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Mémoires chapitre IV

Jacques Duclaux

Mémoires

Chapitre IV :  voyage autour du monde

Autour du mondeport africain ( déplacé)

 

Albert Kahn et le Japon

 

Dans les années 1900 Albert Kahn était un financier prospère. De quelles finances au juste s’agissait-il ? On ne savait pas. Mais il passait pour un habile homme, qui avait fait un usage parfaitement licite de l’argent des autres : personne ne demandait davantage. Il était d’ailleurs aimable et sans façons, et ami généreux de la culture. Il pensait, non sans raisons, que les Français ne connaissaient pas assez les pays étrangers et que, de ce fait, leur appréciation des problèmes internationaux manquait de bases, ce qui pouvait conduire à de regrettables erreurs. Un critique aurait pu lui objecter que nous n’étions pas les seuls dans ce cas ; beaucoup plus tard un ministre anglais se fit remarquer au cours d’une discussion sur la Tchécoslovaquie, en la qualifiant de « pays sur lequel on ne savait pas grand-chose ».

Albert Kahn avait pensé pouvoir élargir notre connaissance du monde en envoyant tous les ans à ses frais aux quatre coins du globe, quelques missionnaires capables d’exercer une influence à leur retour en formant un petit groupe cohérent auprès desquels les gens intéressés pourraient s’informer. L’expérience montra malheureusement que c’était une illusion généreuse.

Aux quatre coins du globe ? Pas absolument. Il mettait en tête le Japon qui l’avait ensorcelé. Je ne lui ai parlé qu’une fois : il me demanda combien de temps j’y étais resté. Sur ma réponse que je n’y étais pas allé, il me tourna le dos immédiatement. Un garçon qui avait eu les moyens d’aller rendre visite au Mikado et ne l’avait pas fait ne pouvait être de bonne compagnie. Albert Kahn avait créé à Boulogne un jardin japonais, cultivé par des artistes importés du Nippon, qu’il aimait à faire visiter. Le jardin existe encore, il est devenu l’une des attractions du grand Paris. C’est peut être le seul souvenir qui reste d’Albert Kahn ; il vaut mieux revivre dans un beau jardin qu’en imitant le préfet Poubelle.

Comme bénéficiaire de ses libéralités Kahn avait choisi les agrégés de l’Université, qui lui semblaient offrir les garanties nécessaires. Ce n’était pas un mauvais choix : les agrégés sont des garçons sérieux qui ont travaillé dur. La bourse était de 15 000 francs auxquels il fallait ajouter 500 francs pour achat de documents. Cette somme était suffisante pour une période de dix huit mois, sans faire de folies. Je me souviens que le prix du transport de Bordeaux à Buenos Aires était de 700 francs. Je ne sais trop ce que firent les autres, mais à mon retour j’avais parcouru 98 000 kilomètres, beaucoup plus que Marco Polo. J’avais franchi plus de 105 degrés de latitude, étais grimpé à 4 770 mètres et descendu à 100 mètres au dessous du niveau de la mer. De telle sorte que je ne crains pas la concurrence.

Les candidats comparaissaient devant un jury composé de hautes personnalités qui étaient bien embarrassées d’avoir à choisir, car nous nous présentions tous avec les mêmes titres : un état néant. Aucun de nous n’avait rien écrit. Le jury nous posa à tous la même question : sur quel point particulier comptez-vous diriger votre enquête ? Il ne reçut qu’une seule réponse intelligente : Je n’en sais rien, dit le candidat, je compte ouvrir les yeux et regarder tout, et c’est ensuite que je choisirai. Pour faire contraste, un autre pensait nécessaire au progrès de l’économie politique de mieux connaître les conditions de travail aux mines d’or de Coolgardie, au fin fond de l’Australie : il leur accordait un rôle mondial.

Pour montrer le sérieux avec lequel l’Université avait pris la proposition de Kahn, il suffira de dire que, faisant à ce moment mon service militaire, je fus bénéficiaire d’une permission spéciale demandée par le Ministère de l’Instruction Publique pour me permettre comparaître devant le jury ; elle fut accordée par le Ministère de la Guerre. J’avais mis en mouvement deux ministères : ce fut un jour glorieux !

Lorsque le nombre des boursiers Kahn atteignit la quinzaine, il parut évident que nous devions établir entre nous une certaine solidarité, qui n’existait pas puisque nous ne nous connaissions pas. Albert Kahn compléta son œuvre en fondant, toujours à ses frais, une sorte de cercle dans un bâtiment de Boulogne attenant à son jardin, où nous pouvions nous réunir sans façon, à notre caprice, et profiter d’une bibliothèque. Ainsi fîmes-nous connaissance au cours d’agréables conversations, quelquefois autour d’une table bien garnie et des amitiés se nouèrent. Nous avions tous quelque chose à dire et étions prêts à entendre.

Mais il y eut bientôt des grincements. Formant un groupe, nous devions, selon la routine, avoir un Président et un secrétaire. Pour le second aucune difficulté ne surgit et Métin fut élu : c’était un travailleur peu mêlé à la politique, il fut plus tard ministre. Comme président nous avions choisi celui d’entre nous qui avait dans l’enseignement le grade le plus élevé. Ce choix était inévitable : quand une association groupe des généraux, des capitaines et des troupiers, c’est fatalement un général qui passe en tête, et le respect du galon est aussi fort dans l’université qu’au régiment. Notre Président était un spécialiste de la littérature anglaise et je n’ai aucun doute qu’il la connût à fond. Mais s’il parlait anglais son accent devait être quelque peu original car, un jour qu’il était à Londres assis à la terrasse d’un café, et croyait avoir demandé du sucre ( sugar), le garçons lui avait apporté un cigare ( cigar ).

C’était un type accompli de snob. Je l’ai entendu déclarer qu’il n’y avait pas dans tout Paris une seule tasse à thé qui eût ce qu’il appelait une forme pure. En conséquence il dessina lui-même nos tasses et malheureusement il dessina aussi les chaises du cercle, qui nous offrirent un nombre incroyable d’angles aigus. Et surtout il dessina l’atmosphère du groupe. Il n’était plus question d’étudier les pays étrangers mais de créer un salon mondain pour s’y créer des relations. Vous savez : j’ai déjeuné hier avec Anatole France, ou avec Anna de Noailles. L’un de nous, le journaliste Raymond Recouly, qui avait l’esprit caustique, écrivit un jour que le programme du cercle lui avait semblé complètement atteint le jour où il avait permis la rencontre d’Anatole France et de la Loïe Fuller. C’était une danseuse qui présentait un numéro original : elle paraissait sur la scène revêtue d’immenses voiles qu’elle faisait onduler ; elle était très admirée. Mais il était très difficile de la présenter comme une spécialiste des problèmes internationaux.

Anna de Noailles n’était pas mieux à sa place, bien qu’elle fut admirée aussi : c’était une terrible poseuse, pleine d’elle-même à déborder, et il lui arrivait de tenir des propos malséants. Elle eut un jour une vive discussion avec une grande dame de Strasbourg et le ton monta. A bout d’arguments, la poétesse finit par dire : on voit bien que vous n’êtes pas Française. Adresser ce reproche à une Alsacienne, surtout quand on est née Brancovan, n’est pas une preuve de goût. La capitale de la France c’est Paris mais le cœur est à Strasbourg. Quand en 1942 les troupes françaises d’Afrique s’ébranlèrent pour reconquérir le sol natal, c’est la flèche de la cathédrale qui était le point de mire. Et quand De Gaulle entra en rébellion contre Eisenhower au risque de tout ruiner, c’est parce qu’il avait juré de défendre Strasbourg. Nous devons rendre justice à Eisenhower qui comprit son angoisse et sa résolution.

Mené de cette manière le cercle ne pouvait montrer aucune efficacité. Certains de ses aspects étaient devenus pittoresques. Il donnait de grands déjeuners le dimanche et invitait tant de Loïe Fuller que la salle à manger était trop petite. Alors les convives furent divisés hiérarchiquement en deux classes : les huiles dans la salle d’honneur et le fretin – les membres voyageurs – dans les coulisses ou comme figurants. Je ne me souviens pas s’ils avaient droit à un dessert.

Ayant donné ma démission, je n’ai pas pu suivre le sort du cercle. Je lui dois de très bons amis parmi lesquels je citerai les Garnier qui étaient des modèles d’élévation et de pureté morale : madame Garnier faisait vivre un petit journal pour enfants qui prônait la libre pensée et exaltait l’idéalisme en se mettant à la portée des petits ; elle se heurta à plus fort qu’elle. Elle était la sœur de Jacques Maritain, écrivain catholique fervent, catégorique et intransigeant. Comme il arrive souvent, la conviction la plus ardente et la moins humaine l’emporta. Madame Garnier qui était mariée civilement découvrit qu’elle vivait dans l’état de péché et qu’une cérémonie religieuse était nécessaire. Il s’ensuivit de graves frictions, pour ne pas dire plus et nous perdîmes d’excellents amis. Ce que Dieu y a gagné, je ne le sais pas.

Autour du Monde fut l’une des victimes de la crise financière de 1929 qui ne frappa pas durement les travailleurs mais fut fatale aux boursiers. Il apparut que Kahn était irrémédiablement ruiné, à un point tel qu’il ne pouvait même plus payer ses serviteurs ; comme ceux-ci venaient lui dire qu’il allaient en être réduits aux soupes populaires : vous m’y trouverez, répondit-il.

En tant que fonctionnaire payé par l’Etat et peu enclin à la spéculation, je ne me suis que rarement trouvé sur le chemin des spéculateurs de toute espèce. Pourtant j’ai joué un jour aux courses et gagné cinq francs. J’ai connu un Bruxellois qui taquinait la Bourse et de plus jouait gros jeu à Ostende. Comme je lui demandais quel genre de plaisir il y trouvait, il m’expliqua : c’est merveilleux ! Vous sentez la sueur qui vous coule le long du dos. Au plus fort de la crise, je le vis acheter un journal financier, l’ouvrir et le jeter à terre avec rage. La Bourse avait encore baissé !

En mer, de Bordeaux à Buenos Aires

canal de Smith n° 1

canal de
Smith

A beau mentir qui vient de loin. Si je vous dis que j’ai traversé la ligne six fois, vous n’êtes pas obligé de me croire, d’autant moins que je n’en suis pas bien sûr moi-même. Mon incertitude se localise à Singapour, si rapproché de l’équateur que l’on peut mettre le pied dessus sans s’en apercevoir. Nous vîmes en y passant un phénomène assez rare : une trombe marine typique. C‘est une sorte d’entonnoir renversé, noir, qui se termine en bas par une colonne étroite : l’eau de la mer bouillonne et écume à sa base tandis qu’à cinquante mètres elle est parfaitement calme. De tout près le spectacle doit être assez effrayant ; de loin il est surtout surprenant.

Mon bateau franchit la ligne une première fois en voguant vers Buenos-Aires. C’était le Chili, des Messageries maritimes, dont le port d’attache était Bordeaux. En cet heureux temps les voyages en mer offraient un repos délicieux. La radio n’existant pas, aucune mauvaise nouvelle ne parvenait pour le troubler. Il est vrai que nous n’en recevions pas davantage de bonnes, mais il ne semble pas qu’à cet égard la situation ait beaucoup changé.

Le voyage avait très bien commencé et tant que notre Chili descendit la Gironde le vent était à l’optimisme. Mais au large du Portugal la mer se mit à enfler et le bateau à rouler comme un tonneau. Il venait du grand large une magnifique houle, haute de trois mètres, et le pont était désert. Je voyais déjà tout proche le fond de l’océan. Puis le tangage s’ajouta au roulis ; je n’insiste pas. Pour achever de nous démoraliser la machine s’arrêta et la mer en profita pour nous faire danser un air que nous n’avions pas demandé. Dans la nuit qui suivit je remarquai tout autour de nous un nombre inusité de lumières brillantes ; je me suis demandé depuis si notre capitaine n’avait pas lancé des signaux indiquant que tout n’allait pas à bord comme il l’aurait voulu.

Plus tard quand nous eûmes dépassé l’Afrique, nous eûmes le merveilleux spectacle de la mer d’huile, qui à lui seul vaut le voyage. Pas le moindre petit frisson, sauf les remous causés par les marsouins, évidemment appointés par les compagnies pour distraire leur clientèle. Les mauvaises langues (surtout les françaises) affirmaient qu’elles leur associaient dans cette tâche une petite sirène potelée.

A bord on a du temps pour causer. Mon voisin de cabine était l’associé d’une maison de commerce du Sentier qui exportait vers l‘Amérique du Sud et notamment la Colombie. Dans ce pays les communications étaient réservées à l’initiative individuelle ; mon compagnon louait des mulets qui portaient ses échantillons et un muletier pour les soigner ; puis la caravane se mettait en route, ou plus exactement en sentier. Pour apprécier l’exploit sportif il suffira de se rappeler qu’en dehors des plaines de l’Orénoque peuplées surtout de moustiques, la Colombie est presque partout un pays de hautes montagnes : la Cordillère de Santa Maria atteint 5 775 mètres et le pic Bolivar dépasse 5 000. En conséquence la population était clairsemée et la gendarmerie plus encore. Mon compagnon courait-il un danger ? Il m’assura que non. Il aurait été facile de l’assommer et de balancer son corps dans un précipice, il n’en manquait pas. Mais cela ne se faisait pas. Dans tous les pays de langue espagnole se confier à un muletier que l’on n’avait jamais vu, dans un pays où on ne connaissait personne, était chose courante.

L’hospitalité sud-américaine

 

cholos en viaje
cholos en viaje

En quittant Paris j’avais emporté une lettre officielle m’accréditant auprès des représentants de la France à l’étranger : ambassadeurs, consuls, agents consulaires. Je n’ai jamais fait une démarche auprès d’un ambassadeur ; quand j’arrivais dans un pays, j’allais me présenter au consul afin que l’on sût qui j’étais ; il n’était jamais là et j’étais reçu par des subordonnés. Je ne tardai pas à remarquer que, plus leur grade était élevé et moins ils marquaient un désir de m’être utile ; j’ai l’impression qu’ils me considéraient plutôt comme un raseur qui allait empoisonner leur existence en les assaillant de demandes indiscrètes et saugrenues comme font trop de voyageurs qui brûlent du désir de connaître le pape ou équivalent. Au contraire je ne peux que me féliciter des rapports que j’eus avec les employés de rang inférieur et les agents consulaires. Je ne connais pas le statut de ces derniers, je pense qu’ils n’étaient pas fonctionnaires à proprement parler et ne détenaient aucune autorité. Très souvent ils étaient des commerçants, très en dehors de la Carrière, choisis en raison de leur bonne réputation locale. Pour moi qui cherchais des contacts ils présentaient un avantage inestimable : ils habitaient le pays depuis longtemps, en parlaient la langue et le connaissaient dans les coins.

L’un de mes cousins était consul de France en Espagne, à Cartagena. Parlant espagnol et étant catholique il était parfaitement à sa place. Le ministère, qui lui voulait du bien, songea à lui donner de l’avancement et il fut promu à Bâle, où il se trouvait en 1914 ; Mais, à Bâle, la population parle allemand quand elle ne parle pas bâlois et le malheureux n’en savait pas un mot, ce qui le mettait constamment en état d’infériorité. Le ministère ne s’était pas préoccupé de ce détail : pour lui tous les consuls sont interchangeables, du moment qu’ils ont les titres officiels voulus. Que l’on s’étonne de voir quelquefois les intérêts de la France si mal défendus !

Les agents consulaires et employés des consulats m’ont beaucoup appris. Mais mes meilleurs informateurs ont partout été les journaux locaux quotidiens. Si vous voulez connaître les préoccupations réelles des peuples, lisez les journaux, avec les annonces qui sont révélatrices.

L’hospitalité sud-américaine est parfaitement définie par les paroles que vous adresse le maître de la maison à votre arrivée : Usted este en su casa, vous êtes dans votre maison. Le personnel est à votre disposition ; si vous voulez sortir, vous n’avez pas besoin de me le dire, on vous sellera un cheval ou on vous attellera la voiture. Si vous préférez rester à la maison, voici quelques livres ; ou bien on vous laissera dormir. Nous nous rencontrerons aux repas et je serai toujours ravi de causer avec vous. Je ne vous poserai pas de questions sur l’emploi de votre temps et ne vous donnerai aucun conseil à moins que vous ne le demandiez, et encore !

Mais en contrepartie je ne m’occuperai pas de vous et ne vous accompagnerai pas. Si je dois m’absenter, je ne retarderai pas mon départ d’une minute pour vous, et il n’est pas admis que vous me demandiez où je vais et pourquoi

Tout cela est contenu dans la formule d’accueil. Entre sud-américains elle n’est la source d’aucune gêne. Mais pour un européen elle reste un peu énigmatique car il ne sait pas exactement comment il doit l’interpréter : il n’est pas rôdé. Le personnel est à votre disposition, mais jusqu’à quel point ? Il y a là une question de savoir vivre assez délicate.

Paraguay

rives de la Plata (!)n° 2

C’est au Paraguay que je me trouvai pour la première fois, selon la formule, en mi casa. Pourquoi suis-je allé au Paraguay ? Pour la simple raison que de bons amis me l’avaient déconseillé. N’y allez pas, disaient-ils, c’est un pays de sauvages, il n’y a rien à voir. Pour bien des gens, apparemment, un pays n’est intéressant que si tout le monde en parle depuis des siècles ; il faut aller voir ce que des dizaines de milliers d’autres ont déjà vu et décrit dans des milliers de récits ampoulés.

J’étais un jour au bord du lac Pavin, entre le Mont Dore et le Cantal. Nul ami de la nature ne me contredira si je dis que le lac Pavin est une charmante conque bleue encadrée poétiquement par une forêt dont les arbres trempent avec amour leurs branches dans l’eau claire. C’est un lieu de recueillement qui avait gardé en 1900 sa virginité. Une dame empanachée, sortant d’une automobile, regarda avec dédain et gémit : pourquoi m’avez-vous amenée ici ? Il n’y a rien à voir.

N’en déplaise à mes amis argentins, le Paraguay est, de tous les pays que j’ai traversés, celui vers lequel va ma plus profonde sympathie, et ce pour des raisons humaines. Je ne sais pas trop ce qu’il est devenu depuis 80 ans et jusqu’à quel point il a pu résister au vertige made in America. Mais en 1900 on y connaissait la douceur de vivre et j’espère qu’on l’y trouve encore. Pour vivre heureux, vivons cachés. Jamais nous n’entendons parler du Paraguay, alors que nos journaux sont encombrés par le récit des désordres chez ses voisins, l’Argentine et le Brésil. Ce n’est pourtant pas un pays si petit, puisqu’il couvre 400 000 kilomètres carrés ou les deux tiers de la France ; mais il ne compte que deux millions d’habitants et n’a aucune ambition internationale. Seul peut être dans le monde il ne désire pas que l’on parle de lui. Il conserve son originalité et si la langue officielle connue de tous est l’espagnol, la population y parle tout autant la langue indienne, le guarani, dont elle est fière. Un Paraguayen fort cultivé, qui parlait parfaitement le français, me disait un jour : vous ne pouvez pas savoir quelle jolie chose est cette langue et comment elle exprime les nuances. Elle ne nous rend pas hostiles au progrès et, par exemple, nous avons dans notre capitale, Asuncion, un laboratoire de l’Institut Pasteur de Paris.

Pour aller de Buenos-Aires à Asuncion, la seule voie possible était la remontée du fleuve Parana sur 1200 kilomètres ; comme si, de Paris vous vouliez remonter la Seine jusqu’à Varsovie. C’est un fleuve à l’échelle américaine, dont la largeur atteint par endroits 7 kilomètres ; d’un bord on ne voit pas l’autre. De tous les cours d’eau c’est celui qui court le moins : l’un de ses bras, le Paraguay, prend sa source dans la province brésilienne du Mato Grosso à une altitude d’environ 200 mètres et coule sur plus de 2 000 kilomètres. Le courant est à peine perceptible et le fleuve n’est qu’un lac infiniment étiré.

Asuncion était une aimable petite ville ensoleillée et tranquille dont le plus curieux monument était le Panthéon de Lopez, dictateur de fait qui avait longtemps gouverné le pays. La question de savoir s’il s’en était tiré bien ou mal est fort controversée mais on peut en dire autant de Louis XIV et de Napoléon Bonaparte. Comme eux il fit tuer un grand nombre d’hommes par d’autres qui ne valaient pas mieux, sans rien y gagner finalement, bien au contraire. Il devait être un peu sujet à la mégalomanie car il voulut bâtir au milieu de sa capitale un Panthéon semblable à celui de Paris et ne put l’achever. En 1900 aucun ouvrier n’y travaillait plus. Une sorte de tunnel sous la Manche, en somme. N’accablons pas Lopez.

Asuncion n’était pas formaliste ni portée aux chichis. J’avais fait connaissance d’un commerçant suisse qui était un peu mon guide. Un jour il me demanda : voulez-vous voir le Président de la République ? Interloqué je lui objectai : pourquoi diable supposez vous que le Président va recevoir un visiteur qui, pour lui, est strictement n’importe qui ? En fait il eut raison. Au Palais présidentiel nous fûmes immédiatement reçus, sans aucune formalité. Le Président était un homme aimable, cultivé, qui parlait aisément le français et s’exprimait avec plus de simplicité et de confiance qu’un gendarme de chez nous. Je reviendrai plus loin sur cette simplicité.

Dans les échanges commerciaux du pays trois articles tenaient la vedette : le maté, le quetracho et les oranges. Le maté ou plutôt l’yerba mate est un arbrisseau qui pousse spontanément dans les campagnes et se vend sous la forme d’une poudre d’un vert jaunâtre parsemée de brindilles déchiquetées. Vous la versez dans le fond d’une petite calebasse tenue dans la main et vous l’arrosez d’eau bouillante ; vous aspirez au travers d’un tube en argent muni à son extrémité inférieure d’une petite passoire qui retient les brindilles. Si la consommation est faite en société, la calebasse circule en rond de main en main et tous aspirent par le même tube : faire objection serait malséant.

Puisque nous avons entamé le chapitre des boissons, nous devons le continuer par l’étude de trois autres produits hispano-américains : la coca, la chicha et le pulque. Je ne ferai que rappeler la coca qui est bien connue et que je n’ai pas essayée, tandis que j’ai sur la chicha une documentation confidentielle dont je garantis l’authenticité.

Elle est surtout chilienne. La méthode classique de préparation ne doit rien au modernisme. Une société de vieilles indiennes se réunit autour d’un sac de maïs et d’une jarre de terre cuite, et le grain passe du sac à la jarre après avoir été consciencieusement mastiqué par les indiennes. Là il fermente et donne la chicha, boisson alcoolique qui manque de finesse mais qui est plaisante à boire et devient facilement traîtresse. Je me souviens d’une excursion faite à pied au Chili, dans la banlieue de Santiago, en compagnie d’un fonctionnaire du consulat qui était mon guide. Nous avions soif et une gargote, tout à fait couleur locale, nous accueillit en nous offrant la chicha à laquelle nous fîmes honneur, sans penser le moins du monde aux indiennes. Notre retour à Santiago fut glorieux : mais lui représentait les Affaires étrangères et moi l’Instruction publique, et nous sûmes tenir notre rang.

Le pulque mexicain est tout autre chose : il provient d’un cactus, parent de ceux qui poussent sur la Côte d’Azur et accrochent les passants avec leurs féroces épines. A un certain moment de l’année il se forme au bas de l’amas de feuilles une sorte de poche remplie d’un liquide douceâtre qui devient le pulque. Je déjeunais à Mexico dans un petit restaurant à couleur locale et lorsque le garçon demandait ce que je voulais boire, je répondais toujours : pulque : on ne va pas à Mexico pour honorer la vigne ! Mais je n’ai jamais aimé le pulque ; à vrai dire il m’écoeurait un peu mais je me sacrifiais en souvenir des Aztèques.

Le quebracho, dont j’ai déjà donné le nom, est un grand arbre paraguayen dont le bois a une belle couleur rouge et est remarquable par sa densité et sa résistance. Il peut prendre un très beau poli et, étant chargé de tannin, il résiste à la moisissure. Il pourrait être défini comme un super chêne, d’autant plus qu’il fournit par extraction un tannin très actif. Une tradition veut que son nom rappelle sa résistance quiebra hacha, (il brise la hache), mais personne n’en croit un mot.

garde rural lieu non mentionné

Nous voici bien loin de l’hospitalité sud-américaine et il est temps d’y revenir. Des amis suisses d’Asuncion me voyant curieux me conseillèrent d’aller me documenter auprès de l’un de leurs compatriotes qui habitait depuis longtemps le Paraguay, le Docteur Hassler. Je partis donc un matin et, après avoir failli me noyer dans un maudit lac, j’arrivai chez lui au milieu d’une verte campagne. Tout le long des routes, des goyaviers offraient leurs fruits au passant, comme chez nous les ronces, et tout invitait au calme sous le ciel bleu.

Appelons les choses par leur nom : je m’invitai carrément chez le docteur Hassler sans qu’il eut la moindre idée de ce que je pouvais bien être, muni d’une simple recommandation verbale d’un ami lointain. Il ne marqua aucune surprise et me fit un aimable accueil, me disant que j’étais son ami. Il était botaniste et connu de ses confrères par ses recherches sur la flore paraguayenne, à ce moment encore mal étudiée. Le Paraguay est géographi-quement un pays tropical : le tropique du Capricorne passe au Nord d’Asuncion, à peu près à la même distance que celle qui sépare Orléans de Paris : pendant le temps que j’y passai le climat ne me parut nullement tropical, plutôt tempéré. Il est assez difficile à définir : vous y trouvez des herbages qui se prêtent à l’élevage, à côté de palmiers et d’immenses cactus ; l’arbre le plus caractéristique est l’oranger qui pousse à l’état sauvage dans les bois, mais c’est la variété amère qui n’est presque pas comestible. La variété douce habituelle y réussit fort bien et j’ai vu embarquer à destination de Buenos-Aires d’immenses chargements d’oranges qui n‘étaient pas emballées, seulement versées sur le pont du bateau, formant une couche de 50 centimètres d’épaisseur. Le terrain propre à la culture ne manquait pas et offrait, disait-on, de merveilleuses possibilités de s’enrichir sans rien faire. Il suffisait d’acheter un lopin de terre, de le faire ensemencer et de revenir dix ans après. Chaque arbre donnait 2 000 oranges et des entreprises spécialisées les payaient prises sur l’arbre, prenant à leur charge le ramassage et le transport. Le seul ennui c’est qu’il était difficile de savoir si le vendeur du lopin en était vraiment le propriétaire. Si l’on n’était pas du pays on était facilement roulé ; si l’on en était, un peu plus difficilement.

Comme il a été dit plus haut le curieux apprend beaucoup sur un pays en lisant les journaux et leurs pages d’annonces. Il peut aussi consulter les plaques de cuivre qui, à la porte des maisons, indiquent la profession des locataires. C’est ainsi que, dans les villes argentines, Buenos-Aires ou Rosario, on ne pouvait manquer d’être frappé par le nombre des avocats. La raison qui m’en fut donnée, c’est la pullulation des procès de propriété. La question avait été pendant longtemps traitée à la légère et les titres n’avaient cessé de s’embrouiller : il fallait remonter à Pizarre et Atahualpa ; pour dénouer l’écheveau le personnel n’était jamais assez nombreux.

vicuna

La faune du Paraguay présent aussi des particularités mais je n’ai pas eu avec elle beaucoup de contacts. Je mentionnerai seulement trois bestioles : une araignée, un serpent et un jaguar. L’araignée avait bien cinq centimètres, autant en longueur qu’en largeur ; elle était repoussante. Mon hôte m’expliqua qu’elle était redoutée : les naturels l’appelaient araignée cheval ( Nandu cavayu ). Cavayu est une corruption du mot espagnol : caballo ; nandu est sûrement le nom de l’araignée dans la langue locale, le guarani. Vous savez un mot de guarani : tout à l’heure vous en apprendrez deux autres.

Le serpent se chauffait au soleil au milieu du sentier que je devais suivre. J’étais allé visiter dans la banlieue d’Asuncion, au village de Yaguaron,  une église qui m’avait été recommandée : tout l’intérieur, tout ce qui n’est pas mur, était en argent. Au retour je trouvai l’ophidien allongé au milieu du sentier ; quand il me vit venir il se replia sur lui-même, en accordéon. J’ai toujours pensé qu’il ne connaissait pas son métier ; la vipère et le serpent à sonnettes s’enroulent en circonférence pour pouvoir faire face instantanément de n’importe quel côté. Mais il le connaissait certainement assez pour m’allonger un vilain cou de dent si j’avais insisté. Comme tout le monde j’avais un revolver au côté ; je tirai et le manquai de plusieurs mètres, mais il déguerpit.

Passons au jaguar. Le Paraguay se divise en deux zones bien distinctes selon la situation par rapport à la rivière du même nom. La rive gauche, soit l’Est, est cultivée et il ne semble pas qu’aucun jaguar y rôde. La rive droite, qui est appelée le Chaco, était en 1900 à peu près déserte et tout près de l’état vierge. J’entendis parler d’un jeune chasseur très sûr de lui qui était venu s’y exercer et comptait ne rentrer chez lui qu’après avoir tué 50 jaguars. Il arriva à 49 mais alors il vit la mort de si près qu’il n’insista pas davantage : je ne garantis pas l’exactitude du récit, mais le fait est qu’il paraissait vraisemblable.

La distinction entre les deux zones n’était connue que des indigènes ; j’entendis parler aussi de deux jeunes Français qui étaient venus proposer leurs services au gouvernement, lui proposant de débarrasser le pays des jaguars qui, selon eux, erraient la nuit dans les rues d’Asuncion. Le gouvernement leur répondit par une lettre très polie, les remerciant de leur offre généreuse, et les informant que, s’ils voulaient chasser le jaguar, ils le trouveraient aussi bien à Paris avenue de l’Opéra.

Ce n’est pas que l’on ne puisse trouve à Paris des animaux sauvages et imprévus. Un jour les habitants d’une rue dans le quartier de Clichy découvrirent enroulé autour d’un bec à gaz un python de quelques mètres de long : il avait été apporté par un colonial qui, par distraction, l’avait laissé s’échapper. L’animal errant dans la rue avait rencontré un réverbère, y avait vu une sorte d’arbre et s’y était entortillé à la mode python, tirant la langue aux passants qui s’étaient fait rares. Que fait un Parisien en pareil cas ? Il téléphone aux pompiers qui sont connus comme des gaillards débrouillards. En fait ils se débrouillèrent et le python, bien enfermé dans un sac, alla retrouver ses cousins au Museum.

Un peu de météorologie maintenant ! L’abondance de la rosée nocturne est au Paraguay réellement surprenante. J’en avais entendu parler mais n’y avais guère ajouté foi. Le docteur Hassler habitait une maison de type européen avec toit et gouttières. Au coucher du soleil la rosée se formait et, une heure plus tard, on l’entendait ruisseler à flots dans les tuyaux. La pureté de l’air est sans doute la cause essentielle de cette abondance dont les plantes vertes ne peuvent que se réjouir.

Vers l’Amazonie

Halte dans les Andes
Halte dans les Andes

J’avais acheté à Buenos-Aires un petit atlas de poche, allemand bien entendu et publié par Justus Perthes comme il convenait. En le consultant à Asuncion, j’avais bien vu que la géographie me permettait de monter plus au Nord, du côté de l’équateur et d’échapper ainsi à la civilisation. J’avais de bonnes chances d’y trouver du neuf et si le Paraguay, ce pays de sauvages, m’avait aussi bien réussi, je pouvais avoir mieux en allant voir plus sauvage encore. Je ne fus pas déçu.

Une compagnie de navigation conduisait des passagers vers le centre du continent. Après avoir ainsi parcouru 700 kilomètres sur la rivière Paraguay, le bateau me déposa à la bourgade de Corumba dont le port était assez fréquenté et où je fis connaissance avec un véritable seigneur du pays : le moustique, Mosquito, la petite mouche. Il a de bonnes raisons pour y prospérer et s’y sentir chez lui : Corumba est au bord du plus grand marécage au monde, après ceux de la Sibérie : 450 kilomètres du haut en bas, 250 en travers et plus de 100 000 kilomètres carrés, soit le double de la Suisse : latitude moyenne 18°, soit en pleine zone tropicale.

Un matin j’eus la curiosité de compter les piqûres reçues pendant la nuit sur les deux mains et j’en trouvai plus de deux cents. Il était clair qu’une tribu était venue s’installer sur moi, chaque nouvel occupant disant à son prédécesseur : vous permettez ! Après vous s’il en reste. L’hôtel était tenu par des gens aimables mais manquait un peu de confort. Chaque voyageur devait partager la chambre avec d’autres et les cloisons étaient de papier, peut être de carton, je n’affirme rien. Un jour nous vîmes arriver un pauvre diable qui faisait pitié : ayant passé des années parmi les moustiques il avait contracté des fièvres qui l’avaient réduit à rien. Nous eûmes des noix à souper et il se jeta sur elles, n’en ayant pas vu depuis son arrivée. Mais son estomac était ruiné et, au cours de la nuit qui suivit, nous pûmes suivre au travers du papier toutes les phases de son indigestion.

Corumba manquait d’originalité et je m’y suis ennuyé. C’est pourtant là que je fis la connaissance d’un jaguar : c’était un tout jeune animal sans malice que son propriétaire avait enfermé dans une cage où il trouvait le temps long. Quand il me vit venir, il pensa : tiens, une visite, et me tendit la patte. Ému par cette preuve d’amitié, je lui offris la mienne et c’est ainsi que je peux me glorifier d’avoir serré la main d’un jaguar.

Aller voir le marécage de plus près aurait été passionnant : il n’y avait pas un lieu au monde où la vie fût plus primitive, mais ce fut impossible, il aurait fallu organiser une expédition. La seule ressource était de monter encore plus au Nord. Un petit bateau pouvait me conduire à Cuiaba, capitale de l’état brésilien du Mato Grosso.

Le confort laissait à désirer. Nous dormions dans des hamacs suspendus, faute de place, au dessus des marchandises contenues dans des caisses, dont chacune, bien entendu, avait des angles. Une nuit les cordages qui soutenaient mon hamac se rompirent et je tombai sur ces angles. Les considérations d’hygiène tenaient peu de place : nous prenions l’eau pour boire au moyen d’une vieille boite de conserves attachée au bout d’une ficelle et le seul lieu disponible pour cette opération, à cause des bagages, était à un mètre au dessous de l’orifice d’évacuation des W. C. . Mais nous n’avions pas à nous plaindre car, après tout, il aurait pu se faire qu’il n’y eût pas du tout de W. C.. Ils étaient C. sans être W. et c’était déjà quelque chose.

Pour mieux voir je montais sur le pont supérieur où j’étais seul, personne d’autre n’étant assez dépourvu de sens pour aller se promener sur un toit de zinc sous un soleil vertical. Il m’arriva plus d’une fois de me demander si je ne ferais pas mieux de me mettre à l’ombre, mais le souvenir de mes ancêtres les Gaulois me retint. Comme eux je ne devais avoir peur de rien. Je n’avais aucune envie de revoir jamais ce pays et il fallait que je le regarde à fond, dussè-je en crever.

On ne décrit pas une rivière des tropiques. Le rio Cuiaba a peut être une largeur de 50 mètres ; l’eau est unie comme un miroir. Il serpente au-delà de toute vraisemblance et le panorama change tous les cent mètres. Il est bordé d’une haie de végétation dense et impénétrable. Cependant de temps à autre, un animal le perce pour venir boire : pécari, cabiai, agouti ? Aussitôt entrevu il se cache. La vie est partout, invisible.

La mort aussi. De place en place, de petites plages étaient le refuge des crocodiles paresseusement allongés sur le sable, par douzaines. Ils nous regardaient passer avec la plus grande indifférence ; à tort d’ailleurs car nous avions à bord de bons tireurs qui ne résistèrent pas au plaisir de leur envoyer une balle. L’un des plus gros fut touché et nous le vîmes se débattre en lançant de terribles coups de queue. Un coup de queue de crocodile est une geste à voir de loin, un coup de dents aussi.

Je ne me lassais pas de regarder. Mais tout a une fin et le bateau nous déposa à Cuiaba. Changement de décor ! Pas de marécage, un sol uni qui paraissait attendre la charrue, doucement ondulé et qui semblait parfaitement sain. La seule anomalie que j’y remarquai dans la rue fut le squelette d’un serpent ; il avait été parfaitement nettoyé par des fourmis sans doute, et semblait si gentil qu’on l’aurait mis sur sa cheminée comme objet d’art.

Cuiaba pouvait être considéré comme un lieu isolé. Distance en ligne droite à l’Atlantique : 1 700 kilomètres vers le Sud – Est, 1900 vers le Nord –Est. Vers le Pacifique 1500 seulement mais un quart vers 4000 mètres d’altitude. Moyens de communication : ceux que j’ai décrits. Aussi fallait-il compter plutôt sur le bon vouloir des naturels que sur leurs ressources. A l’hôtel où je descendis le bon vouloir était assuré, à un degré vraiment inhabituel. Quand je partis le patron me présenta une note qui me surprit par sa modération ; il m’expliqua qu’il ne pouvait pas demander plus parce que son établissement manquait de confort. Il y avait mieux : le pittoresque. En entrant dans ma chambre je trouvai un jour un cochon dormant sur mon lit. Ce n’était pas un tout petit, dont la jeunesse aurait excusé l’audace, mais un adulte appartenant à la race locale qui est de petite taille, et il se rendit à mes raisons. Si je suis bien informé, Cuiaba est actuellement la capitale d’une province brésilienne grande comme la France et, dans cinquante ans, les citoyens pourront s’amuser en lisant la description qu’un touriste de 1900 en a faite.

J’aurais aimé aller plus au Nord encore, à Diamantino, et là je tombais dans le bassin du fleuve des Amazones. L’envie ne me manquait pas, mais le seul moyen de transport était le cheval et j’étais un pauvre cavalier. Au Paraguay j’avais fait la connaissance de deux jeunes Anglais qui projetaient une petite expédition et j’avais pensé me joindre à eux. Se méfiant de mes talents équestres, ils m’avaient fait passer, insidieusement, un petit examen probatoire. J’avais immédiatement perdu les étriers et m’étais montré en général si lamentable qu’ils avaient renoncé à ma société. D’aller voir les amazones guerrières il ne pouvait être question.

En redescendant à Buenos-Aires j’ai eu, à moitié chemin, une grosse déception ; je dirais une déception de caractère sud-américain qui illustre les difficultés du tourisme. Les chutes de l’Iguazu étaient célèbres ; cette rivière aux confins du Brésil et de la République Argentine, est un véritable paradoxe : née à 25 kilomètres de la côte, elle éprouve la nécessité de parcourir 2 880 kilomètres pour aller rejoindre la mer et elle est interrompue par une cataracte qui est la plus belle de l’Amérique du Sud et peut rivaliser à certains points de vues avec le Niagara. Elle n’en a pas la majesté parce que le volume de l’eau est bien plus faible, sauf peut être en période de crue ; mais elle est plus romantique. Au lieu de deux chutes elle en présente cinquante formant amphithéâtre au milieu d’une végétation éclatante. En 1900 le site était la nature vierge et pas un signe ne trahissait la présence de l’homme. L’eau tombait de 50 mètres comme elle était tombée depuis des millions d’années et, au dessus des rapides, l’arc-en-ciel brillait, indifférent.

La seule voie d’accès était la voie fluviale : un bateau prenait les passagers à Posadas et remontait le Parana jusqu’aux pieds des chutes. Je me rendis au siège de la compagnie : le bateau était en route et il fallait attendre son retour. Rien à dire ! Le lendemain même situation et le surlendemain aussi. Mais quand reviendra-t-il ? Nous ne le savons pas mieux que vous ; il n’y a pas de ligne télégraphique. Mais enfin ? Eh bien, voici ! Le propriétaire du bateau a marié sa fille et emmené la noce à Iguazu ; il redescendra quand il l’aura assez vue. Vous savez, ici le temps ne compte guère ; on ne marie pas sa fille tous les jours et l’essentiel est d’avoir du bon temps.

Dégoûté de la navigation, je revins à Asuncion par la diligence : plusieurs jours de voyage qui ne manquèrent pas de pittoresque, au milieu d’un paysage plaisant. Nous avions dans la voiture un suspect, ou condamné, encadré par deux gardes hérissés de revolvers ; il avait la nuit des cauchemars tumultueux : sans doute se voyait-il pendu ! Pour la nuit les chevaux n’étaient pas confiés à une écurie mais laissés en liberté dans les près verts. Au matin, pas de chevaux ! Ils avaient choisi la liberté, quelque part sur les 400 000 kilomètres carrés de territoire ; il fallait les retrouver et les ramener à des sentiments meilleurs. Il en résultait une fantastique corrida dont nous ne pouvions même pas suivre le détail car elle se déroulait à des kilomètres. Le temps perdu ? Pas d’importance !

De Buenos-Aires au Chili

arbre , Mexique , lieu innommé

Via Mendoza et la cordillère ?

Me voici de retour à Buenos-Aires d’où je devais continuer vers le Chili, en réalité Chile. La voie ferrée s’arrêtait à Mendoza, au pied de la Cordillère, et une route franchissait le col de la Cumbra à 5 863 mètres ; je donne ce chiffre dans un esprit d’hostilité car il m’obligea à un détour de 4 500 kilomètres : la distance de Paris à Téhéran ; mais la distance ne comptait pas plus que le temps. Les deux cependant se traduisaient pour moi par de l’argent, qui seul avait une existence réelle.

J’ai dit : au pied de la Cordillère. Mais le pied américain n’est pas le pied européen. La largeur de la chaîne, à la hauteur de Mendoza, est 180 kilomètres : plus que la distance de Paris au Havre. Le sommet le plus élevé de l’Amérique, le mont Aconcagua, n’est visible ni d’un pied ni de l’autre, malgré ses 6 980 mètres, étant caché par des contreforts ; il fut véritablement vexant de ne pas l’apercevoir ; toujours la déception du touriste. Entre Buenos-Aires et Mendoza la voie ferrée est souvent tracée en ligne parfaitement droite, sur des dizaines et des dizaines de kilomètres, sans tenir compte des conditions locales. La pampa est plate, incroyablement plate ; l’eau ne sait pas de quel côté couler et reste, sans espoir d’arriver à la mer. On rencontre bien de temps à autre un lit de rivière si l’on est attentif ; mais sauf exception il est à sec. Jules Verne, qui a décrit cette pampa en suivant les enfants du Capitaine Grant, l’a peuplé de caïmans pour pouvoir une fois de plus sauver ses héros dans une situation désespérée ; le plus proche était à six mois de marche et ils n’avaient pas l’imprudence de se risquer dans ce pays de la soif.

La petite ville de Mendoza s’ornait de deux titres de gloire. En premier lieu, elle était le centre de l’industrie viticole de la République dont je peux vanter les mérites. Je fus invité un jour à visiter les chais d’un gros producteur et je ne m’y rendis pas sans crainte, car je m’était réveillé le matin avec un fort mal de tête et pouvais redouter qu’il ne s’étendit aux cheveux. Je dus, par politesse, boire une tasse de chacun de ses crus, et, à chacun il insistait : c’est un produit absolument naturel qui, en aucun cas, ne peut vous faire du mal. Comme il avait raison ! Avant midi mon mal de tête avait disparu. Le second titre de gloire était le clair de lune. D’après les indigènes son éclat dépassait de loin tout ce qu’on pouvait voir en un autre lieu et ils en étaient fiers ; je dois reconnaître qu’il était magnifique et capable de faire monter n’importe quel poète au diapason le plus aigu.

Mais je n’étais pas venu pour le contempler et mon but était de franchir cette Cordillère. Je me rendis donc au bureau de la diligence et je trouvai le préposé soucieux : il neige en haut, me dit-il, et nous ne passons pas aujourd’hui. Revenez demain.

Le lendemain, sigue nevando ; la neige tombait de plus en plus et ce n’était sans doute qu’un commencement, car la saison s’avançait. Quand pensez-vous pouvoir reprendre ? – Dans six mois.

Via le détroit de Magellan ?

Que vouliez vous qu’il fît contre 183 (jours) ? J’étais battu et n’avais plus qu’une ressource : revenir à Buenos-Aires et faire le tour par le détroit de Magellan, Magellanes sur place. C’était un coup dur qui entraînait un détour de 400 kilomètres. Encore bien heureux que Magellan l’eût percé ! Il m’aurait fallu faire le tour du cap Horn, qui avait mauvaise réputation. Un livre sérieux, l’Annuaire du bureau des Longitudes, affirmait qu’un audacieux navigateur, peut être Dumont d’Urville, y avait observé une houle de 30 mètres de creux.

Un petit détour nous mena aux Iles Falkland, autrefois Malouines, qui avaient été françaises au temps de Bougainville, et furent disputées ensuite entre la France, l’Angleterre et la République Argentine. Si l’on m’avait demandé conseil cette dispute n’aurait pas eu lieu. Notre bateau n’y resta que quelques heures et ce fut assez. On peut vivre heureux aux Falkland si on a la perspective de les quitter bientôt et les habitants doivent avoir besoin de réconfort si l’on en juge par le nombre de bouteilles déposées au fond de la mer, le long des quais de la capitale, Fort Stanley. Pas un arbre ne peut y prospérer. Il arrive bien à pousser, à l’abri d’un mur, mais sitôt qu’il a l’ambition de le dépasser, le vent le rabat et il renonce. La population est autour de 2 500 habitants qui écrivent peu ; les moutons moins encore. Le bureau de poste vend volontiers aux rares touristes la collection complète des timbres Falkland, sagement alignés sur un carton.

La mauvaise réputation du cap Horn me fit passer de mauvais moments, car à mesure que nous descendions vers le Sud le baromètre descendait aussi. Bon, me disais-je, voici la houle de 30 mètres qui s’approche. Je ne savais pas que dans ces parages la pression est toujours basse ; nous n’avions aucune raison de nous alarmer.

La traversée du détroit et la sortie en plein Pacifique se fit sans histoire, mais aussi sans gaieté. Le 14 juillet nous a trouvé en face de Punta Arenas, l’une des villes du monde les plus au Sud. Le temps était bouché et la neige tombait en gros flocons. La sirène n’arrêtait pas et c’était une bonne précaution que les passagers comprenaient fort bien, quoique elle fût désastreuse pour leur moral. Le détroit est en certains points parfois vraiment étroit et toujours très sinueux ; le cap doit être continuellement changé. Naviguer à l’estime dans ces conditions est une épreuve pour le pilote.

Sous un ciel blafard chargé de neige Punta Arenas n’était pas gai, surtout un 14 juillet : nous nous sentions bien loin de la place de la Bastille et de ses flonflons. La sortie en haute mer fut pire.

La route marine longe la Terre de la Désolation. Ce nom lui a été donné par des marins endurcis qui ne s’étonnaient pas facilement et s’ils l’ont choisi ce n’est pas sans raison. Il n’est pas possible d’imaginer des lieux plus sinistres et plus inhumains : des montagnes mortes, grises et sans forme, qui suggèrent le chaos primitif. Le grand ennemi est la pluie qui ne cesse de tomber. De rares voyageurs ou plutôt explorateurs s’y sont risqués et en ont tous fait la même description : si l’on aborde il n’est pas possible de mettre le pied sur le sol minéral réel. Vous le mettez inévitablement sur une branche pourrie qui se brise et vous envoie par terre, et après deux mètres vous tombez à nouveau.

Ce pays est cependant habité par des hommes que nous appelons Fuégiens : en espagnol son nom est Tierra del Fuego, terre du feu et non terre de feu. Les Fuégiens ont été longtemps parmi les humains les plus misérables et les plus primitifs ; ils ont mal supporté la civilisation et déjà en 1900 ils n’étaient plus qu’une poignée. Nous en vîmes cependant un qui faisait partie du personnel du port de Punta Arenas : c’était un grand gaillard qui se tenait très droit et très digne. Car le caractère marquant du Sud-américain est la dignité. Il ne fait pas de grimaces comme un Méditerranéen ; il ne gémit pas systématiquement et continuellement. Mais s’il buvait moins d’alcool, il ne s’en porterait que mieux.

Le Chili et la cordillère

Les Andes lieu imprécisé.jpg n° 2

En sortant du détroit nous sommes au Chili. Si l’on en juge par sa situation actuelle, on aura peine à croire que c’était en 1900 un pays parfaitement tranquille, comme d’ailleurs toutes les républiques d’Amérique du Sud. Elles connaissaient bien les partis politiques et les discussions étaient vives, mais prenaient un ton littéraire. Aucune ne manquait de beaux parleurs ni surtout de longs parleurs. Par devoir je suivais dans les journaux les débats parlementaires qui donnent une image exacte des préoccupations d’un pays et il était clair que les milieux politiques étaient riches en orateurs sonores. Je me souviens d’un discours argentin qui mettait l’accent sur les « fuentes inagotables de la riquaza publica », les sources inépuisables de la richesse publique. Une fois parti sur le thème il était lui aussi inépuisable, mais en vent.

Dans un certain sens il est juste de dire que le Chili n’a pas été gâté par la nature : tout y est excessif. Nous avons déjà vu que dans l’extrême Sud l’excès d’eau amenait la désolation. Cet excès subsiste mille kilomètres plus loin et ne cesse guère avant la parallèle de Valparaiso, « vallée du paradis ». A mi chemin la voie ferrée franchit sur un interminable pont la rivière Bio Bio. A voir le véritable fleuve qui s’écoule, on pourrait croire que son bassin est un continent. Pas du tout ! Chez nous ce serait une modeste rivière et une arche suffirait. Mais elle est en crue permanente. Plus on monte vers le Nord et plus l’eau devient rare, jusqu’à ce que l’on arrive au manque total. Le district d’Atacama est un désert parfaitement authentique sur lequel je reviens plus loin.

Il résulte de cette mauvaise répartition de l’eau que la culture est gênée ; la production agricole est loin de ce qu’elle devrait être. La prospérité du pays et son ouverture sur le dehors ont été depuis plus d’un siècle sous la dépendance du sous sol. Au début le nitrate de soude, maintenant le cuivre.

Contrairement à tous les autres, le peuple chilien, ou du moins ses classes cultivées m’a paru plus porté vers Mars que vers Minerve. Il était très fier de son armée et de sa marine et en narrait volontiers les hauts faits, par ailleurs incontestables. La Marine comprenait un cuirassé dont les journaux parlaient souvent, mais sans dire à quoi il pourrait servir. Ce n’est pas que la mer manque, au contraire : tout Chilien en a plus que n’importe qui au monde. Mais elle ne mène nulle part.

Tous ces petits vices de construction seraient peu de choses si le pays n’avait pas un ennemi intérieur bien plus redoutable : mañana.

C’est le mot qui signifie demain et il est de tous le plus indispensable. Quoi que vous demandiez à un indigène, de vous sauver la vie ou de vous donner une allumette, il vous répondra : demain. Pourquoi pas tout de suite ? Lui-même n’en sait rien. C’est une sorte de rite auquel il n’est pas possible de se soustraire sans inconvenance. Le malheur est que demain est traité de même et renvoyé à après demain, et ainsi de suite, indéfiniment. On pense à la maxime de Mark Twain : ne remettez pas à demain ce que vous pouvez aussi bien faire après demain.

Le Chili possédait un observatoire astronomique. Des astronomes parisiens avaient proposé, peut-être vingt ans auparavant, une collaboration internationale en vue d’établir une carte photographique du ciel, chacun prenant en charge la région céleste pour laquelle il était le mieux placé. La grande Ourse convenait à ceux de l’hémisphère austral, la croix du Sud à l’autre. Cette constellation offre peu d’intérêt et ne supporte pas la comparaison avec Orion par exemple : de plus elle est loin du pôle. Mais l’observatoire de Santiago du Chili s’était inscrit pour cette zone et avait reçu les instruments nécessaires : après 7 000 mañanas ils n’étaient pas encore déballés.

Mañana avait un collègue à sa taille. Chaque fois que vous posiez une question demandant un effort ou un recours à la mémoire, la réponse immédiate était : quien sabe ? Qui sait ? Alors feignant de se méprendre : Ah, quien sabe est mort ? Si Mañana pouvait le suivre, ce pays serait habitable.

La colonie française était partout nombreuse, comparable comme importance aux colonies italienne et espagnole. Plus tard de nombreux Allemands arrivèrent et c’est pourquoi tant de nazis trouvèrent asile dans une Amérique qui cessa un peu d’être latine. Les Français n’appartenaient pas en général à ce qu’il est convenu d’appeler le gratin ; pas de très grands commerçants, pas de banquiers et dans les rangs plus modestes, ils pouvaient être divisés en deux classes : les plus instruits gardaient leur langue fidèlement, tandis que les autres, après des dizaines d’années, mélangeaient au parler correct des termes choisis par assonance plutôt que par logique. Un exemple m’en fut donné. Deux vieux Français causent et l’un dit parlant d’un troisième : sais-tu que son père est mort ? – Non, je ne savais même pas qu’il avait un père. – Mais si, tu le connaissais bien, le père qui avait les manches nègres.

El perro que tenia las manchas negros : le chien qui avait les taches noires. C’est peut être une légende ; mais j’ai entendu dire qu’une route passait au fond d’un caisson : caisson, c’est le mot espagnol cajon, qui signifie gorge : la route passe au fond d’une gorge.

Alpinisme dans la Cordillère

chemin de fer transandin près Chicla Casapalin (!)

Avec beaucoup d’imagination je pourrais dire que je fus un promoteur de l’alpinisme hivernal au Chili. Mais il ne m’en faudrait pas pour affirmer qu’il n’était guère en faveur. La jeunesse n’était pas portée vers les sports. Elle aurait pu être tentée car, à 75 kilomètres à l’Est de Santiago, le mont Tupungato atteint 6 770 mètres et plusieurs autres sommets dépassent 6 000. Mais les habitants de Santiago paraissaient être encore à l’époque où le Mont Blanc et ses environs étaient appelés : les affreuses glacières de Savoie.

La face argentine de la Cordillère m’ayant été interdite par la neige, il me restait la possibilité de donner l’assaut par la face chilienne. Je louai donc un cheval et son conducteur et remontai la vallée qui conduit au passage de la Cumbre. Le cheval me comprenait bien et marchait sagement à l’allure du pas. Au début la route était dégagée, puis des flaques de neige apparurent et finalement il n’y eut plus qu’elles. Le cheval ne manifestait aucun émoi.

Le point d’arrivée, situé sans doute vers 2 000 mètres, était un petit hôtel sans aucune prétention, tenu par un Français et pratiquement désert pendant la saison froide, la route étant fermée au trafic. Le patron me guida le lendemain pour une excursion dans la neige qui fut un succès. Il fallait se chausser à la mode andine : vous ôtez vos chaussures de ville et vous posez le pied sur un triangle de peau de mouton que vous repliez pour l’envelopper ; puis vous recouvrez le tout d’un cuir mince qui forme semelle. Votre pied devient gros et passablement inélégant mais il est à l’abri. Nous montâmes dans la neige toute la matinée sans sentir ni le froid ni l’eau. Mon guide me conduisit à la laguna de l’Inca, charmant petit lac gelé, recouvert de neige au milieu d’un cirque de pics déchiquetés. Cette fois j’avais réussi et j’étais au cœur de la Cordillère ; je la connaissais mieux que les voyageurs d’été qui passaient sans rien voir. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de la laguna, chez nous, elle serait un magnifique centre de sports d’hiver. La plupart des sommets qui l’entourent sont probablement encore vierges et attendent les rochassiers.

Vers la Bolivie

 

Pourquoi aller en Bolivie ? A mon départ de Bordeaux je n’avais à ce sujet aucune intention précise. Les cours de géographie du lycée en donnaient le nom, sans plus, en raison de la rareté des contacts. Mais j’étais mieux renseigné sur le héros de l’indépendance, Simon Bolivar : toute sa vie, et surtout sa vie intime, presque sans limite à l’intimité, a été racontée dans un ouvrage indispensable aux historiens, les mémoires du chimiste français Boussingault, avec une verve délicieuse. Si ces Mémoires vous tombent sous la main, lisez en particulier le chapitre relatif à Manuelita : je n’en dis pas plus.

Un hasard que je bénis me rapprocha de ce pays terriblement lointain. Dès les premiers jours de mon périple, sur le paquebot, je fis connaissance d’un jeune ménage formé d’un mari français et d’une jeune dame bolivienne. Nos conversations révélèrent que ce pays ne ressemblait à aucun autre. C’était plus qu’il n’en fallait pour décider un curieux à s’y rendre et je me suis bien souvent félicité d’avoir cédé à la tentation.

Sans vouloir faire un cours de géographie, je suis obligé de dire que la Bolivie, bien plus étendue que la France, comprend essentiellement la région des plaines et celle des montagnes. N’étant pas descendu dans les plaines, je n’ai rien à en dire : c’est simplement un district de la forêt amazonienne. En 1900 un courant d’opinion très fort, attesté par la lecture des journaux quotidiens, poussait à admettre que l’avenir du pays était sur les rives de la rivière Madre de Dios (mère de Dieu), affluent du Rio Madeira, lui même tributaire des Amazones et ce marrainage avait un côté rassurant ; mais il aurait fallu que la Mère de dieu écarte les moustiques et le serpent, qui prend là la forme redoutable de l’anaconda. Il court sur lui beaucoup de légendes et des voyageurs ont affirmé qu’il pouvait atteindre une longueur de 30 mètres. A ce compte il pourrait bien facilement, en errant dans les rues, pénétrer dans les maisons par la fenêtre du cinquième étage. D’après les compétences, il n’est pas absolument certain qu’il dépasse la longueur du python asiatique, soit environ une quinzaine de mètres, mais il est plus gros et plus fort, et aucun animal ne lui résiste, surtout pas l’homme. Il arrive qu’il en tue un par erreur mais il ne peut pas l’avaler.

La seconde partie de la Bolivie est la montagne à laquelle nous allons avoir affaire. Nous n’y sommes pas encore : pour y parvenir il faudra grimper longtemps. Grimper n’est pas trop dire, car notre chemin monte plus haut que 4 000 mètres. Il est tracé en plein désert d’Atacama et les seules localités habitées qu’il rencontre sont artificielles. Sans l’eau amenée parfois de très loin aucune vie n’y serait possible, comme autant de puits de pétrole au Sahara.

Les limites du désert d’Atacama sont imprécises, comme celles de tout désert, parce que le passage du sol cultivé au caillou est graduel. Nous avons vu que le Chili se dessèche progressivement en allant du Sud au Nord ; Atacama marque le terme ultime de la progression. Pour donner un ordre de grandeur, disons que le désert mesure 700 kilomètres dans un sens et 200 dans l’autre. Dans son genre il est parfait et suppose la comparaison avec le Tanezrouft ou le Ténéré. Non seulement il ne s’y trouve aucune plante ou aucun animal, mais la sécheresse de l’air a des effets imprévus.

A Calama (1), petite ville artificielle située au milieu, il est impossible de se servir d’un piano ; après quelques jours la table se fend. Je n’avais pas de piano avec moi mais un petit appareil photographique à plaques, moitié en métal et moitié en bois. Après 24 heures le bois se contracta à tel point que le système d’escamotage se bloqua et je dus pour la nuit envelopper l’appareil dans un linge mouillé. Il était connu qu’un cadavre ne se décomposait pas, il séchait. A titre de comparaison je dirai que je n’ai vu nulle part de couchers de soleil comparables à ceux d’Atacama.

Il est curieux que cette étendue inhumaine ait été l’un des meilleurs atouts du Chili. C’est là qu’ont été découverts, presque à la surface du sol, les fabuleux dépôts de nitrate de soude qui, avant le produit synthétique, ont été l’élément essentiel de l’agriculture européenne. Le nitrate chargé à Iquique arrivait à destination en doublant le cap Horn et les capitaines cap-horniers avaient une réputation méritée. Les actions de Nitrate Railways faisaient prime en Bourse et le gouvernement chilien, qui touchait une prime d’exportation, se frottait les mains. Les pharmaciens aussi étaient intéressés, car ils vendaient de la teinture d’iode et l’iode était un sous produit de la fabrication du nitrate.

Le second atout du Chili, propriétaire du désert, a été le cuivre. Ici je reprends mon récit de voyage en m’excusant de lui donner un accent personnel ; je décris ce que j’ai vu d’essentiel et ne vous parlerai pas de l’habileté professionnelle du coiffeur qui me coupa les cheveux à Calama, bien qu’elle fût au dessus de tout éloge.

Venant de Valparaiso, j’avais débarqué à Antofagasta, petit port du Pacifique qui était le terminus de la voie ferrée menant en Bolivie. Dépourvu de toute malice, je comptais aller d’un trait jusqu’à Oruro qui était l’autre terminus. Un ami de rencontre m’en dissuada : vous devez, me dit-il, aller visiter les mines de cuive de Chuquicamata. – Mais je n’y connais personne, à Chuquicamata et c’est bien la première fois que j’entends ce nom. Aucune importance, vous direz que vous venez de ma part. Et c’est ainsi que je m’invitai chez Don José Toyos, qui me fit le plus aimable accueil et ne me posa aucune question.

Il était connu depuis longtemps que le désert cachait du cuivre et un minerai était l’atacamite. Notons entre parenthèses que le pays peut aussi bien fournir de l’argent et qu’un minerai curieux est la huanjayite qui se décompose au contact de l’eau et se trouve à son aise au milieu d’un désert. Ce qui préoccupait les prospecteurs et en particulier Don José Toyos, c’est qu’au lieu de former des masses compactes, le minerai imprégnait seulement la roche, de telle sorte qu’aucune des méthodes d’extraction connues n’était applicable économiquement. Aucun chimiste n’était sur place et les procédés proposés par des amateurs ressortissaient de la science fiction. Pour faire apprécier la difficulté il sera bon de rappeler que Chuquicamata est située en plein désert, à 200 kilomètres de la côte, et à 2 000 de la première salade.

Les nord-américains sont venus avec leurs méthodes et ont fait ce que les Chiliens ne pouvaient pas faire. Une étude des conditions locales et des tonnages de cuivre disponibles leur a montré qu’à la condition de faire intervenir d’énormes capitaux le gisement pouvait être rendu non seulement productif mais rémunérateur. Si j’ouvre un dictionnaire géographique j’y lis : Chuquicamata, ville du chili, 30 000 habitants. La ville renferme l’une des plus grandes usines de traitement du cuivre du monde (50 % de la production nationale). Qui aurait pu penser en 1900 qu’une douzaine de huttes deviendraient une ville ?

Chuquicamata dépendait pour ses communications ferroviaires de la bourgade de Calama. Au-delà la voie continuait à monter et parvenait à un autre district minier, mais là c’était du borax. Le site est ici dominé par le volcan de San Pedro, haut de 5 600 mètres. Les volcans et le borax font partout bon ménage et en Italie aussi l’acide borique provient du district bien connu de Pouzzoles, cher aux touristes.

Le volcan San Pedro est éteint depuis toujours et personne n’y fait attention, bien qu’il doive offrir un splendide panorama. Il est du reste de dimensions modestes et dépassé par bien des voisins dont le plus ambitieux est le Llullailaco avec 6 723 mètres. Il nous donnera une occasion de perfectionner notre connaissance des langues étrangères et j’ai entendu dire que son nom désigne en indien un lieu où règne un grand vent. Seulement deux langues sont parlées dans le pays et je ne sais pas de laquelle il s’agit.

L’altiplano

tunnel el Caleton
tunnel el Caleton

A la hauteur de San Pedro la voie ferrée pénètre en Bolivie, sur le haut plateau qui, différent de beaucoup d’autres, est réellement plat sur des centaines de kilomètres. Cette partie du trajet est fort décevante. Si l’on en juge par la carte toute la région est hérissée de hautes montagnes, souvent volcaniques, dont beaucoup dépassent 6 000 mètres. Le voyageur serait donc en droit de croire qu’il va traverser une zone extrêmement accidentée, riche en sites majestueux. Au contraire il se trouve à peu de choses près en pleine Beauce avec seulement un horizon un peu dentelé. Mais la carte est à l’échelle du dix millionième : un centimètre pour cent kilomètres et deux sommets qui paraissent être voisins peuvent être à cette distance l’un de l’autre. De plus, tandis que les montagnes ordinaires forment le plus souvent des chaînes qui barrent l’horizon, le volcan est un cône unique, isolé, qui ne barre rien. Quand on y est allé, on comprend que la carte donne de la réalité une impression fausse et beaucoup plus favorable. Ayant ainsi perdu nos illusions, nous atteignons le terminus, Oruro.

C’est bien une ville typique de l’Altiplano bolivien, le haut plateau. L’altitude est de près de 4 000 mètres et il n’y a pas un arbre dans la campagne ; pour achever le dépaysement nous y abordons ce que l’on pourrait appeler la civilisation du lama. Non pas le lama du type tibétain, le lama inca, mammifère ruminant.

Il doit être bien entendu ici que je décris l’Oruro de 1900 et non l’actuel dont la population est montée d’après le dictionnaire à 98 000 habitants. Il est possible que le lama de 1975 soit déchu des prérogatives de son grand père. L’automobile était inconnue et le cheval s’acclimatait sans doute mal ; c’est un animal de santé délicate et for exigeant. Les transports s’effectuaient à dos de lama. Chaque animal peut porter vingt kilos et mange ce qu’il trouve sur son chemin : ce n’est pas grand-chose car l’herbe verte de chez nous n’existe pas. Le sol ne porte que des brins isolés verdâtres que le lama doit cueillir un par un. Ce n’est pas rapide et la journée de travail est courte. Mais le temps importe peu ; la caravane se met en route et finira bien par arriver un jour. L’indien qui la conduit n’est pas davantage exigeant : tous les jours se valent. Sa psychologie est voisine de celle du bédouin. Le lama d’ailleurs est à peu près aussi laid que le chameau et l’on peut dire qu’il est le hippie de sa race, car il porte dans un grand désordre sur toute sa surface des touffes embrouillées de poils qui n’ont jamais senti le peigne et qui, pour appeler les choses par leur nom, font malpropre. En ce sens il déshonore sa race qui groupe deux autres ruminants : le guanaco et la vigogne.

Le guanaco est plutôt argentin : il vit à l’état sauvage à basse altitude et est d’aspect plaisant. Un essai d’acclimatation a été tenté en Auvergne : il ne semble pas avoir donné de résultats. Le guanaco pourra fournir un animal d’ornement : une petite voiture attelée de guanacos ferait sensation.

La vigogne est connue pour la qualité de sa fourrure ; elle vit aux plus hautes altitudes, vers 5 000 mètres, et a grand besoin de se défendre contre le froid nocturne. C’est un joli animal racé, d’une silhouette gracieuse et doué de jambes agiles. Son genre de vie est semblable à celui de notre chamois, mais sa silhouette est plus fine.

Oruro et les indiens

femmes mexicaines lieu indéterminé

Oruro était déjà une ville industrielle en 1900. La Bolivie est essentiellement un pays de mines : argent, cuivre, et surtout étain. Une usine employait un singulier combustible, la crotte de lama, que je vis charger à grandes pelletées dans le foyer. Elle ressemblait à la crotte de chèvre. Un ingénieur m’expliqua que, lorsque une caravane fait halte, tous ses membres se rendent publiquement au même petit endroit et qu’il est ainsi facile de recueillir leur production. C’est un pauvre combustible que la flamme a vite dévoré ; mais on comprend que hisser du charbon à 4 000 mètres coûte cher.

Un autre combustible, celui là végétal, trop rare pour trouver un emploi industriel, est la llareta. C’est une sorte de lichen ou de champignon ou de mousse inclassable qui ne ressemble à rien et qui vit péniblement à haute altitude. Il ou elle est riche en résine et donne une flamme brillante dans les foyers domestiques. Nous disons d’un homme ingénieux qu’il sait faire feu de tout bois ; à Oruro il faut être plus Ulysse encore puisqu’il n’y a pas de bois.

Pour quelle raison ? Il est difficile de se former à ce sujet une opinion raisonnable. Il est certain qu’au-delà d’une certaine altitude les arbres souffrent d’un mal mystérieux. Dans le Massif Central ils sont hors de course à 1 500 mètres ; dans les Alpes ils peuvent, avec un peu de chance, atteindre 2 500 ; à 3 000 il n’en est plus question ; alors que dire de 4 000 ?

Mais nous ne pouvons pas trouver là une réponse à notre question. Plus haut j’explique pourquoi je n’ai pas pu voir les pentes de la Cordillère en Argentine, à Mendoza. Il est facile de trouver des photographies : à des altitudes moyennes le sol ne porte que des cailloux. Pourquoi ?

Peut-on vivre à 4 000 mètres sans acclimatation ? Assurément oui. Je n’ai vu personne à Oruro qui eût à se plaindre du baromètre, bien qu’il marquât moins de 500. Le mal des montagnes est pourtant assez connu pour avoir reçu un nom : c’est le soroche. Les lieux où l’on en souffre sont les punas : des passages à haute altitude où le passant peine s’il est chargé. La nuit, le froid y est terrible e. t certaines punas ont été fatales aux troupes espagnoles lors de la conquête. A 4 500 mètres elles ne sont pas exceptionnelles. Sur l’altiplano la marche est normale. Mais un jour, ayant voulu courir, j’ai été vite essoufflé. Une tradition veut que l’on puisse combattre le soroche par une bonne absorption d’alcool ; son efficacité est douteuse mais c’est un très bon prétexte pour s’envoyer un petit coup.

Oruro possédait un petit jardin public dont je ne me rappelle qu’un détail : les bordures des massifs étaient marquées par de petits creusets de terre réfractaire plantés dans le sol à l’envers. Couleur locale ? Les usines de traitement des minerais consommaient pour leurs essais un grand nombre de ces creusets, qui ne peuvent servir qu’une fois. Pourquoi les jeter ? Ils pouvaient joindre l’agréable à l’utile.

Mon hôtel était tenu par une aimable famille française qui m’avait en quelque sorte adopté. Nous avons souvent parlé des rapports entre les blancs et les indiens. Cette question ne se posait pas en Argentine où l’on ne s’apercevait guère qu’il y eût des indiens ; pas beaucoup plus au Chili où une grande partie de ce peuple avait appartenu aux araucans, submergés par l’invasion blanche et ravagés par l’alcoolisme. La question était essentielle en Bolivie où la population de race indienne pure était importante ; en bien des secteurs elle était la majorité.

Depuis la conquête espagnole les rapports avaient toujours été réglés par la force, déposée uniquement entre les mains des blancs. Je ne citerai qu’une conséquence de cette situation : dans les grandes propriétés rurales que le vainqueur s’était attribuées, c’était l’esclavage. Tous les ans un indien était désigné par le maître, toujours porteur d’un revolver, pour accomplir les travaux les plus pénibles et les plus répugnants et il n’y avait aucun moyen de s’y soustraire. Il était appelé le pongo et traité en bête, à tel point, disait-on, que la femme blanche ne voyait pas d’inconvénient à se déshabiller devant lui : ce n’était pas un homme ! Le pongo existait-il encore en 1900 ? Je n’ai pas pu le savoir. Si j’en parlais à un Bolivien, il répondait : nous n’en avons plus, mais la coutume existe encore au Pérou. Et si j’en parlais à un Péruvien, il faisait la même réponse en inversant les termes.

Mapuche

Si les indiens avaient connu la déclaration des Droits de l’homme et si, chose plus difficile encore, ils avaient été capables de la comprendre, ils auraient pensé qu’elle était inconciliable avec la vie qui leur était faite. Ils ne pouvaient se placer sur ce terrain mais jugeaient que la situation était intolérable ; de temps en temps une révolte éclatait, toujours sanglante en raison de la haine accumulée pendant des siècles.

Un soulèvement de ce genre s’était produit dans la province d’Oruro quelques années avant 1900. La situation était critique. Une forte bande s’approchait et la disproportion des forces était telle qu’aucune défense n’était possible. Si les révoltés pénétraient dans le ville, pas un blanc ne resterait vivant. La seule chance de salut était dans l’offensive. On savait que les rebelles campaient à peu de distance et il paraissait probable qu’ils n’étaient pas gardés la nuit. Les colons se réunirent en un groupe compact et discipliné et au lever du jour ils partirent à l’assaut, sur un signal, en criant comme des possédés et faisant feu de toutes leurs armes. Les indiens s’enfuirent, épouvantés, et ne revinrent pas.

Il est difficile de savoir ce que pense un indien, dont le mode de raisonnement n’est pas le nôtre : mais ses gestes peuvent trahir sa pensée. Une petite expédition se rendit il y a quelques années au Pérou pour gravir des cimes encore vierges et nota que, dans les campagnes, d’aussi loin qu’une jeune indienne voit venir des blancs, elle s’enfuit à toutes jambes. Personnellement elle n’a subi aucun sévice mais elle en a entendu parler et elle se méfie.

La Paz

 

La voie ferrée s’arrêtant à Oruro, un service de diligences menait à La Paz, ville principale de la Bolivie, si elle n’en est pas la capitale administrative. Pour l’atteindre la voiture parcoure 200kilomètres sur l’Altiplano. Je ne me souviens plus si la traversée dure deux ou trois jours. Je n’en ai gardé que deux souvenirs bien nets : le froid du matin et la chaleur de l’après midi. L’intérieur de la voiture était occupé par de jeunes Boliviens aimables qui, comme on le verra tout à l’heure, voulurent m’entraîner dans des aventures scabreuses. Voulant tout voir je m’étais installé en plein air et le matin au départ l’air était plus que frais. L’après midi c’était autre chose et la chaleur du soleil, à peu près vertical, soulevait des tourbillons de poussière semblables à de minuscules cyclones, larges peut être de 20 mètres, que nous étions bien obligés de traverser. Quand nous en avions fini avec l’un, il en venait un autre. Mon chapeau était tout gris et quand le soir je voulus le brosser, la poussière me rit au nez. Elle était tellement électrisée que rien ne pouvait la séparer du feutre.

Pour stimuler l’attelage, l’automédon n’employait pas le fouet. Au départ il faisait bonne provision de cailloux et si une bête manquait de zèle, elle en recevait un sur la croupe, lancé d’une main sûre. Le soir à l’étape mes jeunes compagnons me proposèrent de prendre part à ce qu’ils appelaient une véritable petite fête bolivienne. Je n’ai pas su en quoi elle pouvait consister, mais le fait est qu’ils me conduisirent chez une jeune femme indienne qui refusa de nous recevoir. Hum ! Je perdis sans doute une bonne occasion de perfectionner l’enquête qui m’avait été confiée par l’Université.

A force de rouler dans la poussière, la diligence arriva enfin à La Paz. Il se peut que La Paz soit en 1975 une ville tout comme les autres, qu’on y joue à la bourse et que la question du pourboire des chauffeurs de taxi mette la ville en ébullition. Mais en 1900, c’était peut être de toutes les villes du monde, la plus originale et celle qui portait le mieux à s’interroger.

Par sa situation géographique d’abord ? Juchée à 3 700 mètres de hauteur, elle est la capitale la plus élevée du monde, dépassant Lhassa de 200 mètres. Il ne faudrait pas croire qu’elle est située sur un sommet, au contraire elle est blottie au fond d’une gorge. Il ne faudrait pas davantage croire que la région qui l’entoure soit fertile ou favorisée par la nature comme le sont souvent les environs d’une capitale : elle est presque déserte. La Paz est un trou percé dans le vide ; les statistiques lui accordent actuellement 510 000 habitants ; ceux qui connaissent les gorges du Tarn peuvent imaginer les difficultés qu’y entraînerait la vie de 510 000 caussenards, tout au fond.

Un petit torrent traverse la ville. Du pont qui l’enjambe on voit à l’horizon la masse énorme du mont Illimani, couvert de glaciers. L’existence de ces glaciers sous les tropiques (latitude 17.5 °) semble aussi paradoxale mais il faut tenir compte de l’altitude : 6 440 suivant les uns, 6 880 suivant les autres. La vallée devant l’Illimani est très profonde et au fond le tropique reprend ses droits. Une propriété rurale existe à mi côte. Quand le visiteur se présente, le maître de maison envoie simultanément deux serviteurs indiens, l’un vers le haut, l’autre vers le bas ; et, à l’heure du thé, le premier rapporte de la glace prise au glacier et l’autre une orange cueillie sur l’arbre ; les deux sans sortir de la propriété.

Les rues étaient parcourues par des groupes d’indiens et d’indiennes en costume national, de race aymara ou quichua, et qui ont conservé leurs traditions et leurs habitudes. Le lecteur m’excusera de citer ici un fait trivial : les indiennes ne s’embarrassent pas et satisfont aux besoins naturels sans aucune gêne au milieu de la rue sans attirer l’attention de personne ; elles ont pour ce faire un geste ancestral qui peut être qualifié d’élégant.

Il n’y avait à La Paz aucune possibilité de tourisme, ni d’information générale et, pour montrer à quel point on en était réduit au strict nécessaire, il suffit de dire qu’étant allé un jour au bureau central de la poste, je trouvai la boite aux lettres fermée. Le service marchait mais tout juste.

Aucun Bolivien ne semblait connaître son propre pays ! Que l’on pense à la France à l’époque des diligences, quand une province pensait sa voisine peuplée d’anthropophages ! Aussi mon séjour à La Paz fut-il court ; j’avais appris beaucoup plus à Oruro.

Le lac Titicaca

 

Le lac Titicaca ne paraît pas bien grand quand on le voit sur une carte à l’échelle du dix millionième ; c’est cependant une belle nappe d’eau de près de 200 kilomètres de longueur qui a joué un rôle important dans l’histoire de l’empire des Incas. Une légende veut qu’il cache une cité engloutie et tout autour des ruines témoignent d’une ancienne prospérité. Il fait bien partie du haut plateau bolivien car son altitude est 3 812 mètres ; mais il ne faudrait pas le considérer comme un lac de montagne : tout son entourage donne l’impression de simples collines. Il est vrai qu’il est dominé par le Levado Illampu de 6 550 mètres ; la distance est si grande qu’il attire à peine l’attention. La région de l’Illampu semblait en 1900 ignorée des boliviens eux-mêmes et devait être d’un accès difficile.

Les indiens naviguaient sur le lac dans des embarcations d’une nature bien particulière, les balsas. Construire un navire dans un pays qui ne porte pas d’arbres pose des problèmes ; les rives du lac nourrissent une sorte de roseau, la totora, qui est comestible, j’ai vu un indien s’en régaler ; les tiges de ce roseau sont assemblées en bottes et les embarcations sont formées d’une série de ces bottes adroitement assemblées. Ce n’est pas le radeau du Kon tiki mais le principe est le même et il est curieux de constater que le même mot de balsa désigne à la fois l’arbre dont est fait le Kon Tiki et le radeau du Titicaca.

Les voyageurs qui n’avaient pas la chance d’être indiens devaient se contenter d’un bateau à vapeur qui les déposait sur la rive péruvienne du lac, à Puno : ils y trouvaient un certain pittoresque.

Le Pérou

Puente antiguo Oroya

Une voie ferrée transandine unissait déjà Puno à la côte péruvienne du Pacifique. Contrairement à celle d’Antofagasta cette voie menait au cœur des montagnes et en faisait voir la splendeur. A la station de Crucero Alto, à 4 460 mètres, le panorama était d’une grandeur écrasante : un immense lac entouré d’un chaos de sommets qui se succédaient jusqu’à l’infini. Du train nous pûmes voir passer un petit troupeau de vigognes sauvages ; la voie ferrée, symbole du progrès dans ce pays rigoureusement vierge, donne un contraste saisissant.

Plus loin la voie traverse une région de dunes de sable ; c’est une espèce particulière bien connue au Sahara et dépendant de l’action du vent. Au lieu d’une houle régulière et de crêtes droites, le vent forme des dunes en forme de croissant, composées d’un sommet principal et d’ailes en pointes, sans cesse mobiles, sans cesse détruites et sans cesse reconstituées. Plus loin encore apparaît la cime du Nevado Coropuna qui est l’une des plus belles montagnes du monde : c’est un ancien volcan, l’un des plus haut du globe avec ses 6 613 mètres, le double du Fuji japonais ; l’ascension en a été faite en 1911 par l’Américain Bingham, le découvreur de Machu Picchu : un immense cône couvert sur ses 1 000 derniers mètres d’une neige éclatante.

Enfin, descendant encore, la voie arrive à Arequipa qui, au sortir de la Cordillère, semble une oasis. Cependant la montagne n’est pas loin ; la ville est dominée par un volcan heureusement éteint, le Misti qui, dans mon dictionnaire, vient immédiatement avant Mistinguett ! Le Misti présente une particularité : malgré ses 5 842 mètres, c’est une montagne à vaches facilement accessible même à dos de mulet. Plus fort encore ! Je possède une photographie qui représente la messe célébrée au sommet devant une nombreuse assistance, montée à dos de mule.

Arequipa fut ravagée, il y aura bientôt un siècle, par l’un des plus terribles tremblements de terre que l’on ait connu. Le terremoto est un accident commun sur la côte pacifique : les Chiliens disent qu’il s’en produit un par semaine : la grande majorité n’est sensible qu’à des instruments très perfectionnés et je ne suis pas même sûr d’en avoir ressenti un. Quoique les habitants les craignent plus que tout au monde, ils n’en tiennent aucun compte dans leurs projets d’avenir. Arequipa, aux trois quarts détruite, fut simplement reconstruite et c’est maintenant la deuxième ville du Pérou. La prochaine fois, elle risque de devenir la première car le climat tropical, à 2 300 mètres, y est fort agréable, bien plus qu’à Lima qui occupe aujourd’hui le premier rang. Un funiculaire au Misti attirerait les Américains par millions ; on n’a pas facilement l’occasion de contempler le Pacifique de 5 600 mètres de haut.

Nous venons de nous rencontrer avec le nom de Lima. C’était une ville agréable et vivante, avec beaucoup de monde dans les rues et une cathédrale espagnole célèbre. Tout cela est connu et il vaudra mieux porter notre attention sur quelques particularités par lesquelles Lima diffère beaucoup des autres villes. On dira que ce ne sont que des détails ; en quelques jours il n’est pas possible d’arriver à une conception encyclopédique.

Le climat d’abord. En dépit de la carte géographique Lima appartient au désert de l’Atacama. En 1900 du moins la pluie y était une rareté et si les habitants n’avaient pas eu l’eau qui descend de la Cordillère, ils se seraient desséchés. Dans de petites villes au voisinage et même plus au Nord, les maisons n’avaient pas de toit. Il est là pour défendre du froid et de la pluie : ni l’un ni l’autre n’étaient à craindre car, à 12 degrés de latitude, Lima est en pleine zone tropicale, aussi bien que le Sénégal.

Il ne faudrait pas en conclure que l’atmosphère fût sèche. Au contraire elle approchait de la saturation et je m’en aperçus bien : j’avais apporté un appareil photographique à plaques puisque le film n’existait pas. Lorsque j’avais fait 18 poses, le nombre de plaques d’une boite, je les développais la nuit à l’aide d’une lanterne en papier rouge et je les fixais et lavais avec tant de soin (je cite le fait à mon éloge) qu’après 75 ans elles n’ont subi aucune altération. Ensuite il fallait les sécher. Jusque là cette opération s’était faite sans la moindre difficulté, que je fusse dans le pays des moutons, des jaguars, des crocodiles ou des lamas. Mais à Lima, rien à faire ! Je ne me souviens plus si les plaques mirent deux ou trois jours à sécher, c’est l’un ou l’autre et je désespérais, étant esclave de mes plaques que je ne pouvais pas emporter humides.

Ollantai tombes (!)

Le service de la voirie était confié aux vautours ; des animaux de petite espèce, les zopilotes, dont l’air était plein et qui formaient de longs cordons noirs, en particulier sur les corniches de la cathédrale. Ils dévoraient avec soin tous les détritus comestibles et étaient bénis des édiles. Le vautour nettoie un cadavre, ou simplement un os jusqu’à ce que il reste tout blanc.

Le soin d’accueillir les étrangers était confié aux puces qui, elles aussi, montraient un zèle irréprochable. Mon voisin, voyageur de commerce, disait que notre hôtel aurait dû être appelé  hôtel de la pulga grande, hôtel de la grande puce. Il nous consolait en affirmant qu’à Quito la situation était pire encore. Elles étaient soupçonnées de pondre dans les tapis et un hôtel fondait sa publicité sur le fait qu’il était le seul ne pas en avoir.

Pour un ami des montagnes, Lima offrait une attraction de premier ordre : la ligne de chemin de fer de la Oroya. Le Pérou se divise en deux zones : le versant pacifique et celui des amazones, la séparation n’étant pas la ligne de faîte de la Cordillère. Pour aller d’une zone à l’autre, il fallait soit franchir cette barrière, soit faire le tour du continent. Il est vrai que, dans ce dernier cas, le voyageur avait le choix entre le cap Horn et l’isthme de Panama : c’était la situation d’un parisien désireux d’aller à Rouen et forcé de faire un détour par Dakar ou le cap Nord.

Une compagnie américaine suggéra la construction d’une voie ferrée ; c’était une proposition extravagante qui fit rire. Aucune région de la cordillère n’est aussi hérissée, aussi déchiquetée, aussi inaccessible que celle qui domine directement Lima. C’est une longue file de sommets sauvages qui atteignent 5 707, 5 394, 5 591, 5 515 mètres. Supposez que l’on vous propose d’établir une voie ferrée montant au Cervin ou à la Meije.

Et cependant cette ligne existe ; sa construction a été fondée sur un seul mot : audace. Ou encore : pourquoi pas ? Nous devons monter, à n’importe quel prix, et nous monterons ; c’est nous qui commandons ici. Le train part le matin de Callao, port de Lima. Avant midi il parvient, par une série presque ininterrompue d’ouvrages d’art, à la station la plus élevée : 4 770 mètres, située dans le bassin des Amazones. La station, en pleine zone tropicale, est entourée d’aiguilles inaccessibles dont les flancs portent de petits glaciers. Plus loin une pente beaucoup plus douce conduit à La Oroya, d’où il est possible de revenir le jour même : c’est une excursion d’une journée qui économise un voyage de quatre mois.

Comme ailleurs, le tourisme était pratiquement existant en 1900. Il semble que son organisation soit encore un peu déficiente aujourd’hui. Ayant demandé à des voyageurs qui revenaient du Pérou s’ils étaient montés à la Oroya, je m’entendis répondre : La Oroya, qu’est-ce ? Ils avaient à leur portée le décor fantastique de la Cordillère et personne ne les en avait avertis.

De Lima (Callao) à la Nouvelle Zélande.

 

La Nouvelle Zélande était bien en 1900 le bout du monde, car pour l’atteindre il fallait couper 175 degrés de longitude et 90 de latitude. Seules les îles antipodes sont plus lointaines, si elles existent réellement.

Si j’ai bonne mémoire, elle était desservie par une ligne des Messageries maritimes et la traversée durait six semaines. Pour avoir réponse à une lettre il fallait donc attendre trois mois. Aussi la ligne était-elle peu fréquentée par les Européens, seulement les curieux.

C’était un tort car, pour celui qui aime la nature et la variété, la Nouvelle Zélande est l’un des pays les plus attachants du monde, sauf le dimanche. Si c’est pour le croyant le jour du Seigneur, il n’y a pas exagération à dire que c’est pour le touriste le jour des ténèbres. Tout est fermé : les magasins, les cafés, les théâtres, les musées. Pas de trains, pas de tramways, pas de bateaux, rues vides : une bonne épidémie de peste ne ferait pas mieux. J’étais particulièrement lamentable car, à l’hôtel, il n’y avait pas de chambre pour moi : je dormais dans la salle de billard, que j’étais prié d’évacuer de bonne heure, mais pour aller où ?

La Nouvelle Zélande a été découverte par le Hollandais Tasman : ainsi s’explique son nom que ne justifierait aucune ressemblance avec l’ancienne. Sa nature insulaire a été reconnue par Cook en 1765 ; en 1900 elle n’était pas beaucoup plus que centenaire. Elle se compose de deux îles qui se ressemblent aussi peu que possible, mais se complètent. Ce n’est pas tout : aucune des deux moitiés ne ressemble à l’Australie, pourtant toute proche.

Pour le curieux l’île du Nord tire son intérêt du volcanisme ; une montagne, le mont Tarawera, fit explosion en 1886 et l’écorce terrestre se fendit sur une longueur de plusieurs kilomètres ; une ligne de cratères vomit des fleuves de lave. Puis le volcan se calma, mais l’activité interne est attestée par des geysers semblables à ceux de l’Islande. Celui qui attirait les foules était le geyser Waimanga, situé à Whakarewareva : c’est le nom maori dont un aimable indigène m’expliqua le sens. Je rencontrai en chemin une troupe de jeunes dames maories ; elles étaient à bicyclette et ne faisaient pas du tout primitif. Les maoris sont une race qui s’assimile facilement aux Européens et déjà à cette époque la Nouvelle Zélande avait un ministre maori qui passait pour compétent et aimable ; pourtant ses amis convenaient qu’il était difficile d’obtenir de lui une réponse rapide et précise : peut être un mañana sud américain avait-il échoué dans le pays du Kon tiki, y faisant souche.

Je partis pour le Waimanga sans beaucoup de confiance car il était très fantaisiste et n’observait aucun horaire ni même d’almanach. Mais pour moi il fut plus qu’aimable et joua deux fois : je dis : pour moi parce que j’étais absolument seul sur le terrain. Où pouvait-il être, ce Waimanga ? Aucun écriteau ne me guidait. J’étais bien au voisinage car c’était le domaine de l’eau bouillante. Les jets de vapeur sortaient du sol en sifflant et tout le paysage fumait. Si ce n’avait été les nuages blancs qui flottaient de tous côtés, on aurait pu se croire sur la lune car on ne voyait autour de soi rien de terrestre.

Une dépression de cinquante mètres de diamètre peut-être était pleine d’eau trouble et c’était le Waimanga. Au moment de la crise l’eau se soulevait, puis était projetée à cinquante mètres de hauteur au milieu d’un immense nuage. Dira-t-on que le spectacle est terrifiant ? Pas le moins du monde. Il est seulement grandiose en raison des énormes puissances mises en jeu. Mais le spectateur sait qu’il ne court aucun risque. S’il se trouvait au milieu du nuage et des centaines de tonnes d’eau projetées dans tous les sens il serait plus objectif.

Maintenant passons à l’île du Sud. C’est le pays des montagnes avec le mont Cook (3 754 mètres). Le pic m’était bien entendu inaccessible ; mais une diligence conduisait à l’Otira, gorge qui était fort impressionnante. La route est accrochée au flanc d’une pente vertigineuse qui paraît sans fond, et ne comporte aucun parapet ; la diligence descend à toute allure. Le passager se dit que les conducteurs connaissent la route qu’ils suivent tous les jours ; mais la confiance manque ! Si vous montez en car de Lourdes à Gavarnie, le chauffeur ne manquera pas de vous signaler le tournant où une voiture, sans raison apparente, est tombée dans le gave ; et l’Otira Gorge est dix fois pire.

L’autre flanc du défilé s’élève très haut et un voyageur y distingua une tache blanche. Je ne pensais pas, dit-il, qu’il pouvait exister un sable aussi blanc. Mais quand j’essayai de le persuader que c’était de la neige, il ne me crut pas : il lui semblait que le temps était bien trop chaud. il oubliait que l’île Sud est l’un des lieux de rendez vous mondiaux de la neige.

Une opinion très répandue veut que les périodes d’avance des glaciers soient aussi des périodes de froid et la relation semble évidente. L’exemple de la Nouvelle Zélande peut conduire à nuancer cette expression car le pays est en période glaciaire. La latitude diffère à peine de notre Oisans (43° au lieu de 45°) et la hauteur des montagnes est la même ; mais tandis que les glaciers de l’Oisans ne descendent pas au dessous de 2 000 mètres, ceux de Nouvelle Zélande descendent jusqu’à quelques centaines de mètres et se terminent en pleine forêt, en raison de la quantité presque incroyable de neige qui tombe en hiver. Si c’était la même chose chez nous, les glaciers de l’Oisans viendraient tirer la langue aux portes de Grenoble.

A force de descendre, la route de l’Otira Gorge arrive au Cas et c’est un enchantement : la forêt est dense, luxuriante et embellie par les gracieuses fougères arborescentes hautes de plusieurs mètres. Ce n’est pas, bien entendu, la luxuriance de la forêt vierge tropicale, mais un type tempéré qui doit son existence au climat humide et dont on peut trouver l’analogue en certains points privilégiés du massif Central.

Je terminerai par un gémissement. L’une des principales attractions du pays est constituée par les fjords de la côte Ouest, qui rivalisent avec ceux de la Norvège : leurs précipices et leurs cascades sont les mêmes. Malheureusement pour un boursier Kahn elles étaient inaccessibles, faute d’organisation locale et je dus en faire mon deuil. Je ne les cite que pour justifier ce que j’ai dit plus haut : de tous les pays du monde la Nouvelle Zélande est l’un des plus gâté par la nature. J’allais oublier : on n’y trouve ni de bêtes féroces ni serpents venimeux, ou du moins on n’en avait pas vu en 1900. Deux ou trois siècles auparavant la faune comprenait deux animaux exceptionnels : l’aptéryx, oiseau sans ailes, et le moa, très grande autruche comparable à l’aepyorns de Madagascar. Je ne suis pas menteur au point de dire que je les ai vus.

Sur la route du retour

 

Je ne suis donc pas allé au Japon. Ou du moins je le suppose car, pour être affirmatif je devrais connaître le droit international ; j’ai été passager sur un paquebot japonais, le Kumano Maru, qui faisait la navette entre l’Australie et Yokohama. Etais-je au Japon ? Le personnel était japonais mais la cuisine chinoise et je m’en accommodais fort bien. Alors lequel choisir ?

Parmi les passagers du Kumano Maru l’un attirait l’attention par son originalité : c’était un Français de 77 ans qui ne parlait pas un mot d’aucune langue étrangère et qui, de surcroît, n’avait plus qu’une dent. Malgré ce triple handicap, il s’était embarqué tout seul pour aller rendre visite à son fils, consul de France à Pakhoi, et maintenant il se trouvait tout guilleret sur la côte Est de l’Australie, à quatre mille kilomètres de la ligne directe, rival heureux d’Ulysse qui ne s’était jamais éloigné de Pénélope de plus de 2 000 !

Comment il en était arrivé là, je l’ai oublié ; mais il aurait fourni à Jules Verne la matière de deux romans au moins. Je pense avec plaisir à lui parce qu’il réalisait un type parfait de Français entreprenant, contrairement au modèle classique qui en fait un chauvin poltron et casanier. Je dus l’abandonner à Hong Kong mais je sus plus tard qu’il était arrivé normalement à Pakhoi.

(1)ville du Chili, située au nord d’Antofagasta