçu une lettre de Jacques, depuis Lyon, où il joue, parait-il, les capitaines. Comme d’habitude, humoresque description de ses occupations. Comme je l’envie de savoir rire de toute cette bêtise. Je ne peux plus. » Pierre, Ouezzane, été 1953

« Rien de plus drôle que ces petites réceptions militaires, où l’on papote honneur, passé, gloire, etc… rien, sinon peut être un rond de dames prenant le thé… Pierre, été – automne 1952

« Je ne vais en tôle que la nuit[1]. Là-bas, pour avoir la paix et n’être pas mangé moi-même par les souris, comme cela est arrivé à un camarade, je leur amène tous les soirs leur ration en petits beurres. Les chères petites bêtes, elles grossissent. » Olivier, Fès, juin 1957

« Maintenant plus question de dimanches en ville, mais des dimanches consacrés aux corvées. N’est-ce pas beau le rachat des péchés par le travail ? Hier, « ascension » j’ai été faire le jardin de la villa de l’adjudant-chef. Travail pénible mais agréable. Il est venu me chercher dans son Aronde, Madame me dictait où je devais planter les œillets, et, de temps en temps l’adjudant sortait du frigidaire des bières glacées. Apéritif avec des brioches l’après-midi, gâteau breton et fruits pour le gouter. J’ai mal aux reins, mais cela vaut mieux que la vaisselle des cuisines. » Olivier, Fès, juin 1957

« Étant une fois fait pour toutes la part de l’imprévisible stupide, faisons le point. Tu parcours en Grèce [des] sentiers parfumés de thym sous l’ombre épaisse des figuiers drainant dans ces sentes philosophiques l’ombre des anciens athéniens et le pas feutré des faunes. Quant à moi, soldat barbare, tout de vert vêtu, armé d’engins crachant la mort à une cadence rapide et industrielle, je promène mes pieds cloutés écrasés de fatigue et de soleil sur des djebels arides et inhospitaliers, qui flanquent l’antique cité de Moulay Idriss (Fès, ô béotienne) ». Olivier, Fès, aout 1957.

« Maintenant je vis une vie bien paisible de retraité, dans ma petite baraque de tôle, avec 2 soldats et un sergent et un chien, « Kiki » (Original, n’est-ce pas ?). Je suis donc maitre après Dieu et le sergent : plaignons les pauvres aspirants en caserne qui ont sur le dos les sous-lieutenants, lieutenants, capitaines, commandants, …, général d’armée. Tu vois que, tout bien réfléchi, cabot, c’est un beau métier. ». Olivier, Mehdia, sept. 1957.

 

Tout ne prête pas à rire et toutes les activités ne sont pas « stupides », même si parfois très mal organisées Nos arpenteurs de l’asphalte citadin découvrent la marche à pied, les nuits dans la montagne, la vie dans la nature. Jamais, dans les promenades de leur jeunesse, ils n’ont expérimenté aussi profondément cela : marcher pour marcher, ne pas attendre la récompense du pittoresque ni de la Culture, et découvrir qu’on trouve la beauté au détour d’un chemin, sans l’avoir cherchée. C’est Pierre, le plus artiste des trois, qui l’exprime le mieux.

Le plaisir de l’activité physique

« Trois jours de marche, merveilleux. L’impression d’être en vacances. Tous les champs remplis de fleurs, des asphodèles, des soucis minuscules, des clochettes blanches, des iris sauvages. La bonne fatigue, le soleil, une vie de ruminant heureux pendant trois jours. Le 2ème me suis lavé (enfin !) dans un ruisseau couvert de petites fleurs blanches. Il fallait écarter les clochettes pour trouver l’eau. Aucun souci, sinon celui de crier de temps en temps d’un air peu convaincu, : « Colonne par 1 » Senti tout proche de choses simples et magnifiques, de la terre, de l’herbe et des fleurs. Partir dans la nuit, voir en marche le soleil se lever, crever de faim pour se remplir le ventre à l’étape (excuse-moi mais ceci aussi a du bon), dormir comme une souche. J’ai été vraiment heureux, … L’on est tout étonné de redécouvrir sans cesse que ce sont les choses les plus simples, les plus naturelles, qui sont en fait les plus chargées de sens, et qui vous donnent le + de bonheur.» Pierre, Souk el Arba, 1953

 

Le plaisir devient un besoin ! De retour en ville, saura-t-on s’en passer ?

 

« …Il … est cinq heures du soir. Je viens de me baigner tout nu dans un oued tout jaune, ce qui est antihygiénique au possible, mais tant pis. Les eucalyptus sont pleins d’oiseaux, les champs de fleurs, etc. Le blé commence à jaunir. J’écris sur mes genoux, au soleil, et au beau milieu d’un verger, ce qui explique mon écriture. Voilà trois longs jours que nous errons d’un coin à l’autre, sans rien faire d’autre que de monter la tente, boire, dormir, manger, démonter la tente, etc. … ! Après tant d’herbe, de soleil, de bains impromptus au hasard des oueds, comment ferai-je pour supporter dix ou onze mois de macadam ? ….» Pierre, Souk el Arba, 1953

 

Ces périodes sont vécues comme un remède à « l’ennui et la bêtise ». Pour Olivier ce seront les tournées de « pacification » chez les paysans du bled qui joueront ce rôle. Tous deux découvrent un monde …, et l’apprécient.[2]

« … Une balade d’une centaine de kilomètres à pied dans des montagnes magnifiques, d’une sauvagerie étonnante, par des sentiers de mulets que fréquentent seuls les berbères du coin, et les goumiers, qui sont des marcheurs extraordinaires. Figure-toi des gorges impressionnantes, de véritables champs de cailloux, sans un brin d’herbe sans un arbre, sans rien. Le vent frais du col à près de 4 000 m, et derrière, au fond, une vallée avec des vergers, arrosés avec parcimonie par un torrent glacial (ces gens-là ont fait un art de l’irrigation), ou bien encore de vastes pâturages entre les pitons rocheux, où viennent l’été les Berbères du sud du Sahara, avec leurs troupeaux. D’où le nom fallacieux de « tournée des pâturages ». En fait, il s’agissait, parait-il, de balader des troupes dans un coin où les indigènes n’en avaient pas vues depuis la pacification… » Pierre, Souk el Arba, été 1953

 

Ces expéditions, toutes militaires qu’elles fussent avec leurs objectifs d’entrainement physique et de contacts avec les populations, ouvrent sur une forme inattendue de beauté, à laquelle ils sont de plus en plus sensibles :

 

La beauté des paysages :

Des fleurs et des couleurs : « Ce matin balade militaire et forcée… J’aurais dormi bien plus volontiers… Mais il faisait si bon, il y avait tant de fleurs dans les champs, liserons bleu-ciel ou roses, coquelicots, boutons d’or, gentianes bleues, les lauriers du bord de l’oued, que cela m’a réveillé. Des couleurs si précieuses que je pensais aux objets d’art les plus riches, à des soies damassées, à des enluminures. C’est curieux mais j’ai l’impressions que cette vie vous rend d’une sensibilité presque maladive … » « J’avais le cafard en redescendant. Non sans motif d’ailleurs. L’ennui dépasse vraiment les limites permises… » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

Des formes et des plantes sauvages : « Ce pays a une étrange beauté, qui ne se laisse pas saisir au premier abord. Dans ces montagnes pas de murailles rocheuses, pas d’à pic vertigineux, mais des vagues incessantes, très nobles, comme un andante … Après deux jours de pluie, des colchiques sont sorties des champs, les figues de barbarie ont muri, jetant des taches rouges sur les buissons d’épines. En ce moment les couleurs sont rares et précieuses. » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

Des animaux en liberté : « Cet après-midi, j’ai vu un moineau qui jouait à la balançoire sur des herbes. Il se posait en haut d’une tige, attendait qu’elle ploie presque jusqu’à terre, et s’envolait pour recommencer un peu plus loin. Je suis sûr qu’il jouait : à un moment il s’est posé sur une herbe un peu plus solide, qui n’a pas plié. Il a eu l’air très étonné, a regardé de tous les côtés et en a choisi une autre pour recommencer son manège. » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

Des parties façonnées par les hommes : « J’aime ce pays où l’on pourrait marcher des heures entières sur une terre élastique, droit devant soi, sans un arbre, sans une haie, et les collines qui vous bercent presque, à force de suivre les pistes minuscules piétinées par les bourricots » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

Des villages, enfin : « Sur les flancs de la montagne, on voit de temps en temps des espèces de cabane, autour de laquelle le Berbère s’évertue à faire pousser un peu de blé, sur des pentes à parois très fortes. Les cailloux sont à coup sûr plus nombreux que les épis. A côté de chaque cabane, une aire pour battre le blé, circulaire, pavée de grandes dalles. Et cela fait une curieuse impression. D’abord ce cercle parfait est insolite, ensuite il se dégage de là une sorte de mystère indéfinissable. Surement, tout cela n’existait pas avant la pacification. Personne n’eut osé habiter seul et sans protection., là-haut. Tout est beau, tout est curieux, là-bas. » Pierre, Ouezzane, été 1953

 

Ces pays sont habités ; loin d’être ennemis, les gens ont une noblesse d’attitude dans leur vie quotidienne et dans l’accueil, auxquels aucun ne s’attendait ; ils apprécient d’autant plus que cela s’oppose directement aux insuffisances et laideurs de l’armée.

La gentillesse – et la beauté – des hommes

Nos jeunes gens découvrent une sorte inconnue d’hommes, différents des paysans du Morvan ou du Cantal – qu’ils croient connaitre – , étrangers aux subtilités du quartier latin, doués d’une noblesse native et d’une connivence naturelle avec le monde qui les entoure ; des hommes qui valent la peine d’être connus , et appréciés .  Ce qui n’empêche pas une touche d’orientalisme, au sens d’Edgar Saïd, conséquence inévitable de leur culture mais qui n’altère pas la découverte.

« J’ai vu des tas de petits arabes, dont quelques-uns très beaux, flottant dans de grandes djellabas en guenilles, dont le capuchon sert de besace et d’escarcelle, et qui cache sans doute de curieux trésors… » « Je suis allé enfin dans les bleds, où les gens sont d’une gentillesse étonnante, vous offrant à boire et à manger, d’une eau merveilleusement fraiche, ou du thé parfumé, et d’un pain à peine levé, assez lourd, mais que j’aime. Là plus de méfiance, plus de regards en coin, simplement des gens qui offrent à boire à d’autres qui ont soif… J’ai vu aussi des goumiers, véritablement beaux, séduisants, par leur simplicité, leur rudesse » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

« J’ai souvenir d’une diffa monstre chez un caïd du coin, hôte vraiment parfait, mais qui a manqué nous étouffer dans les canards et agneaux rôtis. » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

« La cuisine typique est excellente ; j’ai mangé un gâteau aux pigeons, aux œufs, aux amandes, au sucre et à la pâte feuilletée[3]. Béni celui qui en importera la recette en France. Remarque, le décor ajoutait à notre joie. Nous étions allongés sur des sofas, dans un patio en mosaïques, et servis par une femme voilée. Seule manquait pour notre plaisir une brune esclave à peine vêtue. Je me sens une âme de pacha depuis. » Olivier, Fès, 1957

« Hier soir je suis allé voir la grande fête juive, qui a lieu tous les ans à une dizaine de kms d’Ouezzane. C’est extraordinaire. Figure-toi un grand brasier, au milieu d’un cimetière, sous un olivier immense. Tout autour une foule de gens qui chantent, dansent, tapent dans leurs mains, poussent des youyous, et jettent dans le feu des milliers de cierges et de bougies. Un rassemblement hétéroclite et phénoménal… Richissimes et mendiants sont brassés dans une sorte kermesse moyenâgeuse digne de Brueghel. Casquettes, képis, fez, check, djellabah, complets veston, filles en jupes longues de gitanes ou en pantalon…. Autour d’une lampe à acétylène, cinq ou six rabbins chenus psalmodient en yiddish, balancés d’avant en arrière par une sorte de douce hystérie. Pas de joie éclatante, pas de tristesse, pas de bagarres, une sorte de quiétude étrange : on se sent un intrus dans ce monde et cette foi complètement déroutants… » Pierre, Ouezzane, printemps 1953

« A part ça nous fraternisons avec les bucoliques populations voisines. Je me suis fait photographier sur un chameau de labour, sur un bourricot, sur une vache, j’achète des œufs à 8 francs dans les mechtas.

Autres amis, autre style. Nous avons fait connaissance avec des américains de l’U.S. Air force du relais VHF ricain voisin. Ce sont des individus gros et gras, légèrement primaires, mais sympathiques. Nous avons chez eux la bouteille de whisky, le thé et le cinéma qui nous attendent. Chez nous ils trouvent le menu de la troupe, qui monte de 8 kms et qui est meilleur que la cuisine qu’ils se font sur leur moderne cuisinière. Sympathique revanche de notre modeste et retardataire armée, aussi imprévue qu’invraisemblable.

Autres amis : la famille des fermiers français sur le terrain duquel nous sommes installés. Là nous attendent les outils dont nous avons besoin, le café et le pousse-café. » Olivier, Mehdia, aout 1957

« Quant à moi, très chère et touriste sœur, je pacifie avec du chocolat, des cigarettes, des sourires, le bled marocain. Je n’ai jamais été aussi bien avec ces populations primitives, que depuis que nous avons pris le méchoui avec elles. C’était un méchoui très « dernière caravane », « képi blanc », « l’escadron des sables », avec chameaux dans le paysage, langage petit nègre, vieillards crasseux à la barbe fleurie et pouilleuse, enfants à qui l’on jette des plus bas morceaux qu’aux chiens, sentinelle en arme. Labes, labes, mezian. Ce fut dans le fond un festin très amusant et funeste aux foies de la troupe.

J’ai pris au cours de ce jour mémorable des photos types de pacification. Moi en tenue de combattant tenant par la main deux petits arabes appuyant leurs têtes rassurées sur ma martiale poitrine, moi serrant la main d’un vieillard barbu avec un air à la fois protecteur et respectueux, moi faisant guili guili à un chameau souriant aux anges… » Olivier, Settat, mars 1958

 

La simplicité -apparente – des mœurs, l’intégration des hommes dans la nature qui les fait vivre, l’équilibre social fondé sur une hiérarchie acceptée, tout cela s’oppose à ce que tous trois refusent : la société occidentale, fondée sur l’arrivisme individuel, le pouvoir de l’argent et l’hypocrisie du faire semblant démocratique. Leurs réactions ne sont si violentes que parce qu’ils refusent ce qu’ils sont censés défendre.

[1] Olivier a été condamné à 45 jours de prison, pour avoir participé à des festivités organisées en l’honneur de son départ pour les E.O.R., festivités trop arrosées et qui lui coutèrent sa nomination comme officier. Il finit son service comme sergent.

[2] Les lettres de Jacques n’ont pas été conservées ; mais je me souviens qu’il parlait de ses expéditions dans les « mechtas » avec des inflexions identiques.

[3] Il s’agit de la Mbstila (pastilla) .

la guerre d’Algérie , V et VI

V

Une autre société ?

Refus de la civilisation occidentale, de la société française contemporaine

La démarche de l’armée dans les ex colonies ou assimilées est un des signes les plus clairs de l’inadaptation des interventions françaises Tous les usages de la démocratie, déjà ridicules en France, le sont particulièrement, imposés à des sociétés qui vivent dans un équilibre différent :

« Le 11 novembre chez les arabes est quelque chose d’encore plus surprenant qu’à Recey-sur-Ource, et l’inattendu fait presque oublier le grotesque inhérent à ce genre de manifestation. Mais hélas il a fallu [aller] au cimetière. Ennui général, sonneries de trompettes, le curé se dépensant follement à droite et à gauche, tout noir et hideux au milieu des tombes blanches et des burnous. Les arabes impassibles au milieu des européens suant dans leurs complets veston. Un léger écœurement, physiquement inévitable pour moi, quand il s’agit de manifestations de ce genre. J’oubliais une messe, qui remonte à plus loin, je crois, vivante illustration de l’union indestructible du sabre et du goupillon. L’écœurement touchait à la nausée. » Pierre, automne 1952

Nos 3 jeunes gens ne voient plus d ’idéologie, mythes ou espérances, qui puissent unir le peuple français ; la culture marocaine prouve pourtant qu’une telle unité est possible, comme le prouvait -aux yeux surtout de Pierre et de Jacqueline, la culture grecque antique – fantasmée – :

« Le spectacle (la tragédie antique) satisfaisait tout un peuple, dont le régime n’était sans doute pas meilleur que le nôtre… Il le satisfaisait parce qu’il y retrouvait son angoisse, ses mythes, ses amours… Nous, nous n’avons plus de mythes, plus d’amour, et même, surtout, plus d’angoisse. Il n’y a plus que l’angoisse d’un peuple mal à l’aise, qui cherche à assurer une conscience douteuse et indéfendable… » Pierre, été 1952

Aucun des trois n’a trouvé refuge dans le communisme, ce qu’ont fait beaucoup de leurs proches et de leurs amis.  Il n’en faut pas moins, pensent-ils, détruire ce monde qu’ils exècrent :

« Voilà déjà pas mal de temps que le cher Occident me sort par les oreilles. Les militaires n’avaient en général jusqu’à maintenant qu’une opinion officieuse sur la question. Maintenant, demain peut-être, ces vieux machins nous parleront du péril rouge. Et j’ai de plus en plus le sentiment que moi je n’ai rien à défendre. Je ne suis pas communiste, mais je m’en voudrais de défendre « ça » et toute notre pourriture. Ce n’est pas d’être ici qui me tarabuste, au contraire même parce qu’avec tous ces imbéciles, j’aurai peut-être à me servir utilement, pour les gens avec qui je serai, de l’instruction que l’on me donne, ne serait-ce que pour limiter les dégâts… » Pierre, été 1952

Ils en concluent qu’il faut changer le régime … et la société française : curer ce que A. Peyrefitte a appelé le « Mal français »[1]

« Mais aussi d’une certaine façon j’appelle la catastrophe, la défaite de nos ennemis, aussi bien les barbares des maquis d’Algérie qui brulent, violent, torturent sous prétexte d’une hypocrite philosophie, la défaite de ceux qui nous gouvernent aux parlements ne protégeant que leurs ils intérêts particuliers, mais aussi la défaite de ceux qui veulent régenter nos esprits du fond des cafés du quartier latin, troupeau de moutons crachant une bave contagieuse qu’ils lèchent entre eux.  Mais tout cela ne sont que souhaits, qui ne se réaliseront jamais car l’histoire va à l’encontre des peuples endormis dans une confortable civilisation, et il y a une amère satisfaction à faire, tel le légionnaire romain dans un bois de Pannonie tombait sous les coups des barbares sans cesse renouvelés, pour une Rome oublieuse et inconsciente, front à un désastre que l’on sait inévitable et que notre action ne fait que retarder. Mais retarder l’histoire n’est-ce pas faire son métier d’homme, car seule la bête accepte l’inéluctable. » Olivier, Temara, avril 1958

« [ce] contre quoi je me révolte c’est d’être le jouet de tyrans instables et incapables qui se succèdent à la tête de la nation, et pour qui nous ne sommes que des jouets sur le plan d’une bataille électorale ou le maintien d’un ministère… Quand tu as une équipe de prospecteurs, tu leur fais rendre le maximum pour trouver du pétrole et non point pour faire du point de chainette ; quand tu as une armée tu lui fais pareillement rendre le maximum pour gagner la guerre, et non pour faire des concours hippiques et des plantations de géraniums au fond de monotones et inutiles garnisons marocaines. C’est cette absence de de cohérence, cette pagaïe, cette stupidité pour laquelle chaque jour je paie de 24 heures d’ennui, de chaleur, de séparation des miens, de mes amis et de mon pays, d’heures passées à vieillir pour rien et à oublier tout ce qui sera plus tard utile, qui m’écœure et me dégoute. » Olivier, Temara, avril 1958

« En trois jours j’ai appris la sécession d’Alger, les frontières bloquées, l’état d’urgence, puis 27 mois de service décrétés par le gouvernement Pflimlin.  C’en est trop,… . Ici dans l’armée du Maroc, je peux quand même en parler en connaissance de cause, car j’ai vécu dans de très nombreuses unités dépendant des trois armes ; l’exaspération anti-gouvernementale a atteint un comble avec la crise du gouvernement Gaillard, et les mots que j’ai cités en tête étaient le leitmotiv des quartiers. Isolé, soumis à la propagande, c’est un fait, de jeunes hommes qui n’ont pas appris à penser sur les bancs de l’Université, ni dans les cellules communistes, surent peu à peu instinctivement se rendre compte qu’ils éraient bafoués par un gouvernement incapable, qui ne considérait la république que comme une affaire d’intérêt personnel et par voie de conséquence l’armée comme jouet de leur ambition, ou plutôt jouet dont ne connaissant pas le mécanisme ils se servaient à tort et à travers sans tenir compte de l’usage des rouages…  Les soldats actuellement sous les drapeaux avaient dix ans en 46 ; et, depuis cet âge où on commence à se rappeler, n’ont jamais vu que la France tomber de défaite en défaite, de renoncements en renoncements. Ils n’ont jamais entendu leurs parents leur parler d’autre chose que de parlementaires vendus, de scandales, de Gouin Félix, de piastres, de régime pourri, d’incapacité totale du gouvernement. Avec de tels antécédents comment veux-tu qu’ils aiment le régime ? Mais dès lors que vont-ils choisir, ces jeunes qui ne pensent pas, qui lisent « nous deux », qui sont l’énorme majorité de l’armée ? En dehors de ceux qui sortent des jeunesses communistes ou qui ont de la culture. Ce qu’ils vont faire : ils vont comparer. N’oublie pas qu’ils sont militaires, donc soumis à une autorité très forte. Ils voient tous les jours les avantages de la discipline : à l’extérieur le bordel. La vision du sauveur chassant les marchands du temple et châtiant les mauvais bergers a toujours séduit les nations. Et maintenant nous en sommes là parce que les états-majors ont toujours rejeté sur le gouvernement de Paris les torts causés à la troupe : réduction de solde, suppression de prime, service militaire augmenté. Et cela prend chez les gens simples…  Soudain à Alger la foule crie : » Vive de Gaulle ». Immédiatement de la gauche à la droite on porte Pflimlin au pouvoir, on parle de sauver la République, en moins de 3 jours des arrestations sont opérées, l’état d’urgence est voté. (Quand je pense qu’il a fallu des mois pour voter l’état d’urgence en Algérie !). Messieurs les députés sentent qu’ils sont sur un siège branlant, que bientôt tous ceux qu’ils ont lésé de leur jeunesse, de leurs ambitions légitimes, leur demanderont des comptes ; ils ont peur. Immédiatement une large union est faite, nul ne se dérobe devant des ministères, le gouvernement se montre capable de gouverner, d’agir, de prendre des initiatives. Délibérément il vote 80 millions d’impôts nouveaux et le service militaire à 27 mois… En 4 jours !

Alors grande sœur, de qui se moque-t-on ? De nous les militaires que l’on jette en pâture à l’émeute d’Alger, parce que les parlementaires pourris ont peur de perdre leur place, de vous les contribuables à qui ils demandent 30 milliards à coup d’état d’urgence. Gouverner c’est beau, la fermeté c’est beau, mais il y a 3 ans qu’il fallait le faire. Mais il y a 3 ans le pays était calme, et i faisait beau jeu jouer au petit parlementaire, aider les betteraviers, les viticulteurs, les tisseurs, pour préparer sa réélection, faire tomber les ministères, faire un savant dosage pour les suivants. Déjà des jeunes hommes de vingt ans tombaient dans le rif, pour RIEN, mais cela n’intéressait pas le gouvernement. Mais la plaisanterie a assez duré, et je refuse de gaspiller trois mois de mon existence pour maintenir sur leur trône branlant les parasites de la France. Quant à moi je suis prêt à suivre les chefs que le hasard m’a donné, quitte à men débarrasser plus tard, car je ne crois pas aux chefs militaires. Mais il faut nettoyer la pourriture et construire du neuf. Le hasard veut que ce soit des militaires qui se proposent. Tant pis, entre deux maux il faut choisir le moindre ; le milieu politique étant entièrement corrompu il faut choisir la force …  L’homme dont on parle beaucoup c’est de Gaulle, c’est un homme intègre, sage, dont l’âge a dû atténuer les excès. Son brillant passé est capable d’en imposer suffisamment à la nation pour entrainer pendant un certain temps l’unité nationale et la stabilité de la France, stabilité sans laquelle il n’y a pas de victoire possible… Il faut aussi un gouvernement fort pour frapper aussi bien à droite qu’à gauche, obligeant les sordides intérêts privés et la mafia politique à se démettre devant l’intérêt national., ce qui a nom réforme, égalité des droits entre les races, vaste communauté franco-musulmane dans l’esprit le plus libéral. C’est notre seule chance, il ne fut pas que le gouvernement l’oublie, pas plus qu’il ne faut oublier qu’il n’est protégé que par 170 000 gendarmes, ce qui est peu devant 500 000 hommes. ». Olivier, Temara, mai 1958

Aussi bien Pierre qu’Olivier songent à utiliser leurs armes pour agir ; je ne pense pas qu’ils l’auraient fait, et d’ailleurs ils n’en ont jamais eu l’occasion, l’affaire s’étant réglée avec De Gaulle. Mais cette tentation, qui ne fait que les effleurer, prouve à quel niveau se monte leur exaspération.

VI 

Etre un autre, dans une autre société

En notre année de grâce 2018, le « mal français » est toujours présent, si on en croit du moins les dernières évolutions politiques. Le retour de nos jeunes officiers et sous-officiers n’a pas eu l’effet qu’ils souhaitaient, du moins pas suffisamment. Par contre il est évident qu’ils sont revenus autres qu’ils n’étaient partis. La force des événements qu’ils ont vécus a entrainé une remise en question de soi ; ils ont muri.

  Remise en question de soi = devenir adulte : trouver un sens à sa vie

« Dans le car de Meknès, après avoir relu ta lettre, je me demandais ce que j’aurais appris en revenant en France. Je pensais que j’aurai connu des gens que j’ignorais presque totalement jusqu’alors, avec leurs misères, et les surprises agréables ou désagréables qu’ils peuvent vous réserver. Appris aussi à connaître certaines choses sur moi-même, et, pour l’instant, plus de méfiance qu’autre chose, à l’égard de moi-même comme à l’égard des autres. Cette méfiance n’est d’ailleurs pas, je l’espère perte d’assurance ou de confiance en soi. J’ai seulement appris, (je commence à peine) à modifier mon attitude instinctive en face de gens divers, dont les réactions peuvent vous décevoir et vous surprendre, parfois douloureusement. Au total peut être plus de poids, comment dire, (ne ris pas) plus de gravité assurément, pas moins d’inquiétude. » Pierre, Souk el Arba, hiver 1952 – 53

« Aujourd’hui tous les miracles se réalisent. Ceux d’ordre général car l’arrivée tant désirée du général de Gaulle au pouvoir s’est faite sans heurt et maintenant tout semble rentrer dans l’ordre. Et peut-être que la paix intérieure et extérieure va se précipiter, précipitant notre retour dans nos foyers. Mais sans me berner de telles illusions, peut-être qu’au moins la notion de service correspondra avec celle de but bien défini à atteindre. » Olivier, Temara, juin 1958

L’inquiétude demeure, l’insécurité aussi. Mais ils ont mesuré les risques, ont appris à connaitre les hommes et à les juger sur ce qu’ils sont ou font, et non sur leurs apparences, leur image ou leurs titres. Ils croient que ce qu’ils ont appris leur permettra de trouver une voie utile dans une société que, par-là, ils contribueront à transformer, et ils ont confiance dans les forces qu’ils ont acquises pour y réussir.

Bref ils sont devenus adultes, et si ces mois de « service africain » n’avaient servi qu’à cela, pour eux et pour tant de leurs semblables, ils n’auraient pas été tout à fait inutiles.   Mais fallait-il tant de morts et de destructions pour qu’une génération parvienne à l’âge adulte ?

[1] Voir Alain Peyrefitte, Le mal français, (Paris, Plon) notamment les premiers chapitres ; le livre date de 1976. Nos héros auraient souscrit à ses conclusions

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In memoriam 1

Germaine A. D. 1885 – 1965

Qui était-elle, la ravissante jeune femme, fraichement mariée, assise sur la terrasse de la maison d’Olmet, sur le même fauteuil où je m’assieds encore, avec derrière elle le vieux mur taché d’une humidité à quoi les générations suivantes n’ont jamais réussi à remédier ? Ses yeux, vaguement asiatiques, d’où venus, fixent le photographe, son nouvel époux certainement, avec un léger sourire dont l’ironie est reprise par celui des lèvres ? De qui se moque-t-elle ? De lui ? d’elle ? Du monde ? La sagesse de la vêture et de la pose contredit ce sourire, il y a quelque chose de caché là-dessous.

Germaine sur la terrasse d’Olmet

 

Quelques cinquante ans et toute une vie plus tard les mêmes yeux noirs nous regardent dans ce portrait officiel que ses amis avaient réussi à lui faire accepter,d’elle même qu’elle donnait – se donnait-  dans les années soixante. Peu de gens alors se souvenaient de la merveille qu’elle avait été et je peux comprendre que la comparaison lui fut amère.

   portrait studio Harcourt

Mariée à 20 ans, mère de trois enfants à 26, elle se retrouva quatre années plus tard à la tête de la vieille maison familiale, dans une province éloignée, pour la durée de la grande guerre. Pour atteindre le hameau d’Olmet, au fond du Cantal, à une journée – ou une nuit – de train depuis la gare d’Austerlitz, à quoi s’ajoutait le transport final dans la charrette à âne, le voyage était une dure expédition : on emmenait, depuis Paris, tout le nécessaire, y compris les provisions de bouche, dans d’immenses malles qui peuplent encore les caves de la vieille maison ; il était entendu qu’on ne trouvait rien à Aurillac, pour ne pas parler de Vic sur Cère ;  j’entends encore ma grand-mère le dire de façon péremptoire.  Cette arrogance très quartier latin faisait l’impasse sur le reste de la famille qui, elle, vivait à Aurillac à l’année longue. A la décharge de ces femmes – ma grand-mère, ma mère, ma tante – nous dirons que l’aller–retour Olmet – Aurillac prenait trois ou quatre heures, jusqu’à l’arrivée de la première automobile, l’ineffable Zoé, entre les deux guerres.

 

En 1914 donc Germaine était seule ; elle fit face, comme toutes les autres. Et à cette occasion elle découvrit, elle aussi, qu’elle pouvait se débrouiller sans le moindre individu de sexe mâle à ses côtés. Elle pouvait gérer la maison et la famille, elle pouvait travailler à l’extérieur en participant à l’effort de guerre et – accessoirement – trouver dans cette participation un dérivatif à sa solitude.  Un hôpital militaire ouvrit à Vic sur Cère, pour soulager l’hôpital central d’Aurillac de ses blessés les moins atteints ; elle répondit à la demande de volontaires, devint infirmière bénévole et explora ainsi de l’intérieur les professions médicales. Ce fut le début d’une autre vie.

 

Quelles images retenir de celle qui découvre, à trente ans, son indépendance. La jeune femme qui promène les blessés dans la neige ? Celle qui tire au fusil sur la terrasse de sa maison ? Une jeune mère qui joue avec ses enfants et ses chats ou glisse dans la neige avec des skis trop grands pour elle. L’amoureuse qui fait scandale en menant une liaison avec un collègue de son mari, scandale dont il ne reste que l’échange épistolaire, solennel et laborieux, entre le mari et l’amant, le premier déjà professeur au collège de France et l’autre candidat à le devenir, tous deux constatant avec dépit qu’il est préférable pour eux de renoncer à la visite protocolaire prévue dans le processus. Le médecin enfin qui ouvre un cabinet de radiologie à Paris, le laisse tomber deux ans plus tard pour une mission officielle à Shanghai, revient en catastrophe au printemps 1939 et repart en décembre de la même année pour la Finlande envahie par les soviétiques, avec un convoi médical organisé par la croix rouge ?

Une vieille dame désargentée qui survit dans un studio microscopique à côté du bâtiment de l’UNESCO à Paris ? Une amoureuse des arts qui trouve toujours quelque ressource pour faire un cadeau à ceux qu’elle aime ?  Une grand-mère enfin, qui fut toujours à mes côtés dans toutes mes aventures, y compris les plus discutables, et dont l’ombre m’accompagnera jusqu’à la fin ?

 

Fut-elle une féministe ? Sans aucun doute, mais pas une militante. La génération précédente avait déjà donné dans le militantisme avec l’affaire Dreyfus et savait ce qu’il lui en avait couté. Pour Germaine et sa sœur Marguerite la politique était une affaire d’homme qui ne les attirait pas et le féminisme une question trop sérieuse pour être traitée en public, alors que les problèmes cruciaux ne manquaient pas. Mieux valait la faire avancer en douce, au cas par cas, et laisser les rôles visibles au frère (Pierre Appell) ou au mari (Emile Borel).

 

Fut-elle une aventurière ? Le mot est trop grand pour elle. Elle en avait la curiosité et le goût du risque, depuis l’enfance si l’on en croit sa sœur. Elle n’avait pas peur de grand-chose et son courage moral l’accompagna toujours. Elle regardait la mort en face, avec l’humour qui ne l’a jamais quittée : les dernières paroles d’elle que l’on m’a rapportées furent dites à la jeune amie qui l’accompagna à l’hôpital lors de sa dernière crise respiratoire : « Si l’oxygène ne vient pas à Germaine, c’est Germaine qui ira à l’oxygène ».

 

Une sœur, une mère et une amante.   Une femme qui se voulut libre et se donna les moyens de le devenir, même si cela signifiait la solitude, ce qu’elle savait. Un médecin, qui ne tint pas le premier rang, à la différence de sa consœur et lointaine cousine, Thérèse Bertrand Fontaine, mais dont le bon sens et la générosité étaient reconnus, surtout par ce qu’il est convenu d’appeler les « petites gens ». Une femme qui méprisait les honneurs et dont j’admire la répartie, faite dans le métro à quelqu’un qui se moquait de la légion d’honneur qu’elle portait à la boutonnière : « Oui monsieur, vous avez raison, je porte cette babiole parce que j’ai couché avec le ministre ». J’ai raconté cette histoire lorsque j’ai reçu la babiole en question en concluant ma réponse à celui qui me l’attribuait : « Moi non plus je n’ai pas couché avec le ministre, mais ma grand-mère m’était bien supérieure car elle avait reçu cette croix pour raisons militaires »

 

Oui, une grande dame, assurément.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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In memoriam II

Germaine A. D. 1885 – 1965

Enfance, jeunesse et mariage

Paul Appell

Alexandre Bertrand

 

Germaine et sa sœur Marguerite ont une jeunesse heureuse, aussi libre que le permet l’époque. Elles vivent au sein du milieu parisien le plus intellectuel et en recueillent les fruits.  Elles courent aussi sur la terrasse de Saint Germain en Laye, sur lestoits du musée d’archéologie nationale[i] et, parfois, dans les jardins alsaciens du Klingenthal ; Marguerite se souvenait avec une affection mélancolique de toutes les bêtises qu’elles avaient faites, sous l’impulsion de Germaine si on l’en croit.

Toutes deux reçoivent la meilleure éducation que la bonne société réserve alors aux filles : celle des religieuses. Je me suis toujours demandé pourquoi Paul Appell – et accessoirement Alexandre Bertrand – tous deux agnostiques convaincus et fermes dreyfusards, n’avaient pas autorisé leur filles et petites-filles à entrer dans l’enseignement public [ii] ? Est-ce l’influence d’Amélie Bertrand, qui n’était pas plus croyante que son père ou son mari mais probablement plus sensible aux réactions possibles de l’opinion bourgeoise ? Ou plus simplement le même type de comportement qui conduit aujourd’hui de parfaits athées à délaisser le collège du secteur (mal fréquenté !) pour l’établissement religieux du coin. On ne le saura pas.     Toutes choses égales, le premier résultat pour Germaine fut un solide athéisme acquis dès l’enfance :  entre autres, elle ne pardonna jamais l’affirmation d’une de ses éducatrices, selon laquelle son père adoré mais peu versé dans le catholicisme, finirait en enfer. Etait-ce le but poursuivi par la famille ? Ou simplement une ferme confiance dans le bon sens des deux jeunes filles qui refuseraient ce qui dans le conservatisme religieux de l’époque était inacceptable.

Le deuxième résultat, positif celui-là, fut la réussite au certificat de fin d’études secondaires auquel le pensionnat accepta de la présenter, et qu’elle put plus tard, avec beaucoup de travail, transformer en baccalauréat.

 

La suite logique est le mariage.   Pourquoi marier si jeune une jeune fille si peu mûre ? C’est ce que se demande Taine dans Thomas Graindorge, avec un certain humour ; la famille lisait Taine, mais de là à suivre ses suggestions !  Quelques mots échappés à Marguerite après la mort de sa sœur me laissent penser que ses parents espéraient par ce moyen calmer les manifestations d’une adolescence trop turbulente : ce que faisait la bourgeoisie du XIX é en envoyant ses fils faire « le grand tour » avant de pouvoir les « ranger » dans un bon métier ; ce qu’elle fait aujourd’hui en leur trouvant un stage à l’étranger ; toutes choses difficiles en 1890 s’agissant d’une fille. La méthode fut-elle efficace ? Dans l’immédiat, oui. Par la suite, c’est moins sûr.

 

Il s’agissait d’un bon mariage selon les normes bourgeoises, entre deux familles d’intellectuels de haut vol et deux provinces françaises.

De son côté à elle, l’Alsace, un père mathématicien né à Strasbourg, Paul Appell, élevé dans la résistance à l’occupant allemand, fondateur du Secours national (1914), enseignant-chercheur dont la carrière brillante se termina comme recteur de l’académie de Paris où il fonda la Cité Universitaire ; et une mère Amélie Bertrand, dont le père était le premier directeur du Musée de Saint Germain en Laye et la mère, Amélie Levy,  petite fille d’un grand rabbin.

De son coté à lui, l’Auvergne, un père chimiste né à Aurillac d’une famille petite bourgeoise, Emile Duclaux, élève de Pasteur, fondateur et premier directeur de l’Institut du même nom, époux en secondes noces de Mary Robinson, poétesse anglaise ; et une mère, Mathilde Briot, fille du mathématicien Charles Briot et de Laure Martin, qui éleva les deux fils orphelins.

Les deux familles vivent à Paris ou en région parisienne, les deux restent fidèles à leurs racines provinciales, malgré les divergences politiques ; les deux sont engagées dans le mouvement dreyfusard et les deux font face aux problèmes que cet engagement engendre. Elles évoluent dans des cercles différents, mais qui se recoupent. Leur entourage compte des hommes – et des femmes –  parmi les plus brillants de la République, les Curie[iii], Blum, Poincaré, Hermite, Borel, Perrin, Paul Dujardin, etc.

Le lecteur parlera peut-être d’endogamie ! Certes. Il n’y a rien là que de coutumier dans la France des XIX è et XX è siècle, les commerçants aussi se marient entre eux, voyez Labiche, et si dans les comédies les histoires se terminent bien, ce n’est pas toujours le cas dans le réel.

Jacques Duclaux

 

Germaine était certainement d’accord pour cette union ; ses parents ne l’auraient jamais contrainte, peut-être y voyait-elle une certaine forme de la liberté qu’elle cherchait ; Jacques, son futur époux, était un libéral, passionné par son travail et peu suspect de tendances autoritaires ; de plus c’était plutôt un beau garçon et un compagnon très amusant. Pour ce qu’elle savait du mariage, tout cela se présentait sous d’heureux auspices. Mais elle ne savait rien du mariage…

 

Tous deux étaient inexpérimentés, ignares sur les questions sexuelles : normal pour l’épouse qui, comme ses compagnes, ne reçut de sa mère comme viatique que le fameux : « ne t’inquiète pas, ma chérie, et fais ce que ton mari te demandera » ; moins pour l’époux, que je soupçonne d’avoir été plus porté sur la recherche en laboratoire que sur les expérimentations amoureuses. D’une discussion que j’eus avec lui, non sur les questions de sexe – je n’aurais jamais osé ! – mais à propos de Freud que je découvrais à l’époque, j’ai retenu la proposition suivante : « Balivernes que tout cela ! Tout se ramène à des questions d’estomac » ; il eut surement ajouté « sexe », il n’était pas prude, s’il avait eu en face de lui son petit-fils. Mais c’était sa petite-fille et elle avait vingt ans ! Autrement dit pour lui la nourriture – et le sexe –   étaient des pulsions primitives qui ne pouvaient – ne devaient – pas dépasser le niveau de la ceinture et n’étaient pas un objet sérieux d’études psychologiques ou philosophiques.

 

Avec ce niveau de réflexion chez l’époux nul ne s’étonnera que la nuit de noces dans le wagon-lit qui emmenait le jeune couple vers les lacs italiens (but d’une originalité remarquable !) fut une catastrophe. Et ce d’après les propres dires de l’épouse, qui me l’a avoué. La seule chose qu’elle ajouta jamais sur le sujet fut qu’elle ne comprenait pas comment il avait réussi à lui faire trois enfants. Là elle exagérait – elle était tout de même médecin – mais cette exagération en soi est significative. Seule la guerre de 1914 mit un terme aux naissances successives, trois enfants follement aimés mais non désirés.

 

Une union née sous de tels auspices a peu de chances d‘être pérenne… et ne le fut pas. Elle se termina par un divorce en 1936, demandé et obtenu d’un commun accord, dès que les deux filles furent mariées et que le dernier des enfants, un fils, Jean Duclaux, fut assez adulte pour supporter ce que ses père et mère pensaient devoir être un choc, et qui le fut. Les trois se souvenaient de parents qui vivaient chacun de leur côté, et ne se retrouvaient que pour les repas qu’ils animaient d’anecdotes et de réflexions brillantes, discussions que leurs enfants regrettaient encore, des années plus tard.

 

La bourgeoisie intellectuelle de l’époque ne s’interdisait pas le divorce, elle essayait de l’éviter : pour des raisons pratiques, la procédure étant longue, couteuse et désagréable ; pour des raisons d’image, la génération précédente, si agnostique fut-elle, n’approuvant pas, et la province étant totalement hostile. Il était tellement plus facile de mener sa vie chacun de son côté, chacun des deux reconnaissant à l’autre le droit d’avoir les relations qu’il voulait, à une condition et une seule : qu’il fut possible  de paraître ne  pas s’en apercevoir. C’est   ainsi que vécut la sœur de Germaine, Marguerite (Camille Marbo, présidente du jury Femina), mariée au mathématicien    Emile Borel, dont les noces d’or furent célébrées à la maison de l’Amérique latine, en présence du tout Paris qui dirige et qui pense.  Divorcer était renoncer à la reconnaissance sociale : rester ensemble est une belle hypocrisie certes, mais qui traduit aussi une autre échelle de valeurs, où ce que chacun doit au groupe passe avant la liberté individuelle.

A condition que cela soit possible, à condition que les divergences se résument à la sexualité, et que le vivre ensemble demeure agréable – et utile – à l’un et à l’autre : ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, de Jacques et de Germaine.  Nous en resterons au divorce à responsabilités partagées, ce qu’il fut, en fait sinon en droit.

 

D’après sa sœur, Germaine, enfant, était entière et violente, une révoltée qui entrainait ses amis dans des aventures risquées, une volontaire qui admirait l’action et ceux qui agissent : assez admirative peut être pour agir d’abord et réfléchir ensuite. Suffisamment ambitieuse pour vouloir réussir dans un métier qui lui plairait, elle ne l’était pas assez pour y sacrifier d’autres plaisirs. Assez intelligente pour reconnaître et tirer parti de ses erreurs, elle était hypersensible et artiste, toujours guidée dans ses choix par un bon gout sans failles, qu’elle tenta de transmettre à sa petite fille bien aimée, en l’occurrence l’auteur de ces lignes.

Jacques, lui, était un calme, plutôt conservateur, dont les seuls penchants artistiques concernaient la photographie, que lui-même d’ailleurs n’eut jamais considéré comme un art. Il n’avait aucune ambition personnelle, sinon celle de pouvoir pratiquer le métier qu’il aimait ; il m’a un jour expliqué qu’il faisait partie des « chanceux » qui aimaient partir au travail, parce qu’ils faisaient ce qui les « amusait » ; il eut pu ajouter « ce qui les conduisait à une réussite », mais cela ne l’intéressait pas vraiment, la réussite lui est venue parce qu’il était vraiment excellent et parce que la famille s’en est mêlée. Moyennant quoi il se contentait d’un confort succinct, se moquait éperdument du décor des lieux où il vivait, ne recherchait ni l’argent ni le pouvoir et ne s’intéressait à rien autre qu’à la recherche et à la pensée scientifiques :  à cent ans il écrivait encore des comptes rendus caustiques pour les revues académiques. Il n’allait ni au concert ni au théâtre, ne pratiquait aucun sport, sauf l’alpinisme et la marche ; dans le genre ours on n’eut pas fait mieux s’il n’avait pas été sauvé par un humour qui l’accompagna jusqu’à son dernier jour et faisait de lui, même pour les jeunes gens irrespectueux que nous étions, une relation fort agréable.

Jacques et Germaine n’avaient en fait que deux points en commun : la reconnaissance et le respect mutuel, et l’amour de leurs enfants : ce qui peut suffire à sceller un couple. A une condition : qu’aucun des deux n’ait envie d’autre chose.

Notes

[i] Ce qui valut au conservateur une intervention de la gendarmerie nationale ! L’histoire fait partie des annales familiales

[ii] la loi Camille Sée du 21 décembre 1880 institue les Lycées de jeunes filles.

[iii] Marie Curie avait été l’élève de Paul Appell, membre fondateur de l’Institut Curie ; elle écrivit une nécrologie de Paul Appell : Fondation Curie, P. U. F. , Paris, 6 p.. Correspondance avec Marie Curie, carte de remerciements signée de Germaine A. D. : archives du Musée Curie, AIR.LC.MC/ Pièce 2910 in http://www.calames.abes.fr/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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